L’ENFER DU SEL (suite)
Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu
Une avance pénible parmi les tourbillons
soulevés par le vent de sable
La marche dans la tempête de sable à travers les dunes
Plus que cette clarté, douce mais brève, qui, sous les tropiques, précède de si peu l’avènement triomphal du soleil, le froid intense de ces premières heures du jour nous a tirés de notre sommeil.
Georges Estienne est encore étendu sur le sable. Il a dû, pour se protéger de l’air glacé, élever une haute pyramide de caisses et se creuser à la pelle un lit profond dans le reg.
Malgré l’heure matinale, le vent souffle avec violence et, à l’horizon, une ligne confuse et rougeâtre donne pour cette journée un bien mauvais présage.
Comme nous n’avons, pour ainsi dire, rien mangé hier de tout le jour, il nous faut, ce matin, prendre des forces et des calories.
Pour aller plus vite, nous avons décidé de faire chauffer nos aliments sur une lampe à souder.
Un trou dans le sable, les tiges de fer des crics ; et voilà la lampe qui se met à ronfler.
Hélas ! notre potage chauffera difficilement. Le vent s’amuse à rabattre la flamme ardente partout, sauf là ou elle pourrait faire œuvre utile.
À quelques pas de nous et nous regardant, Abd el Kader et Bou Kresba, qui, pour faire bouillir l’eau de leur thé, ont réussi, avec du simple bois, un feu magnifique, doucement « se marrent ».
En route!
Le cadran solaire
Le départ
Sur le cadran fixé au garde-boue gauche de notre Renault, le soleil projette déjà l’ombre mince de la flèche des heures. La position de nos véhicules, relevée, semble indiquer que nous avons marché, peut-être, un peu trop à l’ouest.
Couché sur le sable, tandis que nous orientons la voiture, Georges Estienne vise, à l’aide de sa boussole, l’angle sous lequel nous devrons nous diriger.
Il ne restera plus maintenant qu’à mettre la montre du bord à la même heure que celle indiquée sur le cadran solaire et ce sera le rôle de d’Annouville de maintenir sa direction de telle sorte que restent concordantes l’aiguille de la montre et l’ombre du cadran.
Trente kilomètres n’ont point été encore parcourus que la menace redoutée tout à l’heure se précise.
À l’horizon, la ligne trouble et rougeâtre s’est redoutablement élargie. Devant nous, mais encore presque au ras du sol, le vent, par moments, fait courir de souples et longues volutes de sable, comme s’il se plaisait à peigner avec amour la magnifique chevelure blonde de cette terre.
Vivement, et de notre mieux, nous calfeutrons nos autos qu’à toute minute, maintenant, secouent de dures rafales.
Nos yeux garantis de façon précaire par les lunettes, nos cheichs appliqués sur nos bouches déjà desséchées, nous regardons ce ciel, tout à l’heure si pur, devenir uniformément gris et redoutablement morne.
Le disque blanc et pâle de ce soleil, qu’on peut regarder impunément aux rares instants où encore on l’aperçoit, nous fait trouver plus froid le vent glacial qui nous pénètre.Jour d’hiver
Le vent de sable!
À présent, il se déchaîne. Ce n’est plus la plaine unie de reg sur laquelle nous roulons, c’est une véritable mer, aux courtes et mouvantes lames, d’où – comme des embruns dans la tempête – monte vers le ciel une poussière impalpable et jaunâtre qu’emporte la tourmente.
Cette plaine, tout à l’heure sans limite, s’est soudain raccourcie à un tout proche horizon brumeux, vers lequel, en longues flammèches, s’envolent les rafales de sable.
En un instant, sous ces tropiques, il fait froid, sombre et hostile, comme en un jour de novembre à Londres.
Depuis longtemps déjà, le soleil a cessé de coucher, sur le cadran de notre voiture, l’ombre directrice des heures.
Nous allons maintenant au hasard, sans direction, perdus.
Comme pour répondre à l’impression d’angoisse qui s’est emparée de nous, le paysage, à son tour, s’est fait plus dramatique.
Ce n’est plus maintenant ce reg résistant et plat sur lequel, il y a encore quelques instants, nous roulions à plus de 50 à l’heure.
Le sable, rigoureusement uni, a fait place à une série de petites dunes que, sans trop de difficultés encore, escaladent, d’un cœur puissant, nos deux Renault. Et, maintenant, le bref horizon que nous concède la brume sablonneuse se peuple de ces hauts monticules, moitié sable, moitié rochers, qu’on nomme des gours et qui sont posés abrupts sur la plaine, un peu comme des pains de sucre que l’on aurait distraitement placés sur un billard !Dans le chaos
Nous montons toujours. À chaque instant, il nous faut escalader de hautes crêtes rocheuses qui enchâssent la longue et inquiétante suite de ces cirques.
Nous n’avançons plus qu’avec une difficulté extrême. Le sol est devenu chaotique. Une dernière crête, péniblement escaladée, et c’est – au plus loin que nous pouvons voir – un immense plateau, qui évoque en nous un de ces affreux paysages de mort que donne la photographie lunaire. Lorsque nous sommes parvenus à son extrémité, nous constatons qu’il surplombe une plaine étroite, semblable, à l’une de ces hautes vallées encaissées des montagnes de chez nous, sous la blancheur inaccessible de leur neige.
