L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Où le capitaine méhariste Poggi, commandant l’escorte française
de l’azalaï, fut bien surpris de rencontrer des compatriotes


La rencontre avec les chameaux de l’azalaï

    De ses deux mains jointes, tendues dans la direction qu’il faut suivre, le Kounta nous guide.
    Muet, impassible et raide, il regarde obstinément la plaine, choqué visiblement de cette rapidité avec laquelle se succèdent les redjem, ces repères qui ont, de tout temps, jalonné pour lui une route qui se parcourt au pas lent des chameaux.
    Et cela amoindrit en lui la joie immense qu’il a à « faire grand chef », dans cette voiture mécanique et pavoisée.
    En attendant d’avoir à lui fendre le crâne, au cas où il se serait joué de nous et nous aurait conduits dans une embuscade, nous le gavons libéralement.
    Le chocolat a toutes ses faveurs, bien qu’il n’ait pas su, tout d’abord, si ça devait se croquer ou se fumer.
    Toujours obligeant, le « chef d’état-major » lui a offert une cigarette.
    Le Kounta, qui ne fait pas le détail, a pris tout le paquet.
    Complètement démuni et renfrogné, le « chef d’état-major » regarde, la bouche sèche, monter les acres et voluptueuses spiracles de ce tabac dont, jusqu’au campement, lui, sera privé.
    Georges Estienne et le « chef de mission », non-fumeurs, s’en désopilent, tout doucement.
    Que voulez-vous, il faut bien rire un brin, même quand les affreux cahots de l’hammada s’efforcent de disloquer vos vertèbres et de mettre vos viscères en pâté de foie.
    Maintenant que nous sommes à peu près certains d’arriver à Taoudeni – au désert, pour une chose même certaine on à la coutume prudente et propitiatoire de ne jamais dire que : peut-être – nous n’hésitons point à allonger quelque peu notre route pour passer, tout d’abord, par Telig.
    Sur la piste chamelière qui vient du Sud, Telig est un dernier point d’eau avant Taoudeni. Ce puits, où il faut aller chercher si profondément une nappe souterraine, nous attire peut-être moins par la nécessité, urgente cependant, où nous sommes de reconstituer une réserve d’eau qui s’épuise que par la morbide attraction d’un lieu où des hommes ont connu les souffrances horribles de la solitude et de la faim, jusqu’à la folie, jusqu’à la mort.

Le poste de Telig

    Entre deux énormes gours, posés « à même » la morne plaine, un piton plus petit. C’est là. Déjà nous distinguons la tour de l’ancien poste français qui, avant la guerre, occupait ce puits. Dans ce paysage affreux, nous comprenons alors ce rapport officiel qui qualifia d’« inhumaine » la décision qui exilait ainsi, seuls avec quelques tirailleurs soudanais, deux ou trois Européens que guettaient le meurtre, le suicide et la faim.
    Rester un an dans ce désert atroce, seuls, sans qu’un visage nouveau vienne vous distraire, sans qu’une lettre puisse vous parler de ceux que vous aimez ; seuls, enfouis dans l’immensité, dans le silence, enfouis en vous-mêmes qui êtes rayés du monde, en vous-mêmes où monte la folie !
    Nos yeux ne peuvent se détacher de ce poste de Telig, que l’horreur de tant de morts a fini par faire supprimer.
    Nous allons. Trois ou quatre kilomètres encore et nous y serons.

