Description de la voiture à chenilles Kégresse-Hinstin


           Le propulseur de l’ingénieur Kégresse est un dispositif à chenille souple destiné en principe à remplacer l’essieu arrière d’un véhicule automobile.
           Le moteur, les transmissions et l’avant, du véhicule ne sont pas modifiés. Seuls sont enlevés le système de suspension et les roues arrières.
           Le propulseur Kégresse se compose de trois parties : le système porteur, la chenille et le système d’entraînement.
Les deux premières, principalement, le système porteur, diffèrent suivant qu’il s’agit de voitures à neige ou de véhicules pouvant circuler sur tous terrains.


 Le propulseur Kégresse-Hinstin pour voitures à neige


           1° Voitures à neige — Le système porteur, de chaque côté, se compose de huit demi-galets G disposés sur deux files symétriques indépendantes et reliés par une combinaison de balanciers articulés et élastiques à une pièce A fixée sur le châssis.
           Cette pièce est placée de manière à répartir la charge à raison de 1/5 sur les roues avant et 4/5 sur les chenilles.
           Sur cette pièce est fixé un premier balancier longitudinal B portant à chaque extrémité deux cylindres plongeurs à axe vertical C (un seul visible sur la figure), correspondant symétriquement à chacune des files de demi-galets. Dans chacun de ces cylindres C coulisse un piston dont la tige s’articule à la partie inférieure au milieu d’un petit balancier reposant par ses extrémités sur les axes de deux demi-galets G G’ voisins sur la même file. Sur chaque piston prend appui d’autre part un fort ressort à boudin agissant à la partie supérieure, non pas-sur le fond du cylindre C, mais sur l’extrémité d’un petit balancier qui pénètre dans la partie supérieure du cylindre C par une petite fenêtre percée à cet effet. Ce second balancier agit ainsi sur les ressorts des deux cylindres plongeurs jumelés à une même extrémité du balancier B.
           Par le jeu des trois séries de balanciers et des ressorts à boudin, les huit demi-galets peuvent se déplacer les uns par rapport aux autres suivant les inégalités du terrain et par suite la chenille peut épouser très facilement sa forme, sans que la charge cesse d’être répartie également sur les demi-galets et par suite à peu près uniformément sur la chenille. Les deux files de demi-galets roulent de part et d’autre de la nervure centrale interne de la chenille formée par la file des blocs-guides dont il sera parlé plus loin.
          
           La chenille est une bande sans fin comparable à une courroie et constituée à la façon : des pneus d’automobiles par une épaisse lanière de caoutchouc armée de fortes toiles. Cette bande porte à l’intérieur suivant sa ligne médiane une file de blocs-guides servant à l’entraînement (voir photo n° 1 sous la partie supérieure de la chenille). L’ensemble de ces blocs-guides forme comme une sorte de nervure coupée de crans espacés régulièrement, de manière que la bande puisse épouser la courbure des poulies qui la supportent. Chaque bloc-guide, en forme de tronc de pyramide, comporte un noyau: de liège de meilleure qualité enrobé de caoutchouc et fait corps d’une façon absolue avec la bande.
           Sur la partie externe, la chenille porte des saillies suivant des lignes transversales pour assurer l’adhérence parfaite. La chenille est tendue entre une poulie motrice à l’arrière et une poulie folle à l’avant. Ces deux poulies sont placées de telle sorte que sur un terrain plat, elles ne touchent pas le sol, tout le poids de l’arrière de la voiture portant uniquement sur les demi-galets La poulie avant, qui ne sert qu’à la tension, est portée par l’extrémité d’un étrier longitudinal articulé sur le même axe que le balancier B. Cet étrier est muni d’une crémaillère pour le réglage de la tension. Au moyen d’un levier qui s’emmanche sur le carré du pignon, ce réglage se fait très vite et la crémaillère est calée à sa position par un écrou. Le mouvement de la poulie vers le bas est limité par des butées que portent les cylindres plongeurs avant. Sur la poulie avant, est ménagée une gorge centrale pour le passage des blocs-guides.

