À la conquête du Sahara en « BREGUET 14 »

AVRIL 1919 : Trois avions Breguet 14 A 2 équipés de moteurs de 300 chevaux, accomplissent le périple Alger – Laghouat – Ouargla – Gabès – Alger.
L’un des passagers est le général Nivelle, commandant en chef des Forces terrestres de l’Afrique du Nord.
Satisfait de cette randonnée aérienne de 2 500 kilomètres, et comprenant toute l’utilité que représente le survol des oasis, le commandant en chef décide qu’une reconnaissance du Hoggar sera organisée au mois de décembre suivant par quatre Breguet.

           Ce n’est pas un simple exploit d’ordre sportif qui est ainsi envisagé : depuis longtemps et particulièrement pendant la guerre de 1914-18, la nécessité d’une liaison sûre entre l’Algérie et le Soudan est apparue. Ce projet de chemin de fer transsaharien qui est à l’étude, l’avion permettra de l’examiner sur davantage de bases. Le général NIVELLE l’explique dans une interview accordée au journal « L’Echo de Paris ».
           « L’avion est l’instrument tout désigné pour effectuer la reconnaissance du Sahara et pour en étudier la topographie soit à vue soit par la photographie ».
           Depuis quelque temps le Sahara n’est pourtant plus inconnu. Beaucoup d’événements sont survenus depuis que le massacre de la mission FLATTERS, en 1881, avait entraîné le gouvernement français à proscrire toute avancée au Sahara : le progrès a été immense, et l’artisan principal en est un Chef militaire prestigieux, le Général LAPERRINE, qui depuis 1901, année à laquelle il est nommé Commandant militaire supérieur des Oasis sahariennes, a su pacifier, organiser ce pays inhospitalier entre tous.


