LA CROIX D'AGADÈS
J.R.D. DRONE
Mise en page pour le net MAGUET Jean-Pierre
ORIGINE & SYMBOLISME
La Croix d’Agadès est reconnue comme le symbole principal du Sahara et l’attribut des Troupes Sahariennes, mais que savons-nous de cette « croix » qui ne mérite pas ce nom ?
Nous ne la connaissons que depuis environ 80 ans bien qu’elle soit beaucoup plus ancienne. F. Foureau en 1902 et R. Chudeau en 1909 en ont présenté des photographies sans autre commentaire que : pendentif de collier. Lord Rennel of Rodd, explorateur et ethno1ogue britannique, en donna le premier une description en 1925; il l’avait connue en 1922 au cours de son périple dans l’Aïr. Depuis, tous les explorateurs et ethnologues qui se sont intéressés aux Touareg en ont parlé, ont reconnu son ancienneté et se sont penché sur sa symbolique sans parvenir à résoudre définitivement le mystère qui l’entoure. Nous nous proposons de vous exposer ci-après les différentes hypothèses qu’ils ont échafaudé à son sujet.– Elle est faite à l’image du pommeau de la rahla :
Rahla est le mot d’origine arabe par lequel les Méharistes « métropolitains », c’est-à-dire ceux qui opéraient dans les Territoires dépendant de l’ex-Afrique Française du Nord, désignaient la selle du chameau dont les plus beaux exemplaires sont fabriqués à Agadès au Niger et dont les pommeaux affectent la forme particulière d’une pointe de flèche dirigée vers le bas. Les Sahariens « Coloniaux » des Troupes de Marine qui opéraient sur les Territoires de l’ancienne Afrique Occidentale et de l’ancienne Afrique Equatoriale Françaises utilisaient au Niger le terme équivalent en Tamachek (Dialecte berbère parlé par les Touaregs) : tarik, et en Mauritanie celui de bassour. Dans cette hypothèse la Croix serait inversée, la partie évidée en bas. Bien que cette hypothèse ne soit plus envisagée sérieusement actuellement, il faut observer que la Croix particulière dite « d’Iferouane » (agglomération située au centre de l’Aïr) ou « des Kel Ferouane » (tribu dont l’agglomération est le centre) est bien à l’image du troussequin de la même selle sans qu’on puisse dire lequel dérive de l’autre. Cette variété a été choisie comme modèle de l’insigne du Génie d’A.O.F. homologué H. 712, sans motif autre que l’esthétique probablement. D’autre part, les artisans de l’Aïr et parfois ceux de la région de Tawa (ou Tahoua) façonnent les manches en cuivre massif (fabriqués selon la technique de la « cire perdue » des longs poignards de bras ou : gozma, comme les pommeaux des tarik.
– Elle est faite à l’image de la position des étoiles de la constellation australe de la Croix du Sud :
Cette constellation de l’hémisphère Sud est l’équivalent de la Grande Ourse de l’hémisphère Nord. Elle permet de déterminer la direction du Sud qui est donnée par l’intersection de la grande diagonale du losange formé par les étoiles et de la ligne d’horizon. En raison de la latitude du Sahara elle n’est visible que dans la zone de l’écliptique, donc dans le tiers Sud de la région comprenant essentiellement la partie « coloniale ». Les Touareg ne l’« adorent » pas comme on l’a parfois écrit mais comme tous les nomades l’utilisent dans leur déplacements de nuit. Leurs connaissances en cosmographie pratique sont d’ailleurs réelles et ils utilisent bien d’autres astres pour se diriger. Cette hypothèse, elle aussi abandonnée, n’est cependant pas incompatible avec le fait que la Croix d’Agadès, du moins sous sa forme moderne de bijou, est bien « née » dans le Sud du Sahara et même probablement dans l’Aïr d’où elle s’est répandue jusqu’en A.F.N. ... et même en Europe.
