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Paris-Soir »
15 janvier 1938
L’EFFORT DE LA FRANCE EN AFRIQUE
LA DESTINÉE PRESTIGIEUGE
DU COLONEL CARBILLET
ROI DU SAHARA
Celui
que l’on prend, ces jours-ci, dans les rues de Paris pour
un
petit bourgeois timide a taillé en plein désert un
Empire à la France
par Gaston BONHEUR
Vous vous êtes
peut-être assis à côté de lui dans le
métro, vous avez peut-être pris le café matinal
sur un même zinc couleur d’aurore où les rouges
bords avaient l’air de rouges-gorges ou bien vous le croiserez
demain sur les quais. Il a les mains au fond des poches trop profondes
de son pardessus et la tête tassée dans le col comme
s’il s’enfonçait tout entier en lui-même.
Ses yeux, mal faits à l’éclairage intime de
Paris, hésitent et s’étonnent de rencontrer
tant d’obstacles – ne fût-ce qu’un arbre
ou le Louvre – d’ici à l’horizon.
Il
marche comme quelqu’un venant du dehors dans le demi-jour
d’une chambre où l’on dort encore. Il a toujours
l’impression que, soudain, les volets vont s’ouvrir
et qu’une lumière éclatera, transformant les
monuments d’ombre en monuments de clarté.
Cet intrus
épris de soleil, ce monsieur auquel vous trouvez l’air
vaguement chinois, ce passant frileux et gauche c’est le colonel
Carbillet. De son métier il commande le territoire des Oasis
: ça veut dire qu’il veille sur un morceau d’Empire
grand quatre fois comme la France, ça veut dire qu’il
tient quelque huit cents kilomètres de frontière, ça
veut dire qu’il fait la loi au royaume d’Antinéa.
Justement ces messieurs du ministère voulaient savoir ce qui
se passait là-bas, derrière le dernier rideau de la
dernière palmeraie, dans les terrains vagues de l’Afrique,
quand les possessions affectent des formes géométriques
dont les limites se situent entre deux grains de sable. À droite
c’est le territoire des Oasis, à gauche, c’est
la Tripolitaine, à droite comme à gauche ce sont les
mêmes dunes, vagues lourdes qui déferlent au ralenti
d’Italie en France et de France en Italie.
Et c’est
pour ça que celui qu’on appelle le colonel Sahara a quitté
son domaine après avoir bien recommandé à ses
hommes de ne pas perdre de vue, pendant qu’il serait à
Paris, les deux millions de kilomètres carrés dont il
a la charge ; pour ça, pour venir dire qu’en effet il
se passait des tas de choses dans le Sud, que des cités surgissaient
du sable, que des routes se déroulaient à travers l’immensité,
qu’il y avait des squares aux carrefours de la solitude et des
villas avec eau courante, et qu’enfin on pouvait circuler en
automobile parmi les détours du Hoggar comme de vrais touristes
du mystère. Il faut voir l’homme du désert dans
le cadre d’une chambre d’hôtel de Montmartre. Il
a tant à faire du boulevard Victor à la rue Saint-Dominique
et au Quai d’Orsay qu’on est bien obligé de le
saisir au saut du lit à condition de se lever soi-même
avant le jour.
Le colonel
n’habite pas là. Il y campe. Sans doute a-t-il oublié
depuis longtemps à quoi sert une armoire ou une commode, à
plus forte raison une garniture de cheminée. Il se rase en
tournant le dos au miroir. Tout l’espace libre que prétendent
réserver les meubles est occupé par des valises d’où
s’échappent des couvertures multicolores et, pour se
rendre de la porte à la fenêtre, c’est une véritable
expédition. Quant au candélabre, retourné, il
fait une petite table à pieds multiples sur laquelle repose
une montre de nickel.
– Le
territoire des Oasis, commence le colonel, c’est un peu comme
le fameux pâté de lièvre ; un lièvre, un
cheval ; une oasis, un désert. Au total, ça fait pas
mal de sable entrecoupé de quelques palmes. À l’est,
la Tripolitaine, au sud, l’A.O.F., au nord, les confins algéro-marocains.
Il faut jalonner 800 kilomètres de frontières, faire
la police des dunes, administrer les Touareg, créer un réseau
routier, bâtir des villes et, pour cela, nous sommes mille.