Des traces

    Mais, depuis quelques instants, notre Kounta, toujours si impassible, donne des marques de nervosité, il se lève à demi, se penche, regarde devant la voiture, obstinément, ce sol où, pour nous, cependant, rien n’apparaît dans la suite sans fin de ces dalles de pierre grise.
    À trois reprises, il a dit un mot que nous n’avons pas compris, puisque Abd el Kader, notre interprète, est dans l’autre Renault.
    Alors, d’un geste autoritaire, la Kounta pose son bras sur le volait et, entre les mains d’Annouville, l’immobilise. Du coup, on a stoppé.
    L’indigène, cependant, fait signe d’avancer encore quelque peu et, lorsque la voiture se trouve à l’abri d’un léger repli de terrain, à nouveau il l’arrête.
    Et, maintenant, il cherche à descendre de l’auto. Surpris, inquiets déjà, nous ne le perdons pas de vue.
    Le Kounta, s’éloigne. À notre tour, nous avons sauté à terre, la main au revolver, prêts à l’abattre s’il fait mine de s’enfuir.
    Mais nous le voyons se baisser, ramasser un objet sur le sol et, en courant, revenir vers nous.
    Il nous montre une courroie de gherba, une allumette récemment enflammée et, désignant ces traces à peine perceptibles qu’a laissées, sur ce sol rocailleux, un passage de chameaux, il nous dit :
    – Djich !
    Nous doutons encore. Nous lui demandons si ce n’est pas là, plutôt, la trace récente d’un groupe de l’azalaï.
    Le Kounta secoue la tête et, à nouveau, répète :
    – Djich !
    Du coup, il n’y a plus rien à faire pour aller à Telig, que le nomade ne quitte plus désormais de la méfiante acuité de son regard.

Renonçons à Telig

    À Abd el Kader et à Bou Kresba, qui nous ont rejoints, il explique qu’il n’a pu se tromper ; que ce sont là, certainement, les traces d’un djich et que, naturellement, ce djich ne peut se tenir qu’au puits, en quête d’un mauvais coup.
    Nous ne devions pas compter sur l’intrépidité de nos deux Arabes pour nous donner d’imprudents conseils.
    Avec le Kounta, ils firent chorus et sur le noir tableau qu’instantanément ils nous brossèrent des embuscades aux puits, nous ne pouvons faire autrement que de nous détourner de ce poste tragique et ensanglanté où, somme toute, nous n’avions rien à faire.
    Nos autos, maintenant loin de Telig, décrivent un cercle large et prudent. Notre sagesse va, d’ailleurs, bientôt, recevoir sa récompense.

L’heureuse rencontre

    Deux petites heures ne se sont point écoulées que nous apparaissent sur le sol de très nombreux mejbed, nom donné aux traces d’une caravane chamelière.
    Vingt minutes plus tard, composant pour nous le plus émouvant tableau qui jamais ait tenté un peintre, deux chameaux, se profilant à la crête, sur le ciel incendié, mettent dans l’infini de ce néant, la hautaine placidité de la vie.
    – Azalaï, nous dit le Kounta.
    La flamme joyeuse qui, à ce mot, est montée en nos yeux a salué la réussite de l’aventure, comme, au mât d’un navire, les couleurs nationales auraient salué la terre.
    Maintenant, de tout côté, sur ces taches vertes qui sont, dans cette plaine rocailleuse, les maigres et seuls pâturages de la région, nous croisons des troupeaux de 100 à 20o chameaux.
    Les plus proches de nous, au bruit, s’effarent et fuient, au pas disloqué de leurs longues jambes, « blatérant » de fureur d’avoir dû abandonner, une minute, le régal, si longtemps attendu, de ces épineux dont ils se délectaient.
    Sur une de ces taches qui, plus large, est tendue, comme un tapis vert pâle, au pied d’un piton, plusieurs centaines de chameaux pâturent.
    Les Berrabiches qui surveillent les bêtes ont bientôt fait d’entourer nos voitures. Ils les touchent, les caressent et ils rient de toutes leurs dents blanches.
    Nos armes, qui, malgré le sable enrayeur, sont restées, depuis l’algarade du matin, démaillotées, provoquent la plus vive sensation parmi tous ces amateurs de « baroud ».


