Les cinq secrets du désert

 

 

Voir extrait du film

 

Titre original : Five Graves to Cairo
Genres : Thriller, Guerre
Année : 1943
Pays d'origine : États-Unis
Durée : 1 h 36 min
Date de sortie (États-Unis) : 26 mai 1943
Date de sortie (France) : 29 novembre 1946
Réalisateur : Billy Wilder
Scénaristes : Charles Brackett, Billy Wilder
Producteur : Charles Brackett



Synopsis : Dans un hôtel au fin fond du désert, où logent Erwin Rommel et ses soldats, un soldat britannique, John J. Bramble, est recueilli par les deux hôteliers. Le Britannique décide de prendre la fausse identité d'un espion allemand pour livrer les secrets de l'armée allemande à son pays.

Billy Wilder aura su saisir sa chance avec Uniformes et jupons courts (1942), sa première réalisation dont le succès lui permet donc de sortir du seul statut de scénariste. La Paramount lui confie donc, confiante, la mise en scène des Cinq secrets du désert, et la production du film à son partenaire d’écriture Charles Brackett. Il s’agit à l’origine de la pièce Hotel Imperial de Lajos Biró écrite en 1871 et déjà plusieurs adaptée : en 1918 dans un film muet hongrois, en 1924 à Hollywood avec Pola Negri sous la direction de Mauritz Stiller, et enfin en 1939 avec Ray Milland et Isa Miranda dirigés par Robert Florey. La différence majeure tient dans le cadre du récit, situé à la fin de la Première Guerre mondiale à la frontière austro-russe dans la pièce et ses précédentes adaptations. L’intrigue se déplace désormais lors de la Deuxième Guerre mondiale sur le front de l’Afrique du Nord et s’avère quasi contemporaine aux vrais évènements qui se jouent alors durant le conflit.

La tonalité de film d’espionnage, le climat nourri de faux-semblants et l’atmosphère oppressante de l’ensemble s’inscrivent parfaitement dans le registre nettement plus sombre des premières oeuvres de Wilder - exception faite de La Valse de l’Empereur (1948) et en partie de La Scandaleuse de Berlin (1948). Néanmoins, le film de guerre et encore moins celui d’espionnage ne constituent pas les genres de prédilection du réalisateur même s’il y reviendra en mode sérieux dans Stalag 17 (1953) et pour rire avec Un, deux, trois (1961). Ce sont certains motifs formels et thématiques qui rattacheront le film à son œuvre en offrant certains liens inattendus. L’ouverture du film est une merveille d’atmosphère et de narration où l’on observe la silhouette d’un tank errant dans l’immensité du désert, puis le seul rescapé, un soldat britannique, s’en extirper et se traîner assoiffé jusqu’à un hôtel abandonné par l’armée anglaise en fuite. On devine la déroute qui a pu conduire à cette situation, et Wilder use du contexte et de la condition physique de son héros John Bramble (Franchot Tone) pour lui faire déblatérer tout son passif au tenancier de l’hôtel, délirant et fiévreux à cause de la fièvre du désert. Les lieux son bientôt investis par l’armée allemande, et Bramble va devoir s’en sortir tout en extirpant quelques informations utiles aux Alliés.

Wilder déploie le mensonge et les faux-semblants à travers différentes strates. Tous les protagonistes jouent un double jeu par patriotisme, intérêt personnel ou pragmatisme. Les mensonges s’enchâssent parfois de manière ludique comme lorsque l’identité qu’usurpe Bramble se rèvèle être celle d’un agent double, ce qui lui permettra d’observer de plus près l’état-major allemand. Comme souvent chez Wilder, le cynisme dissimule une émotion à fleur de peau à travers ici le personnage de la femme de chambre française Mouche (Anne Baxter) pour qui le faux-semblant réside dans la désinvolture. Elle déteste les Anglais pour avoir laissé ses frères mourir lors de la déroute de Dunkerque, et elle est prête à s’acoquiner avec les Allemands pour sauver le dernier survivant de sa fratrie. Enfin il y a également le lieutenant Schwegler (Peter van Eyck), un officier allemand qui promet d’aider Mouche en échange de quelques "faveurs". Les jeux de dupes ne sont pas une fin en soi pour Wilder mais leur acceptation comme leur mise à nu sont révélateurs des personnages.

Un mensonge expose quelque chose chez l’interlocuteur, la vérité enfonce ou lève un voile positif chez le démasqué. Ainsi l’instinct de survie de Bramble lui fait inventer une famille alors que Mouche s’apprête à le dénoncer, ce qui la fait renoncer et préfigure l’information sur sa famille. Lorsque Bramble lui avouera plus tard avoir menti, Wilder capture par une plongée et un gros plan sur leur couche séparée leur visage relâché, à l’abri des regards : sans savoir quoi se dire, ils se comprennent. Elle saisit la nécessité de son mensonge et il la remercie du sien qui lui a sauvé la vie. Cette dimension ludique et factice existe dans l’énigme à la fois exposée et insoluble des « cinq secrets du désert » dont la résolution sera brillante. Face à tous ces mystères, la présence d’Erich von Stroheim est fondamentale. Il incarne Rommel, dont il est aux antipodes physiquement, et Wilder joue paradoxalement sur la stature et le charisme de Stroheim pour crédibiliser le génie et la clairvoyance du général allemand. Dans l’intrigue, Rommel est l’initiateur des « Five Graves to Cairo », des réserves d’armes allemandes installées des années plus tôt en Egypte en préparation de la guerre. Il anticipe et rejette également les tentations de la chair (sa réaction lorsque Mouche viendra lui porter son petit déjeuner) pour lui et ses subalternes. Peu à peu, tout ce qui sera de l’ordre du simple calcul, de l’intérêt personnel et des projets à mauvais escient voit se retourner contre leurs instigateurs ces notions de vérité et de mensonge.

Wilder passe par un jeu de clair-obscur par lequel le secret de l’usurpation d’identité de Gamble se cache dans les décombres d’une cave sombre. La lumière d’un bombardement aérien l’expose, puis c’est de nouveau un combat dans les ténèbres qui l’étouffe après son combat avec Schwegler. Symboliquement, juste après les « bonnes intentions » de ce dernier envers Mouche son démasquées, ce motif de clair-obscur s’exprimant même dans la nature et les revirements des personnages. L’ultime manifestation de cette idée est la plus poignante. L’omniscience froide de Rommel a tout faux dans ces allégations envers Mouche, quand cette dernière crache enfin sa vérité aux Allemands tout en sauvant la vie de Bramble par une haine de façade. Anne Baxter est absolument magistrale, faisant passer l’émotion crue et le calcul dans un même élan salvateur. Toutes ces subtilités font dépasser au film le seul statut de film de propagande (ce qu’il est aussi indéniablement) et le font avancer vers une mélancolie qui anticipe la conclusion d'Embrasse-moi idiot (sacré film sur le « mensonge vrai » et le « vrai mensonge ») et le déroulé de La Vie privée de Sherlock Holmes (1970).