Le général LAPERRINE

           Henri LAPERRINE, muté en France en 1910, était absent de ce territoire que l’on pouvait déjà appeler « Son » Sahara au début de la guerre de 1914-18. Des troubles graves éclatèrent, fomentés par les nations ennemies.
           Rappelé en 1917 au Commandement Supérieur des Territoires Sahariens, le Général avait réussi en deux ans à rétablir la Paix.
           Sa politique d’amitié et de confiance avec les Chefs indigènes, particulièrement avec MOUSSA AG AMASTANE, AMENOKAL du HOGGAR, nous vaut, en 1919, de jouir dans ces régions du calme le plus propice à la réalisation de nos projets de liaisons en Afrique.
           Sa mission accomplie, le Général LAPERRINE vient d’être nommé au Commandement de la Division d’ALGER.
           Il a, dix fois, traversé le SAHARA ; nul mieux que lui ne connaît les particularités et les traitrises de cette région. Aussi, est-ce à lui qu’on s’en remet pour l’organisation du raid aérien, qui est successivement fixé de DÉCEMBRE 1919 à JANVIER 1920, puis à nouveau retardé : un ordre émanant de France prescrit que l’on pousse la reconnaissance jusqu’au Sénégal.
           On attend alors l’arrivée du Commandant Vuillemin qui, venant de couvrir en avion l’étape Paris-Barcelone, se propose d’accompagner les Breguet jusqu’à Tamanrasset et, de là, jusqu’à Tombouctou et Dakar.
           Le lieutenant Grandperrin, observateur-photographe du 3e Groupe du Régiment d’Aviation Algérie-Tunisie, avait été envoyé en Octobre 1919 sur l’itinéraire de la reconnaissance, avec mission d’examiner des terrains et de fixer ceux qui devaient être retenus et aménagés. Partie en automobile, partie à méhari avec une caravane de Touareg, le Lieutenant, au bout de trois mois et demi de voyage, rapporta des renseignements très détaillés qui permirent de déterminer les terrains à adopter.
           Laperrine se préoccupe aussi de créer des réserves d’essence et les échelonne sur le parcours, sur des terrains préparés en cas d’atterrissage forcé entre les étapes.
           Des automobiles seront prêtes, à côté de ces terrains intermédiaires, à porter secours à un avion éventuellement accidenté dans leur zone.
           Enfin, on peut compter sur le poste de T.S.F. de 5 kW d’In-Salah. Laperrine insiste pour que le poste de 10 kW prévu à Tamanrasset soit mis en service avant le raid.
           Tout semble enfin prêt.
           Le 1er février 1920, Laperrine explique à tous les participants du raid, pilotes, observateurs et mécaniciens, le trajet qu’ils vont suivre, les pistes qui se dérouleront sous leurs pieds, les montagnes qu’ils survoleront, les terrains d’atterrissage et les dépôts d’essence qui les attendent, en un mot il trace par avance la route qu’ils devront emprunter, afin de mettre de leur coté le plus possible de sécurité et de connaissance.
           Mais il est un point sur lequel l’ancien Commandant des Territoires Sahariens s’appesantit longuement, c’est l’obligation absolue de suivre aveuglément les pistes, seul repère indiscutable au Sahara.
           Le 2 février, le temps est trop couvert pour que l’ordre de départ de l’escadrille soit donné. Mais le lendemain, mardi 3 février, à 13 h 30, c`est l’envol.
           D’un large geste de la main, Henri Laperrine salue l’avion du général Nivelle. Se voir laisser à Alger au lieu d’accompagner cette reconnaissance aérienne lui pèse, et il s’en confie dans une lettre à un ami, le Commandant Cauvet.
           ... « Les cinq avions du Général se sont envolés auj0urd’hui à 14 heures, et les deux autres doivent prendre leur vol jeudi matin. J’avais le cœur gros de penser qu’ils seront dans trois jours à In-Salah et dans six au Hoggar, et je ne suis pas de la partie »…
           Mais à quelques kilomètres d’Alger, l’avion du général Nivelle est forcé d’atterrir à la suite d’une panne. Et le lendemain, alors qu’il s’apprête à rejoindre à Biskra l’escadrille qui l’attend depuis la veille, un télégramme lui enjoint de regagner immédiatement Paris.
           Forcé d’interrompre son raid, le Commandant en chef propose à Laperrine de le remplacer.
           Enfin, l’occasion est trouvée : Laperrine va voler au-dessus de son domaine.
           Le 5 février il se fait conduire à Fort Mac-Mahon, puis à Biskra où il arrive le 6 au matin.
           Aussitôt, il entreprend d’obtenir l’autorisation de continuer, comme prévoyait de le faire le Général Nivelle, au delà d’In-Salah et de Tamanrasset, jusqu’en A.O.F. L’accord est obtenu ; le Gouverneur général de l’A.O.F. attend sa visite.
           Le 7 février, à 7 h 30, Laperrine quitte Biskra.
           Le 8, arrivée à In-Salah où s’effectuent la révision des moteurs et la réparation de certains organes.
           Les 10, 11, 12 et 13 février, tempête de sable, mais le 14 on peut repartir pour l’étape In-Salah – Arak – Tamanrasset que les avions survolent à 16 h 30.