Les Berrabiches de l’azalaï


Des Français

    Ils nous désignent, à quelque 500 mètres, la hauteur sur laquelle nous voyons maintenant flotter un petit drapeau blanc et où fourmille tout un peuple à la rouge chéchia.
    – Francès ! nous affirment les Berrabiches.
    Nous sommes, en effet, devant le carré du capitaine Poggi.
    Quelques tours de roue nous ont conduits au pied de l’éminence fortifiée où s’est installée l’escorte de l’azalaï.
    Aussi vite que lui permet d’avancer son large seroual (1) blanc, si incommode à terre, mais d’un si gracieux effet sur le cou incurvé d’un méhara de race, le capitaine Poggi, boutonnant, sur son corps svelte, une vareuse qui achève, au désert, une élégance que Tombouctou, jadis, dut apprécier, s’avance, s’arrête à trois pas, porte, avec une aisance aussi gracieuse que martiale, la main à son képi noir de « colonial » et nous dit :
    – Messieurs, je salue en vous, sur cette terre soudanaise, les distingués représentants d’un grand peuple ami et allié…
    La vue de nos bouches bées a fait, soudain, se fermer sur cette éloquente improvisation celle du capitaine Poggi.
    N’êtes-vous pas Anglais, messieurs ? poursuit-il, plein d’étonnement.
    – Hip ! hip ! hurrah ! Nous sommes Français.
    C’était au tour du vaillant capitaine méhariste de demeurer pantois.
    Pour devenir moins protocolaire, l’accueil ne se fait alors que plus cordial.
    On s’explique. Les autorités soudanaises, bien que régulièrement avisées de notre tentative, ont oublié, paraît-il, d’en faire part à ceux qui devaient escorter l’azalaï et c’est pourquoi le capitaine Poggi a cru deviner en nous quelques membres du « Colonial office », dont on annonce, à Tombouctou, périodiquement, la venue pour prendre, en accord avec l’administration française, les mesures propres à commémorer dignement la mémoire de Gordon Leng, sujet britannique, qui, un des premiers, visita ces régions du Niger où il devait, sous le couteau d’un fanatique xénophobe, trouver la mort.

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(1) Pantalon

Rafraîchissante hospitalité

    Le capitaine Poggi ne revient de son étonnement – le plus grand qu’ait connu sa vie, pourtant fertile, de méhariste soudanais – que pour pratiquer, avec une généreuse cordialité, les lois rafraîchissantes de l’hospitalité.
    Le lieutenant Toulet, si jeune que, à regarder ce méhariste consommé, on se demande si l’on est à Saint-Cyr ou au désert, nous a fait pénétrer, à quatre pattes, sous la toile de tente qui est censée protéger du soleil.
    Évidemment, malgré l’abri qu’elle offre, il y fait chaud. Mais combien frais nous apparaîtront ce porto, ce champagne que, pour nous mettre à l'aise, sans doute, on nous a versés presque au ras du bord, dans des mesures émaillées d’un demi-litre.
    Le commandant du groupe nomade d’Araouan, qui escorte ainsi l’azalaï, nous apprend que la caravane du sel gagnera seulement dans une semaine Taoudeni. La ville ne se trouve pourtant pas à plus de 25 kilomètres.
    Mais il est nécessaire de faire pâturer les bêtes, qui, depuis quarante jours, sur la piste infernale venant de Tombouctou, ont fourni un rude effort.
    Nous ne pourrons attendre un temps si long. Et, tout au regret de quitter déjà ces camarades qui nous ont réservé l’accueil le plus touchant, nous décidons de repartir immédiatement.
    Mais le capitaine Poggi nous souligne ce que, à cette heure déjà avancée, un tel projet comporte d’impraticable et de dangereux.     À sa demande, nous remettrons donc à demain notre entrée à Taoudeni.
    Dès lors, que la fête commence !
   Dans un accès furieux de prodigalité, le « chef d’état-major » lance au noir cuistot du capitaine Poggi ses plus délicates conserves. Chef de popote, le lieutenant Toulet met au pillage, sans le moindre souci du lendemain, des provisions qui, après ce coup, n’iront pas jusqu’au terme lointain de leur voyage.
    Malgré le froid tombé avec la nuit, la chaleur communicative de ce « gueuleton » nous incline, les uns les autres, à conter des histoires qui, même sous cette latitude, ont encore une bonne saveur marseillaise.
    Le pinard est le « cacheté » du « chef d’état-major » luttent victorieusement contre le champagne de l’azalaï, et lorsque, étourdis mais satisfaits, nous nous retirons « dans nos appartements », nous nous demandons pourquoi – alors qu’elle disposait de tant de place dans ce désert – la nature a fait ce piton si petit !

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

Source :

du 20 janvier 1932

Un amas de cases à demi effondrées, une fournaise où seuls vivent et bruissent des essaims de mouches, un mystérieux centre d'horreur, c'est Taoudeni