           Le Système d’entraînement comporte une poulie motrice spéciale, en deux pièces, reliée au pont arrière, lequel n’est pas fixé au châssis, mais simplement suspendu par deux fortes courroies. L’écartement entre l’axe du pont arrière et la pièce A est maintenu de chaque côté par une bielle de poussée D. La demi-poulie motrice externe, qui est calée sur l’extrémité de l’arbre du différentiel entraîne la demi-poulie interne par l’intermédiaire de deux bagues à plans inclinés disposés de telle sorte que l’effort résistant tend à rapprocher les deux demi-poulies. La file des blocs-guides est ainsi serrée entre elles et le serrage est d’autant plus énergique par l’effet des plans inclinés que la résistance à l’avancement est plus considérable. Par cette disposition, l’entraînement de la chenille est assuré dans le cas des plus grands efforts à fournir, comme au moment du freinage.
           Les roulements à billes et le mécanisme d’entraînement sont protégés d’une façon absolue contre les causes de dégradations extérieures (neige, eau, sable, etc.) par des boîtes métalliques étanches en aluminium à haute résistance. Le même métal est employé pour les galets et diverses autres pièces.

           Virages. — Le volant de direction commande les roues avant comme dans une voiture automobile ordinaire, il actionne également les freins de moyeu arrière, ce qui permet de faire varier la vitesse relative des deux chenilles et, par suite, de faciliter l’exécution du virage. Ce résultat est obtenu par le dispositif suivant : les freins de moyeu arrière sont placés sur les moitiés internes des poulies motrices. Les câbles des deux freins aboutissent à un palonnier relié par son centre à la commande de frein à main, tandis que ses extrémités sont reliées directement par câbles à l’extrémité inférieure de la tige de direction sur laquelle ils s’enroulent plus on moins, de manière à agir automatiquement, suivant les besoins, sur l’une ou l’autre chenille.

           Réducteur de vitesse. — Pour permettre à la voiture à neige de franchir de fortes pentes, le constructeur a ajouté au changement de vitesse ordinaire, qui comporte trois vitesses, un réducteur de vitesse par train baladeur qui réduit de moitié les trois vitesses primitives, de sorte que la voiture à neige présentée au concours possède six vitesses, allant de 3,600 km à 32 km.
           Dans les voitures du concours, le réducteur de vitesse était commandé par une manette placée près du conducteur, à sa droite, c’est-à-dire au milieu de la voilure, puisque dans les « Citroën », la conduite est à gauche. Il en est résulté un léger accident : le passager voisin du conducteur ayant touché à cette manette par inadvertance, le réducteur de vitesse fut débrayé, le moteur s’emballa et la voiture, engagée sur une forte pente de neige, commença à redescendre en arrière à vive allure. La voiture fut rapidement remise en état, mais la commande du frein de la chenille de gauche par la direction fut supprimée. Malgré cette avarie, la même voiture put continuer sans difficulté le concours et exécuter le lendemain les mêmes exercices que les autres sur le champ de neige du Sappey.

           Skis. — Les skis amovibles, dont les roues d’avant doivent être munies pour circuler sur la neige, sont constitués, comme le montrent les photographies, par deux tôles d’acier flexibles superposées et assemblées seulement dans leur partie centrale, ce qui leur donne la plus grande souplesse. Le système d’attache permet de les fixer d’une façon très sûre.


Vue d'une voiture au départ d'Annecy
   

           2° Voiture dite « Tous Terrains ». — L’ingénieur Kégresse construit une variante de son propulseur qui intéresse plus directement les services militaires, c’est le propulseur dit « Tous terrains ».