– Elle est la représentation stylisée de la Déesse Mère :
C’est la thèse exposée par Es Sahraoui (j’ignore qui cache ce pseudonyme qui signifie simplement en arabe : le saharien). La Déesse Mère est commune à toutes les mytho1ogies du bassin méditerranéen, berceau des civilisations occidentales. Elle est la dispensatrice de la fertilité dans les champs, chez les animaux et les hommes. Les Chaldéens la nommaient : Nana, les Phéniciens : Astarté. C’est l’Aphrodite des Grecs, la Vénus des Romains. Son culte à caractère sexuel comprenait la prostitution sacrée. On retrouve la trace à Hissarlik en Cilicie, dans les Cyclades, à Chypre et jusque dans la vallée du Danube. Elle aurait voyagé de la côte, actuellement Libyenne, jusqu’à l’Afrique Noire à travers un Sahara moins aride que l’actuel et l’auteur de cette théorie montre par une série de croquis l’évolution et la stylisation supposée de la représentation de la déesse chaldéenne à notre « Croix » qui ne méritait donc pas ce nom dans le sens courant ou nous l’admettons aujourd’hui comme symbole chrétien. L’avant-dernier stade de cette évolution est représenté par un bijou de forme plus simple, connu sous le nom de : t’alhakim ou telkatim dont nous reparlerons plus loin. Une partie de ces croquis avait été publiée dans la première édition du Bulletin Spécial « SAHARA » en 1964-65. Une question se pose encore : à quel stade de l’évolution apparaît le trou de la partie supérieure du bijou ? dont nous verrons plus loin le sens probable.
Raymond MAUNY a exposé les autres hypothèses sur les origines et le symbolisme de ce que nous continuerons par commodité à désigner sous le nom de Croix d’Agadès.
Pour ce faire, il montre les rapports, au moins morphologiques de la Croix avec d’autres bijoux africains :
– la « croix tréflée » de Mauritanie et du Soudan, étudiée par divers auteurs dont Gabus et Depuis-Yakouba,
– les pendentifs losangiques en argent, d’origine probablement berbère mais répandus jusqu’au Sud de Tombouctou,
– les pendentifs ou bagues à chatons triangulaires, qu’il distingue des précédents. On les nomme : t’alhakim ou telkatim. Ils représentent l’avant-dernier stade de l’évolution proposée par Es Sahraoui. Ils sont pour les très anciens en pierre, en cornaline de l’Aïr et actuellement en verre ou en matière plastique.Puis il présente les différentes hypothèses sur l’origine de la Croix :
– Elle est bien une forme évoluée des t’alhakim :
C’est l’hypothèse du britannique A.J. Arkell qui a étudie le problème en 1935. Les bagues romaines « à 3 bosses », symboles phalliques, auraient été à une époque déjà ancienne, dotés aux Indes du pendant central actuel accentuant encore le symbole. Ces anneaux toujours fabriqués à Cambay aux Indes en argent, ou en cornaline, jouissent toujours en Syrie de la réputation d’amulettes de fécondité et le problème se complique du fait qu’en pays islamisés l’agathe et surtout la cornaline ont la même réputation et que de plus la croyance populaire .y ajoute celle de protéger contre les écoulements de sang et de raccourcir le flux menstruel féminin. On trouve d’ailleurs dans l’Aïr un bijou nommé en place : tenfok et que Gabus nomme : tchérot, formé d’une langue de cornaline enchâssée dans un boitier d’argent d’où elle émerge et qui est une représentation phallique évidente, sans que les Touareg semblent y attacher un sens particulier. Il est d’ailleurs possible que ce montage soit simplement une façon d’utiliser un morceau de cornaline, assez rare, provenant d’un bijou plus ancien cassé du genre de ceux présentés par Mauny dans une illustration de son exposé.
– Elle serait à rapprocher de l’ankh égyptien :
C’est l’opinion de Sir R. Palmer, Kilian et surtout Lord Rennel of Rodd. L’ankh, parfois dénommé : croix ansée, est l’hiéroglyphe représentant la vie. Il est aussi un symbole phallique.
– Elle serait à rapprocher des symboles de Vénus :
Déesse de l’amour et plus encore de Mercure, dieu phallique notoire, ainsi que des attributs habituels : disques solaires et cornes, de diverses divinités circumméditerranéennes.
– Elle serait à rapprocher de la représentation du varan :
Ce lézard (Varanus griseus Daudin) dont la représentation est courante dans les gravures rupestres du pays Dogon (Centre Niger) et la symbolique saharienne et soudanaise, est considéré par les nobles Touareg comme leur « oncle maternel ». Il est utilisé pour un genre de divination par ses traces sur le sable et sa tète entre dans la confection d’amulettes.