Mille, ça n’a l’air de rien, mais quand chacun
y met du sien je vous garantis qu’on fait de la besogne. Compagnie
saharienne du Hoggar à Tamanrasset, compagnie saharienne des
Ajjers à Fort-Polignac, compagnie saharienne automobile à
Ouargla, quarante automobiles, quelques centaines de chameaux, un
avion qu’on me prête de temps en temps pour faire ma tournée,
un peu d’argent et beaucoup de bonne volonté, voilà
nos forces. Tamanrasset, Fort-Polignac, Ouargla, pour vous ce sont
des points sur une carte, pour nous c’est une patrie.
Mille
hommes
pour tenir un Empire
|
« Chacun
de ces noms équivaut au repos après la course, à
la maison après la tente, au matelas après la dune,
à l’eau fraîche après l’eau fade
des bidons, à l’ombre douce après le soleil
ardent, à tout ce qui fait qu’on tient à quelque
chose. On y tient parce que c’est bon, on y tient surtout
parce qu’on l’a gagné. Seulement, ce qui m’ennuie,
c’est d’avoir l’air de parler de moi. Je voudrais
que vous compreniez que je ne suis qu’un des mille Sahariens
qui essayent d’aménager le royaume du simoun, un des
mille hommes dont les tropiques ont brûlé les cils
et qui montent la garde aux marches de la plus grande France, un
des mille « blédards » pour lesquels une timbale
de flotte représente une fortune et qui tentent de toutes
leurs forces de fixer les mirages du Sud pour qu’ils ne soient
plus des mirages. Ouargla, aujourd’hui, n’est plus un
mirage. Vous marchez dans le sable, vous marchez longtemps et plus
longtemps encore et soudain, voici des tamaris, des eucalyptus,
des palmiers. La piste, désormais, s’appelle avenue
Laperrine. Il y a des villes entourées de jardins, des écoles,
des enfants jouent sur la promenade, une piscine, un cinéma,
des fleurs énormes et qui sentent très fort. Il y
a des sourires de femmes, des rideaux de dentelle aux fenêtres,
des gens qui vous font bonjour de la main. Il y a des oiseaux, criards
et violemment colorés, c’est entendu, mais des oiseaux
tout de même. Ça s’appelle Ouargla. Tous les
édifices, derrière, donnant sur des milliers d’hectares
de solitude, de sois, de brûlures. Mais, devant, à
l’heure de l’apéritif c’est aussi calme
et aussi ombreux qu’un mail de sous-préfecture. »
De
la « colonie-caserne »
à la « colonie-villa »
|
Maintenant,
si vous demandez au colonel Carbillet qui a construit Ouargla, il
vous répondra de sa voix la plus bourrue : « les Sahariens
». Il ne vous avouera jamais que, quand il est arrivé
à Ouargla, il y a onze ans, comme chef d’annexa, il
n’a trouvé, au croisement d’un parallèle
et d’un méridien, qu’un bordj sans tendresse,
c’est-à-dire quatre murailles à angle droit
qui ne faisaient qu’accentuer la rigueur géométrique
et désespérée du Sahara. Il ne vous dira pas
combien on s’est moqué de lui quand il a délimité
le futur boulevard Laperrine ni la foi qu’il lui a fallu pour
faire accepter son projet fabuleux de cité-jardin. Jusqu’à
lui on ne voyait que la colonie-caserne. Le colonel Carbillet est
le pionnier de la colonie-villa. « Chaque Saharien, prétendait-il,
civil ou militaire, aura son toit, son feu, son parterre de géraniums,
son chez-soi. » Et l’on riait. Aujourd’hui, l’avenue
Laperrine, dessinée par quatre rangées d’arbres,
est bordée de pavillons charmants dont aucun ne ressemble
à l’autre et qui ont l’air de se souvenir qu’ils
sont habités, celui-ci par un Basque, celui-là par
un Breton. À onze heures les enfants sortent de l’école
en même temps que tous les enfants de France, et leurs sourires
roses font reculer les tropiques. Eux aussi ont une leçon
sur Clovis et un devoir sur les trains qui ne se rattrapent pas.
