L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Vain espoir. Inutile effort
Il va falloir abandonner !


Campement sur l'hammada

    – Macache la force !... mais pleine la bravoure ! nous avait crié, hier, Bou-Kresba, avec une superbe offensée, devant les lourds fûts d’essence qu’il s’agissait de « se coltiner » en haut de l’hammada.
    Magnifique, mais imprudente apostrophe, que, ce jour même, notre infortuné « groupe mobile » allait avoir à justifier, dans ces conditions toujours délicates où il s’agit de passer des paroles aux actes.
    Mais n’anticipons pas…


L'appareil T.S.F. avant qu'il
soit endommagé par la tempête

    Un réveil, sonné déplorablement tôt, nous avait permis de lever le camp très peu après 6 heures.
    Ce que nous avions vu, hier, de ce terrible plateau – de cette « infecte caillasse », comme la dénommera rageusement Georges Estienne, – ne nous avait guère laissé de doute sur les difficultés de notre étape d’aujourd’hui.
    Et pourtant, au cinquième jour de notre aventure, il nous fallait, de toute nécessité, atteindre aujourd’hui même Taoudeni.
    C’était, pour nous, une question d’eau, d’essence, de pneumatiques.
    Arrivés, de toute certitude, une fois franchie l’hammada, dans la région même de la ville mystérieuse et sanglante, si notre guide Bou Kresba ne parvenait point à nous situer les salines, il nous faudrait perdre tout espoir d’atteindre enfin un but dont la position sur la carte nous paraissait elle-même hypothétique.
    Sur ces dalles immenses et disjointes, entre ces hautes roches qui menacent à tout instant de crever les carters, nos deux voitures avancent en tressautant, comme deux grosses vieilles dames s’efforçant au charleston.
    Court répit dans cette marche, disloquante, dont nous nous demandons encore comment une mécanique, a pu y résister : un oued, pour un instant, nous offre le sol plus propice de son large lit asséché.
    Ce n’est toujours pas merveilleux, et nos véhicules connaîtront, là encore, de rudes soubresauts, sur ces vagues immobiles de sable qui, dans ce lit d’une rivière tarie, perpétuent seules le gonflement tumultueux des eaux qui ne sont plus.
    Au long de cette ligne d’or que, entre la grisaille des rochers de l’hammada, étire l’oued desséché, – première végétation apparue à nos yeux depuis des centaines de kilomètres, – une dizaine de gommiers et de talas penchent leurs grosses têtes rondes au-dessus de la rivière à sec, où plus jamais, peut-être, elles ne se refléteront.
    Mais déjà il nous faut abandonner ce cheminement meilleur. Nous sommes arrivés au pied d’un nouveau plateau escarpé, – deuxième étage de cette terrible El Harricha, – qu’il nous faudra, comme hier, escalader, en demandant un suprême effort à nos voitures… et à nos biceps encore bien douloureux.
    Si ce second plateau n’a pas la même orientation que le premier, sa structure, du moins, est identique.
    Les moteurs donnant à plein et Bou Kresba, lui-même, coopérant à la manœuvre, voici les deux Renault, quand même, hissées sur cette deuxième plate-forme.
    Aussi lamentable que la première. Où que l’on regarde, c’est le désolant spectacle qu’offre la pierre grise de l’hammada. Pour combien de dizaines et de dizaines de kilomètres en avons-nous sur ce sol où l’on craint, à toute seconde, que, sous les effroyables secousses, une pièce vitale de nos voitures ne se rompe.
    Une troisième plate-forme qui se présente nous donne à croire que, décidément, nous avons entrepris, au Sahara, l’ascension de la tour Eiffel.
    Cette nouvelle falaise, heureusement, est plus basse, plus accessible, et nos autos, qui en ont vu d’autres, l’escaladent en ronronnant.
    C’est, tout de même, là le couronnement de cet affreux édifice.
    Insensiblement, le plateau, vers l’ouest s’incline. Avec la prudente lenteur que commandent les horribles chocs qu’encaissent, à la fois, les ressorts de nos autos et nos têtes projetées contre la capote, nous commençons à redescendre.
    Parfois, la « voiture amirale » stoppe, attend celle où se trouvent, avec Brulard, Abd el Kader et Bou Kresba.
    – Taoudeni ? demandons-nous férocement à ce guide dont l’ignorance n’a d’égale que la placidité.
    Bou-Kresba se dresse légèrement, écarquille les yeux.
    – Je ne sais pas ! dit-il.
    Et il se remet à manger des dattes.
    Il n’y a rien à en tirer.
    Et cela devient dramatique.
    Sans certitude absolue sur le point où l’on a porté la ville ; sans repère sur une carte tristement muette, comment trouverons-nous, dans son sable, ce ksar que nous sentons sans doute proche, mais autour duquel nous pouvons peut-être sans le voir tourner des jours entiers – à supposer qu’il nous reste de l’essence.
    La plaine, vers laquelle, lentement, nous redescendons, se parsème de gours altiers. Nous décidions de faire, avec Bou Kresba, l’ascension d’un de ces pitons d’où la vue s’étend au loin.
    Peut-être que se sacré « groupe mobile » finira par s’y reconnaître.
    Nous voici au bas de la colline abrupte.
    Nous tirons de sa voiture l’Arabe qui, revenu des beautés du tourisme, dort consciencieusement.
    Avec Georges Estienne, nous lui faisons gravir la rude pente.
    Le méhariste chambaa, muet et digne, se tourne de tous côtés, regarde, les paupières plissées, puis, d’un geste emphatique, désignant, à une vingtaine de kilomètres de la, une des plus importantes de ces hauteurs, posées sur cette plaine comme des brioches sur un plateau de pâtissier, il s’écrie :
    – La gara (1) de Taoudeni !
    À la vérité, nous restons assez sceptiques. Nous suivons, depuis ce matin, une direction nettement sud-ouest, La gara que nous désigne Bou Kresba est au nord. Malgré le peu de crédit que nous faisons à « groupe mobile », nous nous dirigerons cependant sur le point qu’il nous indique.
    Le conseil de guerre que nous tenons va devoir prendre des résolutions énergiques, voire douloureuses.
    Nous allons faire, sur l’indication de Bou Kresba, une ultime tentative, dans cette région effroyable où, à chaque tour de roue,-nous risquons de laisser un « pont » ou de crever un carter.
    Si, comme il est, hélas ! à craindre, la fameuse gara ne domine pas Taoudeni, il ne nous sera pas possible de continuer à marcher ainsi à l’aventure.
    Nous avons parcouru déjà près de 900 kilomètres. Nous avons fait, pour nous échapper de l’Erg Chache, une dépense d’essence considérable, et plus de la moitié de notre provision est épuisée.
    La marche sur l’hammada, effectuée presque complètement en première vitesse, à porté un, nouveau coup fatal à notre réserve de carburant.
    Si nous ne trouvons pas le moyen de raccourcir la route du retour, c’est la panne sèche, en plein désert. La panne en un point qu’il nous sera impossible de faire connaître, puisque, depuis le vent de sable, nos lampes de T. S. F. sont grillées.
    La panne en un endroit où nulle piste ne pourra conduire ceux qui, au bout d’un certain temps, inquiets de notre silence, se mettraient à notre recherche.
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(1) Gara, singulier du mot gour, par lequel on désigne ces singuliers pitons.