     Le propulseur Kégresse-Hinstin pour voitures « Tous terrains »


           Il diffère du précédent :
           1° Par la largeur moins grande de la bande souple de la chenille et par la disposition de ses saillies extérieures dont il a essayé divers modèles, dont un dispositif en chevrons ;
           2° Par le système porteur qui est simplifié et ne comporte pas les balanciers transversaux, ni les petits balanciers inférieurs. Les demi-galets sont indépendants dans chaque file ; par contre, chaque demi-galet tourne sur le même axe que le demi-galet symétrique de l’autre file, de sorte qu’il n’y a plus qu’une file de cylindres plongeurs C.
           Les ressorts à boudin portent directement sur le fond des cylindres.
           Pour une voiture de même force que la voiture à neige à huit demi-galets de chaque côté, il n’y a plus que six demi-galets.
           Enfin, le réglage de la tension est obtenu, non par une crémaillère, mais par une vis sans fin. Une manivelle que l’on place sur le carré du pignon permet ce réglage instantanément.
           Tandis que pour la voiture à neige, le constructeur admet une pression sur le sol de 100 à 15o grammes par centimètre carré, il adopte pour la voiture « Tous Terrains » de 3oo à 4oo grammes.
           C’est ainsi que la largeur de la chenille des voitures à neige qui ont pris part au concours est de 24 cm pour un écartement des axes des poulies de 1 m 40, tandis que celle de la chenille des mêmes voitures équipées en « Tous Terrains » n’est plus que de 15 centimètres pour un écartement des axes des poulies de 1 m 15. Pour un camion de 2 à 3 tonnes, la largeur de la chenille pour « Tous Terrains » est de 27,5 cm pour un écartement des axes de 2 m 5o.

Observations diverses


           a) La substitution du propulseur Kégresse-Hinstin à chenille souple aux roues pneumatiques ordinaires ne diminue la vitesse d’une voiture de tourisme que de 35 % environ. La vitesse moyenne obtenue pendant le concours en terrain très accidenté a été de 15 km à l’heure environ. Mais il faut noter que dans les descentes à tournants rapides telles que celles du Sappey, à Grenoble, ou a dû modérer l’allure pour éviter les accidents. Sur une route ordinaire horizontale sans neige, la voiture présentée au concours fait facilement du 3o km à l’heure. Avec les véhicules de poids lourds pour lesquels on ne recherche pas de grande vitesse, il y a lieu de prévoir que la perte de vitesse due au remplacement des roues arrière par le propulseur Kégresse-Hinstin à chenille souple sera moins importante.
           Dès que l’on aborde des pentes un peu fortes, il n’y a plus alors aucune comparaison de vitesse à établir avec les voilures à roues qui sont bien vite arrêtées, tandis que la voilure « Tous Terrains » monte sans la moindre difficulté et à bonne allure les talus des fortifications de Paris, par exemple, c’est-à-dire des pentes de 60% et les redescend de même, aussi lentement que l’on veut.
           b) Sur la neige non tassée mais gelée, la voiture à neige n’enfonce pas du tout. Sur la neige fraîche, elle enfonce de quelques centimètres seulement et se fraye avec la plus grande facilité un passage où une deuxième voiture semblable n’enfonce plus du tout.
           c) La neige, même glacée, ne s’attache pas à la chenille en caoutchouc, ce qui assure la conservation de l’adhérence.
           d) Le roulement de la chenille est absolument silencieux.
           e) Elle ne cause absolument aucune détérioration à la route, ce qui se comprend par le fait que le déroulement est absolument régulier et qu’il n’y a aucun frottement sur le sol en raison de la grande adhérence. Pour la même raison et par suite de la répartition uniforme et constante de la charge, la bande caoutchoutée ne chauffe pas et son usure est insignifiante.
           f) Le temps nécessaire au remplacement d’une chenille est très court, et inférieur à celui qui est nécessaire pour le remplacement d’un pneu. On peut d’ailleurs choisir le moment où il est plus commode d’effectuer cette opération, tandis que le remplacement d’un pneu éclaté doit se faire à l’endroit de l’accident.
           g) Pour une voiture du type du concours, 4 heures suffisent pour enlever le propulseur Kégresse-Hinstin et la transformer en .voilure à roues ordinaire ou pour effectuer la substitution inverse.
           Pour des véhicules d’un plus fort tonnage, il faudrait évidemment un plus long temps, mais l’opération pourra toujours se faire n’importe où et assez rapidement.