Le soir on va voir jouer un film avec Chevalier et, à la
sortie, on dirait que c’est fête parce que les étoilent
pendent si bas qu’on les prendrait pour des lanternes vénitiennes.
Et ce chacal qui crie dans les solitudes, après tout, ce
pourrait être le molosse d’une ferme écartée
dans des collines provinciales. Le désert n’est plus
la terre sans femmes, les Sahariens ont fondé un foyer à
proximité de leur chantier, c’est-à-dire à
proximité de l’immensité, et l’on voit
passer, sous les tamaris, des boucles blondes et des robes de mousseline.
Le rêve du colonel Sahara s’est réalisé,
le mirage a pris racine et les voyageurs attardés qui aperçoivent,
à l’horizon, les ombrages d’Ouargla savent bien
que ce n’est pas une illusion optique.
On
peut se demander par quel miracle les pierres se sont entassées
dans ce coin du désert, en même temps que les feuilles
verdissaient et que les fleurs embaumaient. Il n’y a pas de
miracle. « Il y a mille hommes », dit le colonel Carbillet.
« Il y a le colonel Carbillet », disent les mille hommes.
Tant il est vrai que pour ces gens, qui ont travaillé dans
le silence, la vanité ne signifie plus rien. Quand on parle
au bâtisseur des sables de conte de fées ou de baguette
merveilleuse, il sourit : « Notre magie, dit-il, ce fut notre
bonne volonté. » Et, soudain, lui, si discret sur ce
qui le concerne, devient très loquace : « C’est
un légionnaire que nous appelons La Rose, parce qu’il
a une rose tatouée sur le front, qui a dessiné le
bâtiment des affaires indigènes avec des arcades, son
perron monumental, son jet d’eau. C’est un sous-officier
des Pyrénées-Orientales qui a établi le projet
de base. L’infirmerie, le stade, la piscine, le théâtre
indigène, il a fallu pas mal d’audace, quelques idées
et beaucoup de courbatures. Moellon après moellon, on s’y
est mis à tous pour bâtir la maison de chacun. Et puis,
vous savez, quand on voit mille hommes en uniforme on s’imagine
qu’ils sont tous pareils. Mais, en réalité,
c’est rare celui qui n’a pas de goût pour quelque
chose de particulier. L’un s’y entend en peinture, l’autre
en menuiserie, un troisième sait greffer les arbres, un quatrième
a été cantonnier, un cinquième connait l’électricité,
un sixième, un septième, un huitième et ainsi
de suite jusqu’à mille ; chacun avec son habileté,
tous avec leur foi, ça fini par faire une force que qu’on
ne soupçonne pas. D’ailleurs, Ouargla ville c’est
déjà de l’histoire ancienne, et si je m’y
suis tant attardé c’est quelle a servi de modèle
pour l’aménagement de Fort-Polignac, d’In-Salah,
de Tamanrasset, les autres capitales de la solitude. L’avenue
Laperrine, à Ouargla, c’est en quelque sorte le Broadway
du désert. Il y a des autos, des promeneurs, des rondes d’enfants.
Ça vit, ça marche seul, on a plus besoin de moi. Mais
Djanet…
Djanet,
nouvel amour
du colonel Carbillet |
Djanet,
c’est le nouvel amour du colonel Carbillet. Il m’en parle
comme d’une fiancée et ce nom de Djanet, lui-même,
prête à cette confusion du cœur. « Brunes
avec des reflets fauves… » Parle-t-il des cheveux ou des
collines ? « Il n’y a rien au monde de plus doux. »
Quoi ? Les dunes ? Les caresses ? « Djanet, poursuit-il. Imaginez
le site de Chamonix, mais, au lieu de glaciers, des coulées
de sable chaud. Les montagnes changent suivant que le soleil se lève
ou se couche et c’est un fantastique théâtre de
couleurs… Dans la vallée il fait bon. Les arbres viennent
bien. Les arbres, ce sont toujours les premiers colons. On pourrait
dire du palmier qu’il est le citoyen numéro 1 du désert.
Mais je rêve de charmilles. Je vois des villas qui s’étagent.
