UNE BELLE MISSION SAHARIENNE
écrit à l’intention du Capitaine Reboul ex-lieutenant R. et du lieutenant Debelle,
lieutenant D. dans le récit, tous deux actuellement quelque part en Indochine

 

    En février 1952, la 1ère C.S.P.L. est chargée d’établir pour la première fois la liaison entre la Balise 250 (à mi chemin entre Reggan et Bidon V) et Taoudeni du Soudan. En gros, 700 kms à la boussole à travers le Tanezrouft, puis une région plus accidentée que les géographes qualifient du terme vague mais combien prometteur de « Région de gours entourés de sable ». Pour donner plus de piment à la chose, le Colonel, Commandant le Territoire, nous fixe un rendez-vous le 1er mars à Taoudeni avec un peloton méhariste soudanais qui compte absolument sur nous pour améliorer son ordinaire.

    Le plus délicat de l’affaire est certainement de désigner les véhicules et le personnel qui participera à l’expédition. Tout le monde est volontaire et la perspective de mourir au Pays de la Soif n’arrête même pas les plus généralement altérés.
Dans un enthousiasme débordant, les Lieutenants R. et D. qui seront à ce moment-là en congé de départ E.O., réclament comme un honneur d’être rappelés pour cette mission.

    Et les préparatifs commencent, le problème est simple, faire 1 500 kms sans point d’eau potable et sans point de ravitaillement, prévoir accessoirement ce qu’il faut pour recevoir dignement nos braves coloniaux du peloton méhariste. Le Territoire met à notre disposition deux camions Berliet qui transporteront chacun trois tonnes d’essence et un tonne de gas-oil. Les équipages seront de quatre hommes par véhicule, six Dodge 6x6 de la compagnie doivent être emmenés. Quatre d’entre eux doivent aller coûte que coûte jusqu’au bout, les deux autres chargés d’escorter les Berliet et de rester avec eux si, à un moment donné, ceux-ci ne peuvent continuer et sont obligés de faire demi tour.

    Pour gagner la Balise 250, la distance à parcourir depuis Ain-Sefra est de plus de 1 300 kms, le détachement quittera Ain-Sefra le 19 février pour arriver le 21 à la Balise après une journée d’arrêt à Colomb-Béchar.

    Les heureux participants sont, outre le Capitaine, le Lieutenant R. qui, avec deux Dodge, sera chargé d’escorter les Berliet, le Lieutenant D. spécialiste du sextant, sera l’officier orienteur. Trois officiers étrangers à l’unité se joignent volontairement à nous, ce sont le Capitaine A. de Bel-Abbès, le Lieutenant de vaisseau L. de la base maritime d’Oran et l’Enseigne de vaisseau T. de la base aéronavale de Lartigues. L’Adjudant N., les chefs A. et M. et le sergent B. complètent les cadres du détachement qui comprend en outre 14 Légionnaires, chauffeurs, dépanneurs et radios.

    Avant le départ, une belle ligne droite a été tracée sur la carte et l’on marchera suivant cet axe au moyen d’un compas solaire et d’un compas de marine prêté par la base de Lartigues et monté sur le Dodge de commandement du capitaine avec tout un système d’aimants compensateurs, mystérieusement agencés par l’ingénieur de la compagnie, l’Adjudant-Chef L.

    Le 23, à 6 h, en avant pour les pays inconnus, avec le secret espoir de rencontrer l’Atlantide. Le soleil s’entête à ne pas vouloir se montrer et nous remarquons avec philosophie que le seul instrument réglementaire de la compagnie, un compas solaire, ne nous sert à rien et, qu’avec lui seul, nous serions obliges d’attendre. Bénis soit donc la marine et ses compas magnétiques. Le Tanezrouft nous offre un vrai billard un peu mou et nous roulons lentement mais sûrement. Le soir, nous sommes à 180 kms du point de départ, le ciel sans étoiles ne nous permet pas de faire le point au sextant, nous admettons donc que nous sommes restés sur l’axe. Demain, pour éviter la chaleur, nous partirons à 3 heures.

