EN MISSION AU SAHARA OCCIDENTAL

Dans un chaos de pierres noires, brûlées de soleil, une longue caravane suivait sa voie rectiligne. En tête, les hommes et leurs montures du peloton méhariste de la Compagnie du Touat ; derrière, la masse des chameaux de bât, portant matériel, réserves d’eau et de fourrage, suivait, poussée par les cris des convoyeurs.

Devant eux se dessinaient les courbes roses dans le soleil matinal des premiers contreforts de sable de l’erg Chech, l’erg abandonné par lequel le général Laperrine était revenu du Soudan en 1906, au cours d’un raid audacieux.
Derrière eux, s’estompant dans la brume des lointains sahariens, le flot pressé des palmiers des dernières oasis qui marquent l’extrême sud algérien avant le Tanezrouft, Bidon V et Gao, lointaine cité du Niger.

Emportant leurs vivres dans des sacs (30 kg par personne et par mois) et leur eau dans les « guerbas », outres en peau de bouc tannées, suspendus sur les flancs du chameau ; pieds nus chaussés de sandales, le pantalon bouffant flottant au vent qui règne en maître dans ces solitudes, ils avançaient, guidant leurs chameaux par la cordelette tressée qui sert de rêne et se fixe par un anneau dans le nez de la bête.

Des milliers de kilomètres de désert à parcourir, de maigres repas de pâtes ou de couscous, arrosés d’eau salée ; des jours torrides, des nuits froides passées à même le sol, de longues étapes à pied ; le vent, la chaleur, la soif, le vent de sable, les mouches, la fatigue, voilà quel était leur lot, mais cela ils le savaient bien et pas un n’aurait donné sa place malgré cela. C’était pour des mois la vie libre, l’espace, des pays nouveaux à voir, des couchers de soleil à contempler et aussi, pour nous, des levers de carte, des puits à retrouver, des recherches nombreuses, des observations à faire, des fouilles à entreprendre dans des cités disparues, etc. Officiers, ingénieur géographe, archéologue, chacun avait sa part et combien intéressante.
Et bientôt nous franchissions les premiers alignements des longues dunes constituant l’erg Chech qui descend jusqu’au Soudan et que nous allions parcourir du nord au sud.
Du sommet d’une haute dune, l’impression laissée par ces masses de sable parallèles, figées en longues bandes d’un bout de l’horizon à l’autre et sans rien pour accrocher le regard, est très forte, écrasante. La couleur change avec les heures du jour, symphonie rose, jaune ou mauve, et petit à petit chaque jour taille sa route, dirigée par la petite aiguille de la boussole.
Dans cette zone morte, où presque rien ne pousse plus, l’homme a vécu autrefois, mais aujourd’hui les caravanes s’en détournent pour des routes plus sûres.
Novembre passait, décembre s’achevait et nous arrivâmes, de puits en puits, d’étape en étape, au dernier des puits de l’erg Chech, celui de Tni Haia, que nous avions hâte de quitter à cause de son eau tellement mauvaise : salée, argileuse, couleur café au lait et que nous devions boire pendant dix jours. Laperrine y avait laissé deux hommes, dont les tombes demeurent toujours aux environs du puits.
Aussi nous apercevions avec plaisir les changements dans le terrain indiquant la fin proche de l’erg, marquant la fin de cette longue route à pied, l’entrée en territoire soudanais, et enfin un puits d’eau douce auquel nous remplîmes nos outres pour la route qui devait nous mener à Taoudéni, dont le commencement de la grande dépression s’étendait à nos pieds.
Nous approchions de Taoudéni, chaque journée abattant son étape de la « Mammada el Haricha », immense plateau formé sur des centaines de kilomètres par de grandes dalles plates, sur lesquelles nos chameaux glissaient par moments, lieu d’élection de magnifiques scorpions verts.
Des cadavres de chameaux morts d’épuisement jalonnaient la piste et nous arrivions en vue de la tour en ruine qui domine le puits de Telig, la grande banlieue de Taoudéni, puits d’eau salée servant parfois de résidence d’été quand Taoudéni devenait trop intenable.
De Telig à Taoudéni, de profonds sillons creusés dans le sol par le passage de milliers de caravanes nous indiquaient le chemin et, le 23 décembre, le Ksar Smida, résidence fortifiée de Taoudéni, se profilait sur l’horizon.
En bon ordre, le peloton se présentait sous ses murs pour former le camp, tandis que le caïd nous attendait devant la porte en chicane qui défendait autrefois l’entrée. Maintenant que les rezzous ne sont plus à craindre, la population utilise les brèches dans les murs qui livrent un accès plus facile au dédale de rues tortueuses qui s’entrecroisent à l’intérieur de l’enceinte. Dans le ksar vivent le caïd, les notables, le forgeron, des commerçants et leurs familles, quelques animaux efflanqués et des milliers de mouches, cette grande plaie du Sahara.
C’est sous la tente du capitaine V. que nous fêtons Noël, en écoutant la radio qui diffuse la messe de minuit et en mettant en commun quelques friandises tirées des sacs où elles avaient été précieusement conservées pour cette occasion.
Le lendemain, nous allons visiter les mines d'Agorgott, le village des mineurs, encore plus misérable que le ksar en ruine. Dans des maisons construites en majeure partie de blocs de sel vit une population de noirs soudanais qui extraient, dans des fosses à ciel ouvert, les précieuses barres de sel qui, transportées à dos de chameau, alimenteront tout le Soudan où cette denrée est rare et appréciée.
Les fosses d’extraction ont cinq à six mètres de large et autant de profondeur. En dessous d’une épaisse couche d’argile rouge et salée, se trouvent les couches de sel gemme que les mineurs débitent au pic en barres comparables à des dalles de trottoir, barres qui sont ensuite façonnées à l’herminette par un spécialiste qui, en les débarrassant de leurs impuretés, leur donne leur forme définitive. Quatre de ces barres forment la charge d’un chameau.
Les maisons et les fosses sont intimement mêlées, partout s’étalent les rouges déblais d’argile, le banco, parfois recouverts de boue salée verdâtre, chaos formant un univers dantesque. Pas un buisson, pas une herbe à quarante kilomètres à la ronde. Un seul puits d’eau salée à cinq kilomètres, près du Ksar Smida, pour alimenter la saline en eau potable, transportée à dos d’âne dans les outres en peau de bouc. Et toujours les mouches qui se collent sur les torses trempés de sueur des mineurs pataugeant dans l’eau salée qui envahit lentement le fond des mines.
C’est pourtant un important centre d’attraction, et chaque année des milliers de chameaux viennent chercher le sel, apportant en échange des vivres, des tissus, des objets manufacturés au Soudan. La route est dure, beaucoup de chameaux meurent en route et parfois des hommes aussi, mais tous les ans, depuis des siècles, les hommes du Sud montent chercher le sel dont les noirs ont besoin.
Nos hommes ont pu échanger ou acheter quelques produits ; le village est pauvre mais ils ont pu obtenir quelques arachides, du fromage séché, du beurre fondu, des sacs en cuir de fabrication touarègue ; et nous repartons pour Teghazza, les anciennes salines exploitées avant Taoudéni, à cent cinquante kilomètres plus au nord où nous devons faire des fouilles.
Le 31 décembre, dans la nuit, nous arrivons à ces anciennes salines : sous les rayons de la lune luisait la croûte de sel qui couvre le fond de la sebkra ; les chameaux la faisaient craquer et crisser comme de la neige. Pour compléter l’illusion, un vent froid s’était levé et nous nous pelotonnions frileusement dans nos burnous de laine. Nous passons au pied d’une tour solitaire démantelée et nous apercevons devant nous le feu clair de la patrouille qui nous a précédés.



