Suite
Quelques jours plus tard, dans les gorges d’Arak, n’ayant pas fermé l’œil à cause de ses plaies, et n’ayant pour ainsi dire rien mangé, il s’arrête, épuisé, incapable de remédier à une nouvelle crevaison, venant s’ajouter à une longue suite d’autres. Quand on songe qu'il fallait 450 coups de pompe pour regonfler un pneu, et que cela se répétait parfois jusqu’à douze fois par jour, on voit que le métier n’était pas une sinécure. Il m’invite à gagner seul Arak, en le laissant sur place avec la tente, pour qu’il puisse s’y abriter et s’étendre, mais je m’y refuse, bien entendu, et lui répare sa roue, tandis qu’il se repose, effondré sur les pierres brûlantes de la piste.
Les crevaisons étant dues aux épines, il faut, pour déceler les innombrables perforations, utiliser l’eau de nos gourdes, la versant d’abord dans les plis d’un imperméable graisseux qui sert de baquet, et la remettant soigneusement dans les bidons, pour la reboire ensuite.
Deux jours après, une nourrice d’essence de vingt litres, placée sur mon porte bagage arrière, se détachant par les cahots, vient de tout son poids me frapper, par son arête coupante, la colonne vertébrale. Portant la main sur ma blessure, je l’en retire teinte de sang. Puis, aux abords de Tadjmout, nouvel incident : par suite d’un court-circuit, mon installation électrique brûle entièrement. Nous avons heureusement des bobines et accus de rechange ; mais encore faut-il remonter avec toute la rigueur désirable ces fils inconnus qui, roussis, grillés, fumants, partent du commutateur et vont se perdre dans les profondeurs mystérieuses, et pour nous inviolées, du bloc moteur. Pour ma part, je crains fort que, vu notre incompétence, toute tentative de réparation nous soit interdite. Un premier essai me donne, hélas, raison. Ma résistance est à bout. Je voudrais tout abandonner, crever sur place s’il le faut. Heureusement que D... a repris, comme on dit, du poil de la bête, et vient à mon secours pour me faire profiter à propos de sa débordante énergie. Avec l’aide du schéma d’installation électrique, nous parvenons à rétablir les contacts indispensables, laissant de côté les connexions secondaires, les phares, le klaxon, et cette mystérieuse « ‘excitation à la dynamo », dont le sens sibyllin nous échappe. Les fils brûlés sont remplacés par des fils de fer, entourés de « primaplast » à pansements, en guise de gutta. Ô miracle ! la moto repart. Nous en sommes d’ailleurs les premiers stupéfaits.
Après In-Salah, sur le Tademaït, le side-car de D... perd son chapeau de roue : obligation de rouler en vérifiant tous les kilomètres le boulon de sécurité, qui suffit à peine : 215 kilomètres dans ces conditions, avec la perpétuelle menace d’un malheur irréparable, compliqué au besoin d’un accident grave. Pauvre D... ! Je le vois s’arrêter toutes les deux minutes, revisser son écrou, et repartir aussitôt, pour recommencer un kilomètre plus loin. Heureusement la piste est bonne, très bonne même, et l’absence de secousses nous permet, d’atteindre El-Goléa, où l’on refait un nouvel écrou. Mais celui-ci ne tient pas longtemps et, sur les cahots, entre El-Goléa et Ghardaïa, il saute. Comme il est impossible de continuer à rouler ainsi en raison de l’état de la piste, il me faut refaire la route en sens inverse pour tenter de le retrouver. Folle entreprise ! Chercher un écrou dans le Sahara ! Durant une journée entière, je fouille du regard le sable aveuglant, de chaque côté de la piste, tandis qu’entre temps mon pneu arrière éclate, et, réparé tant bien que mal, reprend du service, tous les autres étant définitivement hors d’usage. Enfin, à la tombée de la nuit, à 15 km de mon point de départ, alors que, désespérant d’aboutir, je m’apprêtais à revenir, la mort dans l’âme, auprès de D..., j’aperçois enfin, à demi caché par les pierres, le précieux morceau de métal. Durant cette journée, je m’émerveillai du nombre prodigieux d’objets de toute nature que l’on peut trouver au Sahara, en cherchant bien. C’est ainsi que j’aperçus des boîtes de conserves, évidemment, des chargeurs de mousqueton, en quantité, de vieilles lunettes d’auto, des chiffons, des capsules de bidons d’huile, une bretelle usagée, que sais-je encore ? Qui oserait, après cela, traiter injurieusement le Sahara de « désert » ?
Au retour, les motos commencent à souffrir sérieusement du dur régime que nous leur imposons depuis un mois : les ailes avant et arrière se détachent, les accus tombent sur la piste, et, se brisent, laissant échapper leur acide, qui bouillonne sur le calcaire. Les compteurs de vitesse, les accessoires, tout se disloque, et va rejoindre au fond du side-car les précédentes victimes du roulis et du tangage.