    Mais le matériel a décidé d’en faire à sa tête et, une heure après le départ, le ventilateur d’un véhicule de détache et crève le radiateur, 4 h d’arrêt, on change la pompe à eau et le radiateur, on soude le radiateur crevé qui devient pièce de rechange ; pendant ce temps, le soleil ayant daigné se montrer un peu, l’orienteur a fait le point et décidé que nous étions légèrement au nord de l’axe : le cap est modifié en conséquence et nous roulons sans autre incident jusqu’à 20 h pour rattraper le temps perdu. Nous avons fait 104 kms dans la journée : c’est peu mais le terrain mou et la température très lourde nous ont obligés à de nombreux arrêts pour laisser refroidir les moteurs. L’Adjudant N. déballe son réchaud à gaz Butane, la cuisine est vite faite et nous nous endormons la conscience en paix, sûrs de ne pas être importunés par des rodeurs.

    Dégoûté des départs matinaux inutiles, le capitaine fixe à 6 h celui du 27 et 1 h ½ après nous atteignons la fin du billard et nous stoppons au bord d’un effondrement au-delà duquel commence la fameuse région de gours entourés de sables. La Lieutenant R. part avec son Dodge radio en reconnaissance pour essayer de trouver un passage pour les Berliet, pendant ce temps, l’officier orienteur fait le point et les autres élèvent une magnifique balise à la gloire de la C.S.P.L. Le Lieutenant R. revient sans avoir trouvé de passage convenable et le capitaine décide de longer le bord du plateau vers le sud où les gours semblent se faire moins hostiles. Une trouée est enfin trouvée que nous dévalons sur un tapis de sable dur et nous continuons dans un décor assez mouvementé où les fonds sont bons à rouler. Arrêt à 17 h 30, pendant que la soupe mijote, une reconnaissance à pied permet de voir la fin des sables à quelques kilomètres et une belle sebkra au sol dur nous promet de belles perspectives pour le lendemain.

    Le 28, tout va bien jusqu’à 19 h, nous avons alors le désagrément de voir se lever un petit vent de sable qui, peu à peu, bouche tout l’horizon et nous roulons à l’estime, boussole et tachymètre. De temps en temps, une gara se devine dans le brouillard. Arrêt à 18 h, le vent de sable cesse, on est au bord d’une sebkra assez vaste, les étoiles se mettent peu à peu à scintiller, on va pouvoir faire le point. Mais le sextant a pris du sable et ses rouages grincent effroyablement. Il indique une position approximative qui nous mettrait à 30 kms au nord ouest d’Arb Allab, point géodésique et, comme le terrain ne correspond pas du tout à celui que la carte indique, nous sommes en fait dans le « bleu ».

    Il est décidé le lendemain de chercher à l’ouest de la sebkra un passage dans les falaises que l’on aperçoit au-delà. Le col de cette sebkra est dur et légèrement craquelé mais il est coupé de plaques de sel plus mou appelé fech-fech qu’il est impossible de déceler à l’œil nu et, dans une de ces plaques, l’un des Berliet s’enlise et le chauffeur, énervé, casse un de ses demi-arbres en voulant se sortir seul de ce mauvais pas. Le dépanneur des Berliet n’en a pas de rechange et ce véhicule devra être provisoirement abandonné, ce n’est pas grave car on ne risque vraiment pas les pillards dans cette région désolée. Il est déchargé au profit de l’autre et ses mécaniciens lui enlèvent son deuxième demi-arbre pour pouvoir l’utiliser, le cas échéant, à dépanner le dernier Berliet valide. Pendant ce temps, des reconnaissances ont été lancées vers l’ouest et vers le sud et celle du sud nous permet de vérifier l’exactitude de notre position par rapport à Arb Allab, et de reprendre un peu de confiance dans notre sextant qui continue donc à nous renseigner honnêtement malgré ses grincements de dents. La vie serait presque belle et nous repartons à 11 h vers l’ouest. Nous sommes le 29 février et, demain 1er mars, nous avons rendez-vous avec nos braves méharistes à Taoudeni. Le vent de sable s’est de nouveau levé, nous franchissons plusieurs falaises et bras d’erg, essayant vaguement de marcher en direction de l’ouest ; nous stoppons le soir au pied d’une falaise continue, beaucoup plus haute que les précédentes et qui pourrait fort bien être le bord de la Hamada el Aricha, vaste plateau au nord ouest duquel se trouve Taoudeni. Comme les jours précédents, le vent de sable est tombé avec le soleil et notre orienteur nous situe avec toutes les réserves d’usage, vu les grincements de plus en plus irrités du sextant, quelque part au pied de ce plateau. Un grand conseil se réunit autour de la carte ou plutôt des deux cartes dont les éditions différentes donnent chacune un aspect différent du terrain. Après une longue palabre au cours de laquelle on est allé jusqu’à essayer de se mettre dans la peau du chef de peloton méhariste qui, il y a quelque vingt ans, traça son lever d’itinéraire, d’après quoi les cartographes désarmèrent cette carte fantaisiste et sans prétention d’ailleurs, en dehors des points géodésiques, le capitaine décide qu’on contournera le plateau par le nord pour essayer d’atteindre Bir en Nahrat, puits à l’est de Taoudeni. Et l’on se courbe sur cette décision et souhaitant qu’elle nous permette d’arriver demain au rendez-vous.