Arrivée des avions à Tamanrasset

          Émerveillés par le retour de celui qu’ils appellent leur « père », les notables Touareg sont là pour accueillir Laperrine, l’Amenokal Moussa Ag Amastane à leur tête. La fête du lendemain est à la mesure de l’émouvante rencontre. Laperrine est ici bien au centre de son domaine. Chacun songe cependant au nouveau départ, et à ce Tanezrouft qu’il va falloir traverser.
Et voici que sonne l’heure du départ. Seuls l’avi0n du Général Laperrine et celui du commandant Vuillemin continueront ; les pronostics de M. Louis Breguet lui-même ne se sont révélés que trop exacts.
           « J’aurais personnellement préféré, avait-il déclaré au représentant du journal « Le Temps », voir reporter ce raid à une époque où le matériel nouveau mis au point par les constructeurs aurait été prêt, principalement en ce qui concerne les moteurs, où l’organisati0n de l’infrastructure des lignes aurait été plus avancée, enfin et surtout à une saison plus favorable. Je sais, en effet, par une expérience déjà longue de l’exploitation des réseaux aériens, combien l’époque de l’année où nous sommes encore soulève de difficultés ».
           Le 17 au soir, le Commandant Vuillemin demande un mécanicien volontaire pour accompagner l’avion de Laperrine. Le 18, Marcel Vaslin, de Constantine, se propose et se voit adopter.
           À 7 h 30 du matin, ce même mercredi 18 février 1920, le Général Laperrine monte dans l’avion piloté par l’adjudant Bernard et faute de place prévue pour un troisième passager, s’installe sur les genoux du mécanicien Vaslin, puis lentement le Breguet prend de la hauteur.
           Les avions de Laperrine et de Vuillemin ne sont plus maintenant que deux points dans le ciel saharien qui se couvre de brume.
           À la date du 18 février, le Commandant Vuillemin écrit dans son « Journal de marche » :
           « Nos conventions étaient les suivantes : mon appareil étant plus lent que celui de Bernard, je marcherais en avant, à la boussole, à partir du coude que fait l’oued Tamanrasset vers l’0uest (80 kilomètres environ au sud-ouest de Tamanrasset. Si je m’écartais de la route, Bernard, dirigé par le Général Laperrine, me dépassera et m’indiquera une nouvelle orientation par la direction de marche qu’il prendra devant moi. Nous devons passer sur Tin-Rehro (reconnaissance à des accidents de terrain caractéristiques vus sur des photographies du Général) et atterrir à Tin-Zaouaten. Cet atterrissage est obligatoire pour l’avion de Bernard qui n’a que cinq heures d’essence ; je suis parti avec neuf heures de combustible parce que les terrains intermédiaires n’ont de quoi ravitailler qu’un seul appareil. Nous avons mis toute notre confiance pour la direction à suivre dans la science du Général Laperrine qui a traversé le Sahara onze fois à pied ou à dos de chameau ; nous pensons que son entraînement aérien est suffisant puisqu’il vient de faire 1 800 kilomètres en se repérant parfaitement ».
           Mais, à peine a-t-on quitté Tamanrasset que déjà il hésite sur la direction à suivre : des 43 repères de cailloux blancs ou noirs, des bandes de toile en forme de croix qui doivent guider la marche des avions, plus rien n’est visible. Le vent du Sud souffle et tend un voile de sable entre le ciel et la terre. Le Sahara redevient le grand désert d’autrefois où nulle trace humaine ne se lit.
           À ce moment les nues s’épaississent et l’avion du Commandant Vuillemin que continuait jusqu’alors à suivre l’Adjudant Bernard, disparaît à son tour.
           Voici déjà quatre heures que le Breguet de Laperrine s’acharne à découvrir Tin-Zaouaten, mais Tin-Zaouaten se cache aux regards anxieux de Bernard qui voit son niveau d’essence baisser de plus en plus vite. À deux reprises, il lance un S.O.S. plein d’angoisse : « Sommes perdus. Croyons être Est de la piste, atterrissons Sud, région de grandes dunes, vraisemblablement à hauteur de Tin-Zaouaten ».
           Ils en sont à 200 kilomètres ; l’avi0n dérive au Sud-Est de ce poste qui ne perçoit même pas les appels désespérés d’une radio inutile.
           Au moment où l’adjudant Bernard émet son signal de détresse, le Commandant Vuillemin est à mille mètres, et ne se doute de rien.
           Il faut atterrir. Vingt minutes de vol restent à Bernard pour découvrir un terrain propice. Il le cherche, croit le découvrir, met son appareil vent debout et doucement descend vers cette piste de fortune que dominent au Nord des dunes de sable. L’avion s’approche du sol, il n’en est plus qu’à une quinzaine de mètres, lorsqu’un fort remous incline l’appareil sur l’aile gauche ; pour comble de malheur, au ras du sol, le vent est Nord-Sud.
           Bernard comprend le danger, fébrilement, il coupe le contact, tandis que l’appareil, cahotant sur ses roues qui s’enfoncent de plus en plus dans un sol désespérément mou, roule sur vingt mètres, puis soudain capote.