Je voudrais que Djanet devienne un centre touristique et qu’on
puisse lire, sur des affiches, dans les gares si douces de France,
où les fleurs poussent entre les rails : « Passez vos
vacances au Sahara ». Vous pensez que je suis fou ? C’est
exactement ce qu’on pensait quand j’ai tracé, dans
rien, le contour d’Ouargla…
« Mais si vous connaissiez mes mille hommes, si vous
les aviez vus à l’œuvre… Moi je pourrais
vous les présenter tous, comme je les connais, avec leur
nom, leurs états de service, leur arrière-pays, leur
nostalgie, leur point faible. Un tel est Picard, il a été
blessé au Tafilalet, sa femme était châtain
et, tous les 12 avril, il pleure et met une fleur dans son portefeuille
à côté d’une photographie. Mille hommes,
mille âmes, mille romans, mille cœurs ardents, mille
têtes brûlées. Ce sont les Sahariens. Ils n’ont
pas fait que Ouargla, savez-vous. Ils n’ont pas fait que Tamanrasset,
Fort-Polignac, In-Salah, Djanet. Ils n’ont pas fait que pacifier
le Hoggar… Ils ont édifié des postes frontières.
Ils ont tracé six mille kilomètres de routes. Il y
a une « nationale » qui traverse le Tanezrouft, le fameux
désert de la soif. Pas une piste. Une vraie nationale, avec
des kilomètres et des poteaux indicateurs. Deux autos peuvent
s’y croiser. Mais ce n’est encore qu’une hypothèse,
car le trafic manque d’intensité. Cette route, mes
hommes l’appellent encore la route des sources, car il arrivait
qu’on dût disputer sa boisson au radiateur de l’auto,
et il y a toujours chez ces héros anonymes un certain sens
de l’ironie. L’autre, la route brune, traverse le Tassili.
Elle passe dans des gorges, prend des tournants en épingle
à cheveux, enjambe les vallées. C’est une œuvre
colossale. Les gens n’imaginent pas qu’on peut à
l’heure actuelle se balader en automobile au plus secret du
Hoggar sans plus de danger que si l’on faisait la route de
la corniche sur la Côte d’Azur. Antinéa, marchande
d’essence… Décidément, ces Sahariens ne
comprennent rien au romantisme…
« Et mes hommes ?
« Croyez-vous que c’est parce que j’ai
cinq galons que je me considère comme leur supérieur
? Allons donc ! Je m’en voudrais de recueillir les lauriers
d’une œuvre saharienne, uniquement, totalement, saharienne.
Là-bas, on travaille dans l’anonymat. C’est notre
vanité à nous que de n’en pas avoir. »
Il
me semble que je l’entends. Il me semble que je le vois avec
son regard buté et sa moue boudeuse. Vous ai-je dit que le
colonel Carbillet se cachait derrière tout un système
de sourcils broussailleux, de moustaches hérissées,
de cheveux en brosse et que pour l’approcher il faut franchir
toute les hostilités de son visage ? Vraiment, au premier
abord, il n’a pas l’air commode.
–
Quand j’étais enfant de chœur, raconte-t-il,
monsieur le curé ne me laissait servir que la messe du matin.
Pour celle de onze heures, j’étais trop laid. Et ça
n’a pas changé.
Mais
après, si l’on ne se laisse pas impressionner par ses
regards à la baïonnette et ses rides amoncelées,
on découvre le vrai Carbillet, celui qui a un cœur d’or,
l’amoureux du désert qui porte un chandail troué
parce qu’il a employé toute sa solde à faire
venir des corbeilles de fleurs dans le sable, le meilleur camarade
de tous ses méharistes, le père Noël de tous
les gosses du bled, la providence des indigènes, l’amateur
d’oiseaux des quais de Paris, ce monsieur à lunettes
qui s’empêtre dans le plan du métro alors qu’il
reconnait à une touffe , à un squelette de chameau,
à un roc bizarre, la longitude et la latitude de n’importe
quel coin du Sahara. Et je l’imagine ce soir, au balcon de
son petit hôtel, regardant s’allumer et s’teindre
les enseignes lumineuses de Montmartre, écoutant les rumeurs
de la foule, démêlant, dans le vent, des éclats
de musique. Jamais, il ne s’est senti si seul.
OUARGLA
AVANT
APRÈS
De
quelques maisons, d'un bordj sans tendresse,
de quelques murailles d'une rigueur géométrique,
une ville est née, une ville moderne, tentaculaire :
le Broadway du désert
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