Sous l’implacable soleil saharien,
le camp est établi près du ksar de Taoudeni.

Le lendemain, nous explorons la cité disparue : un réseau de traces blanches au ras du sable, quelques pans de murs, deux tours écroulées, c’est tout ce qu’il reste de l’antique village qu’habitaient, au XVIe siècle, les mineurs, les commerçants, les soldats, les notables avec leurs femmes, leurs enfants, leurs animaux domestiques. De longues files de chameaux, conduits par des caravaniers vêtus de bleu, comme ceux d’aujourd’hui, venaient chercher les barres de sel. Et de tout cela il ne reste que ces quelques vestiges que le sable recouvre chaque jour de plus en plus.


À Taoudéni, les barrer de sel façonnées
vont être chargées sur les chameaux
.

Peu à peu, les fouilles entreprises vont nous révéler les divers aspects de la vie de tous les jours, l’architecture, le mobilier, la nourriture, la parure, etc. Ainsi se livre à nous, par ses restes matériels, l’histoire de cette ville dont la tradition avait conservé le souvenir.
La date de sa fondation ne nous est pas connue, mais les chroniqueurs arabes en font mention dès le XIe siècle. Des voyageurs arabes s’y sont arrêtés. Plus près de nous, René Caillé, revenant de Tombouctou, la cité mystérieuse, qu’il fut le premier Européen à voir, a fait halte à son puits d’eau salée.


On s’efforce de dégager une vieille
maison enfouie sous le sable.

Ancienne saline de l’empire de Gao, Teghazza est l’une des villes de ce vaste empire noir des Songhaï qui comprenait tous les territoires de la boucle du Niger et une grande partie du Sahara soudanais. Mais, placée très au nord, cette ville d’un très gros rapport, à cause de son commerce de sel, fut bientôt l’objet des convoitises des pachas de Marrakech et, pendant de longues années, ils en réclamèrent la cession à l’askia de Gao. Ce dernier refusa, et à la fin du XVIe siècle, une importante colonne comprenant de l’infanterie, dont une partie armée de mousquets, de la cavalerie, un imposant convoi de plus de mille chameaux et même de l’artillerie, quittait le Maroc sous les ordres du pacha Djouder, un renégat espagnol, pour livrer bataille aux troupes des Songhaï.


La vieille tour de Teghazza n’est plus qu’un
bloc
de sel gemme rongé par le vent de sable.


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