           Franchissement, des obstacles et coupures. — Les voitures munies du propulseur Kégresse-Hinstin peuvent franchir des obstacles à bords francs, tels que petits murs verticaux de 0 m 30 à 0 m 40 de hauteur par la seule force de poussée de la chenille qui provoque le soulèvement des roues avant, peu chargées, au-dessus de l’obstacle.
           Pour des obstacles plus importants, le constructeur a prévu un dispositif qui permet, par exemple, au camion de 2 à 3 tonnes muni du propulseur Kégresse-Hinstin de passer une coupure à bords francs (murs en bonne maçonnerie de 1 m de largeur).
           Ce dispositif comporte deux balanciers munis de galets à chaque extrémité et fixés sur l’essieu d’avant à l’intérieur et contre chacune des roues, de sorte que lorsque les roues descendent dans la coupure, les galets avant des balanciers portent de l’autre côté et la poussée du propulseur fait remonter les roues sur l’autre bord (voir figure).
           Le propulseur lui-même est muni à l’avant d’un demi-balancier semblable qui lui permet également de franchir la coupure.

           Historique. — Il n’est peut-être pas indifférent de dire ici quelques mots sur l’origine du propulseur Kégresse-Hinstin.
           M. Kégresse a été avant la guerre Directeur technique des garages impériaux de Russie depuis leur création {1906) jusqu’à la révolution de 1917.
           En raison de l’impossibilité de circuler pratiquement en hiver en automobile sur la majeure partie des routes russes, il entreprit en 1909 des études pour résoudre la question des transports mécaniques sur la neige. Après un grand nombre de démonstrations et d’essais, le ministère de la Guerre russe commanda aux usines Poutiloff 2oo appareils propulseurs porteurs souples pour autos blindées, camions de 3 tonnes et autos-neige, et à la Manufacture russo-américaine de Petrograd « Treuougolnik » plus de 500-bandes sans fin. D’autres applications à des engins de guerre étaient également en bonne voie d’exécution lorsqu’arriva la révolution russe, en particulier une auto blindée à chenille régnant sur toute la longueur, avec bande sans fin souple et armée, véritable char de combat à grande vitesse.
           N’ayant pu reprendre son affaire en Russie, M. Kégresse rentra en France en 1920 et s’associa à M. Jacques Hinstin pour l’exploitation des nombreux brevets relatifs à son invention. Les premiers essais exécutés sur quatre voitures 10 HP Citroën enthousiasmèrent ce constructeur qui s’assura l’exclusivité du système Kégresse ainsi que la collaboration de MM. Kégresse et Hinstin.
           En outre des concours de 1921 et 1922 auxquels ont pris part les voitures à neige, d’autres démonstrations furent faites en septembre 1921 dans les sables des dunes d’Arcachon avec les voitures « Tous terrains ».
           Actuellement, les constructeurs préparent la traversée du Sahara pour octobre prochain. Dès maintenant, des voitures de ravitaillement font le service de Touggourt à Ouargla (distance, 180 km) à travers les sables du désert sans aucune difficulté et à bien meilleur compte que les camionnettes Fiat à 4 roues jumelées qui faisaient précédemment ce service avec des avaries fréquentes et une consommation d’essence double. La dernière photographie montre les voitures de ravitaillement Citroën K.-H. dans le Sahara, au sud d’Ouargla, sur la route de Hassi-Inifel.

           Conclusion. — De tout ce qui précède, on peut conclure que le propulseur Kégresse-Hinstin est appelé à recevoir de nombreuses applications par son adaptation aux véhicules militaires, tant pour ceux qui devront circuler dans le terrain bouleversé de la zone de l’avant d’un champ de bataille moderne en Europe, que pour ceux à utiliser aux colonies dans les régions non pourvues d’un bon réseau routier.

Chef de Bataillon Roux.

 

Source :
REVUE DU GÉNIE MILITAIRE
Juillet – Décembre 1922