Après un rapide passage à Alger au moment des fêtes de Pâques, et une agréable traversée, nous regagnons Paris par la route, et franchissons les barrières de la Capitale après un mois et huit jours d’absence, et 6 500 km parcourus.
De nos difficultés et de nos déboires faut-il déduire d’emblée que la motocyclette soit impraticable au Sahara ? Non certes. Mais le point capital est de partir avec un équipement, un outillage et aussi une préparation préalable différant sensiblement des précautions habituelles. Quels sont, en effet, les deux obstacles principaux ? L’état des pistes et l’espacement des postes d’essence. Or ce dernier inconvénient est facilement éliminé en emportant avec soi une suffisante provision de combustible — M. de LA PALISSE n’aurait pas mieux dit. L’autre point réclame plus d’attention. Il est indispensable tout d’abord, de ne s’embarquer pour un tel voyage qu’avec une machine excessivement robuste, et capable de supporter un régime tout autre que celui pour lequel elle a été construite. Il faut s’attendre « à en voir de dures », et ne pas s’aventurer sur des outils d’une résistance insuffisante. Pour la même raison, la question des pneus joue un rôle primordial. Nous devons avouer que, seuls, les pneus « Dunlop Fort » (réclame non payée !) ont subi victorieusement cette dure épreuve. Nécessité, également, d’emporter, en outre, des pneus de rechange, de très nombreuses chambres à air neuves, car les éclatements, toujours à craindre, et surtout les crevaisons par les épines, ont vite fait d’épuiser une trop courte provision. N’oublions pas que, par la chaleur, les pièces se décollent, multipliant ainsi les occasions de réparer, ce qui, — aucun motocycliste ne me contredira, — est véritablement la pire des corvées. Enfin, dans le même ordre d’idées, une bonne précaution consiste à mettre des pare-clous, mesure à laquelle nous n’avions pas pensé, et qui nous aurait certainement épargné bien des crevaisons par les épines. Un dernier conseil : ne pas se contenter des pompes livrées avec la moto : celles-ci sont nettement insuffisantes, et obligent à une dépense physique superflue, alors qu’une pompe d’un modèle plus puissant simplifierait grandement la manœuvre.
Enfin nous abordons le problème le plus délicat : la trop faible hauteur des organes. Le mieux serait, sans doute, d’avoir une moto spéciale, dont les fourches, légèrement allongées, éloigneraient par là même, d’autant, le carter du sol. Une autre solution, que nous avions adoptée lors de notre retour consiste à isoler par une pièce métallique les parties les plus vulnérables placées sous le bloc moteur, pour les protéger ainsi le mieux possible contre les pierres, et les aspérités de la piste. Nous ne parlerons pas de l’évidente nécessité d’un filtre à air, ni de l’avantage qu’il y a à retirer les silencieux, pour éviter de faire chauffer le moteur.
Restent les ensablements : nous avions, au retour, trouvé la solution qui nous permit de sortir sans fatigue aucune des passages les plus difficiles. Lorsque les roues s’étaient enfoncées dans le sable, et que la moto s’arrêtait, moteur calé, nous remettions en marche, sans monter sur la selle, et embrayions, tout en poussant par le guidon, ce qu’on ne peut faire, évidemment, sur une voiture. Grâce à ce système ingénieux, nous ne craignions plus les ensablements, et, chose curieuse, le seul fait de nous savoir parés contre cette éventualité eut un tel effet sur nous, que les occasions d’utiliser notre méthode se firent de plus en plus rares, ce qui prouve surabondamment l’utilité du facteur « confiance » !
Dans ces conditions, le tourisme motocycliste au Sahara, s’il demande encore certaines qualités d’endurance physique, n’est cependant plus entaché d’impossibilité, et, l’état des pistes s’améliorant sans cesse, la circulation y devenant chaque année plus intense, le jour est proche où la traversée du Sahara à motocyclette se fera sans risques et sans difficultés, comme en auto.
Les routes du Désert sont ouvertes — Il n’y a plus de Sahara.
Dans le Hoggar. — Au sortir des gorges d’Arak
Près de l’Oued Tit. — Des Touaregs offrent des œufsJ. SOUBRIER.
LES AMIS DU SAHARA
« Merci
à « La Rahla - Amicale des Sahariens »
de nous autoriser à diffuser les articles parus dans la revue «
Le Saharien »
« Le Saharien
», revue trimestrielle fondée en 1963,
en prenant la suite du « Bulletin des Amis du Sahara et d'Eurafrique
» (1931/63)
et du «
Bulletin de Liaison Saharienne » (1950/62)
et éditée par « La Rahla - Amicale des Sahariens.