Sur un autre versant, grâce à Dieu, une descente, brutale, certes, mais de sable fin, une descente qui serait un peu comme la moraine d’un glacier alpestre, nous permet de dévaler des hauteurs du plateau.
Dans la large plaine où nous avançons lentement, d’énormes rochers abrupts évoquent, avec, en plus, une note d’effroi, ces rochers de la plaine annamite de Vinh, ou, mieux encore, le prodige titanesque de la baie d’Along.
Et, maintenant, nous butons sur une chaîne d’ergs qui domine cette plaine de plus de 200 mètres de haut.
Entre ces pics dont un vent cubiste s’est plu à façonner les arêtes bizarres et nettes, nous cherchons longtemps un col dont nos braves voitures puissent tenter l’escalade.
De combien d’enlisements sera marqué notre effort !« Montagnes russes »
Un plateau s’offre à nous, dont la tempête qui soulève le sable mou a fait une mer houleuse sur laquelle nous n’osons nous engager.
Inutile aura été le long et douloureux entêtement de notre montée.
Il nous faut redescendre, chercher ailleurs. Et bientôt il fera nuit.
Vers l’est, hélas. C’est-à-dire dans la direction dangereuse pour nous, parce qu’elle nous fait davantage encore nous enfoncer dans l’Erg Chache, nous avons enfin trouvé, entre ces dunes infranchissables, une étroite coupure.
Nous allons.
Il n’est point encore 14 heures et nous n’y voyons plus. Le vent de sable a éteint le soleil, comme il a détraqué les boussoles, auxquelles nous n’osons plus guère nous confier.
Il faut pourtant gagner du terrain, car, depuis ce matin, notre avance est légère.
Entre deux ergs massifs, infranchissables, qui barrent notre route et vont, peut-être, rendre vain tout notre effort de cette journée pénible, un col vertigineux. Il faut en tenter l’aventure. Sur l’autre versant, – mais l’on ne peut rien voir avec ce maudit vent, – peut-être retrouverons-nous enfin la plaine... La plaine qui nous mènera jusqu’à Taoudeni !
Nous nous sommes recueillis une minute et nous avons tenté !
Les moteurs, dont on entendait, séparée et près de s’éteindre, chaque pulsation, ont hissé les voitures au sommet sablonneux.
Nous suivons maintenant un étroit thalweg, entre des dunes abruptes, des rochers gigantesques.
C’est égal, sans doute, la plaine est proche.Il faut s’arrêter
Demain, quand nous pourrons voir quelque chose du haut d’un de ces pics, peut-être sera-ce la fin de notre cauchemar, peut-être apercevrons-nous le reg où nos autos foncent si vite, en ronronnant.
Marcher, d’ailleurs, avec une vue qui ne dépasse point quelques dizaines de mètres devant vous est déprimant et dangereux.
La nuit, bientôt, du reste, s’ajoutera à la funèbre obscurité du vent de sable. Il est prudent de faire halte.
D’ailleurs, depuis notre départ, à 6 heures du matin, nous n’avons mangé que deux biscottes et deux rondelles de saucisson, dont le « chef d’état-major » a strictement étalonné l’épaisseur. La faim nous tient aux entrailles.
Hélas! le dîner sera triste et désagréable. Des premières assiettes, où l’on venait de le verser, le vent a emporté en embruns brûlants et gras notre potage. Malgré tous nos efforts pour protéger nos aliments, le sable envahit la casserole et recouvre d’une couche craquante et désagréable les cuillers que le plus rapidement possible nous portons à notre bouche.
À peine versé dans nos gobelets le vin n’est plus qu’une mixture terreuse où il y a moins à boire qu’à manger. Nos yeux nous brûlent, nos lèvres et notre gorge desséchées ne supportent plus ce sable irritant qui les gerce et les incise. Cette poussière impalpable qui craque sous nos dents a eu raison de notre faim.
Dormir ! ne plus entendre ce lugubre hourvari de la tempête. Ne plus voir monter vers le ciel, où ils ont éteint les étoiles, ces tourbillons incessants qui nous suffoquent qui nous aveuglent !
Se soustraire par le sommeil à cette atmosphère chargée d’un fluide mystérieux qui tour à tour nous abat ou nous énerve.
Dormir ! Puisque aussi bien nous ne savons plus où nous sommes et qu’il n’est pas en ce ciel bas qui nous écrase un seul astre pour nous le dire.
Gorges Estienne et les Arabes ont creusé leur lit de sable tout contre les roues pleines des voitures pour que cette nuit la tempête ne les enterre point vivants.
La fatigue, l’écrasement de cette journée, délient en nous une pensée triste, inquiète.
Le vent nous berce de sa chanson monotone et le sable qui crisse sans trêve contre les toiles abaissées de la capote apporte à notre premier engourdissement le régal inattendu d’un bruit lointain d’averse.
Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)
Source :
du 15 janvier 1932