    La panne dans le pays de la soif, dans le pays de la peur ; la panne en plein Tanezrouft !
    Autour de nous, une ombre soudaine obscurcit la clarté aveuglante où flambait cette immensité vide.
    L’ombre glorieuse du général Laperrine, étendu, blessé, sur un sable moins brûlant que son corps dévoré de soif ; votre ombre légère, petite Tanit-Zerga, corps charmant, consumé des fièvres de l’amour, du soleil et des fatigues ; l’ombre grimaçante du gardien fou du bidon 5 ; l’ombre de tous ceux qui, sans être la vitesse, ont voulu braver l’immensité sans eau ; leur ombre, à eux aussi, les grands oiseaux dont les carcasses blanchissent sur le sable du reg, voiliers imprudents et magnifiques qui se fièrent dans le vent trompeur, au rythme altier du battement de leurs ailes !
    Si, ce soir, nous n’avons point trouvé Taoudeni, il nous faudra abandonner. Taoudeni, point minuscule du sable, absorbé dans le miroitement d’un mirage ! Taoudeni !
    Évanoui le rêve chatoyant d’un beau reportage ; inutile cet immense effort et vain ce merveilleux espoir d’apporter au problème ardu de la sécurité une solution neuve en cet affreux pays !
    À 5o kilomètres, à 20, tout à côté, peut-être, abandonner !
    – Écoutez, Georges Estienne, dans ces rochers, là-bas, on a parlé !...

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

 

Source :

du 18 janvier 1932

Premiers visages humains... premières inquiétudes