           L’adjudant Bernard est le premier à se relever : il n’a aucune blessure. Mais ses deux compagnons ne s’en tirent pas aussi bien : le pare-brise de l’avion a comprimé violemment la poitrine d’Henri Laperrine qui, de plus, a des côtes enfoncées et la clavicule gauche brisée. Vaslin, protégé par le corps de son chef, n’est que légèrement contusionné.
           Laperrine et les deux aviateurs sont condamnés à mort. Ils le savent, mais contre tout espoir, ils veulent espérer encore, jusqu’à l’extrême limite de leurs forces.
           Le lendemain, à l’aube, ils partent tous trois vers les montagnes de l’Adrar. Laperrine établit les rations : un litre d’eau par jour... La chaleur est atroce.
           Le soir ils allument du feu, tirent des coups de mousqueton pour signaler leur présence… mais personne ne s’aventure jamais dans ces solitudes.
           Le 20 février, ils continuent leur marche lassante, mais sans plus de succès. Leur moral commence à baisser. Le 21, ils décident de rejoindre leur appareil.
           La fatigue devient extrême, surtout pour Laperrine qui ne peut plus manger et se plaint d’atroces douleurs dans le dos.
Le 22 février, Bernard et Vaslin doivent aider le général à se lever pour reprendre le chemin du retour. Il est 4 heures du matin. Toutes les demi-heures, ils sont contraints de faire une halte. Ce n’est qu’à 9 h 30 qu’ils parviennent à l’avion.
           Bien qu’exténués de fatigue, Bernard et Vaslin dressent une sorte de tente sous laquelle ils installent Laperrine.
Jusqu’à cette date, le général a tenu à jour son carnet de route. Plus jamais maintenant, il ne le rouvrira. Six jours s’écoulent encore. L’état de Laperrine empire manifestement. La chaleur les accable. Le découragement ne les quitte plus.


Photographie des dernières lignes écrites par le général Laperrine,
épuisé (les deux pages finales de son carnet de poche).
On remarque l’évolution de l’écriture, dont la fermeté s’atténue à mesure que l’épuisement gagne.

           Le 1er, le 2, le 3 mars n’amènent aucun changement, sauf une violente tempête de sable.
           Bernard et Vaslin décident de tenter une deuxième expédition, malgré l’avis de leur chef à la troisième rangée de dunes, Bernard s’écroule sur le sable. C’est un nouveau retour.
           Et voici le 5 mars 1920.
           Après s’être excusé de cet accident, comme s’il en était personnellement responsable, Laperrine articule ces quelques mots : « Mes enfants, on croit que je connais le désert, mais personne ne le connaît. C’est moi qui ai fait votre malheur... J’ai traversé dix fois le Sahara et j’y resterai la onzième... »
           Vers 15 heures, l’adjudant Bernard, qui s’étonne de son silence, constate qu’Henri Laperrine est mort, sans avoir poussé la moindre plainte.
           Bernard et Vaslin sont tellement affaiblis qu’ils ne peuvent même pas rendre les derniers devoirs à leur chef. Ce n’est que le soir qu’ils parviennent à le recouvrir d’une toile d’avion.
           Le 6 mars, ils pensent encore à un salut possible et attendent le lendemain pour ensevelir le Général Laperrine. Le 7, à 10 mètres environ du Breguet, ils l’enterrent, et pour que la sépulture demeure visible, ils la surmontent d’une roue d’avion à laquelle ils accrochent le képi du général.
           Et les jours continuent à s’écouler, augmentant d’heure en heure l’angoisse et la souffrance de Bernard et de Vaslin.
           Le 13 mars, alors que toutes les réserves de vivres et d’eau sont épuisées, les deux aviateurs songent au suicide : il leur reste trois cartouches.
           Soudain, ils croient entendre le blatèrement des chameaux... Ils tirent les cartouches qu’ils se destinaient… C’est le détachement méhariste du lieutenant Pruvost qui vient ainsi les sauver.
           Le 26 avril, ils parviennent à Tamanrasset. Devant toute la population, le général Laperrine est solennellement inhumé à coté de celui qui fut son ami : le Père de Foucauld, réunissant ainsi dans la mort, comme ils le sont par leur œuvre, les deux grands Français.

 

Source :

Vème R.A.
Bulletin de liaison des forces aériennes en Algérie
Mensuel n°14 - 1962