Mauny exclut par contre tout rapport de la Croix avec le signe dit, à tort, « de Tanit » dont S. Gsell éminent spécialiste de l’Afrique du Nord ancienne parle longuement. L’hypothèse de R.P. Ronzevalle est qu’il dérive aussi de l’ankh.
Revenons maintenant aux différentes formes données à la Croix d’Agadès. Mauny et B. Dudot en présentent de nombreuses variétés. La plus connue est la Croix classique dont l’anneau comporte un renflement central et deux appendices l’encadrant, la partie inférieure est un losange aux bords incurvés aux 3 sommets termines par des ornements en double cône. Au Niger, en particulier à Agadès même, les formes sont restées pures et bien définies dans les modèles dits : Croix d’Agadès, de Tahoua ou d’Inabangarit, Nous avons vu que la Croix d’Iferouane est d’une forme assez différente mais on y fabrique aussi la croix dénommée localement « touarègue ». C’est la Grande Croix ou tadnit de Mauny, ou la grenouille, ou gourou de Gabus. L’anneau supérieur est remplacé par le cordon qui sert à la porter au cou. Le modèle le plus porté localement est dit : tenaleï, il est plus semblable au : tcherot de Gabu s et au : zakkat de Mauny qu’au : tenalet de ce dernier. Les femmes de l’Aïr, mais pas les hommes quoi qu’en dise Mauny, en portent de nombreuses enfilées sur un cordon passé autour du cou. C’est là une façon de placer sa richesse et on s’en sépare facilement en cas de besoin car il ne s’y attache aucun sens symbolique. Les modèles plus compliqués présentés par les deux auteurs déjà cités ne sont pas portés dans l’Aïr mais peut-être chez les Ioullemeden, Celui que Gabus nomme : zakkat a la forme choisi pour l’insigne de la Gendarmerie Nomade devenue Garde Républicaine Nomade des Forces Armées Nigériennes. On pourrait y ajouter le modèle formant celui de la Compagnie Saharienne des Mérazigues, jamais rencontré au Niger. Les formes actuelles sont fixées, peut-être pour une simple raison commerciale. Les Européens rationalistes ont voulu pouvoir commander les modèles qu’ils préfèrent, sans équivoque, aux artisans locaux et… le client a toujours raison.
La Croix s’est répandue de l’Aïr vers le Nord et les Ahaggar (ou Hoggar) la connaissent quoiqu’en dise Lhotte. Elle a depuis longtemps atteint le Sud de la Tunisie comme en témoignent un insigne du 4ème Zouaves et une curieuse Croix au symbolisme sexuel évident. Au Nord-Ouest, elle a rencontré la Croix Tréflée, se combinant parfois avec elle. À l’Ouest et au Sud elle s’est répandue en Afrique Noire et on l’a alors fabriquée également en or, ce que les Touareg, qui considèrent ce métal comme maléfique refusent de faire. Les militaires l’ont adopté, lui associant parfois le croissant ou l’étoile des Troupes d’A.F.N. Il serait intéressant de savoir quelle Unité, à mon avis de Coloniaux du Niger, l’a adopté la première comme thème de son insigne.
Je me permettrai de terminer sur une remarque personnelle: Que son origine soit liée à un symbole de fécondité ou de sexualité, qui sont deux concepts que nous réunissons en général, alors que de savants ethnologues ont établi récemment que certains peuples primitifs ne le faisaient pas, l’évolution de la Croix semble avoir connu deux phases bien distinctes :
– de l’origine à la Croix simple : période de stylisation et de simplification,
– de la Croix aux autres bijoux : période artistique d’ornementation et de complication, faits généraux des périodes de décadence artistique dues peut-être à l’afflux des commandes.
Mais pour nous, elle restera la trace matérielle de ceux qui ont combattu pour notre pays au Sahara pendant près de 100 ans.
Source :
SYMBOLES & TRADITIONS
http://www.symboles-et-traditions.com/form/nouvelindex.htm
Article extrait du Bulletin n° 108 Octobre/Novembre/Décembre 1983