    Départ le 1er mars, à 6 h 30, Bir en Nahrat est atteint trois heures après, le puits est très ensablé et l’eau affreusement trouble ne nous permet pas de faire les pleins. Il nous reste encore près de 100 litres d’eau, ce sera suffisant pour nous permettre d’attendre de meilleurs puits. À 14 h enfin nous sommes en vue de Taoudeni et une ligne blanche et rouge nous indique à l’horizon le peloton qui nous attend en grande tenue. Nous sommes dans un état de saleté repoussante. Le capitaine stoppe, on va faire un brin de toilette, très avare de son précieux liquide, le patron fait distribuer à chacun un quart d’eau pour se laver. Le Lieutenant méhariste envoie vers nous un émissaire qui nous demande nos intentions et le capitaine fait dire que la présentation pourra avoir lieu à 16 h.

    À 16 h donc, les deux détachements sont face à face en grande tenue saharienne blanche, les ceintures bleues des Légionnaires s’opposent aux burnous rouges des soudanais, dans ce décor d’une désolation infinie, ce désagrément a une allure extraordinaire et nos invités de la marine, transformés en reporters, s’en donnent à cœur joie. Le bivouac est ensuite installé et le lieutenant nous invite sous sa tente à un pot de bienvenue. C’est d’ailleurs de l’anisette que nous lui apportons avec son ravitaillement qui en fera les frais, avec l’eau de mare qu’il nous présente comme « le fin du fin ». Il nous sert donc à boire après une apologie de cette fameuse eau de mare dont la couleur jaunâtre et certains corpuscules en suspension nous laissent plutôt rêveurs.

    Le capitaine reçoit ensuite sous sa tente le caïd de Taoudeni, puis après un rapide conseil, n’ayant pas encore digéré l’eau de mare, il est décidé que pour ne plus avoir à en boire, on invitera les cadres du peloton voisin à notre popote pendant tout le séjour commun à Taoudeni. La chose est ensuite présentée avec tact à nos nouveaux amis (il ne faut pas risquer de les vexer) et ceux-ci acceptent avec simplicité, reconnaissant volontiers la supériorité de notre installation et celle de l’eau d’Adrar dont la limpidité cristalline a l’avantage de ne pas altérer la blancheur de l’anisette.

    Pendant ce temps, un échange de messages radio avec le PC du Territoire nous conduit à décider que le Berliet laissé dans la sebka sera ramené à Taoudeni et confié à la garde du Caïd, car on ne peut venir nous parachuter le demi-arbre qui nous permettrait de le ramener avec nous jusqu’au bout. Les demi-arbres du premier sont donc démontés et le Lieutenant R. repart sur nos traces avec deux Dodge et une équipe de mécaniciens. Il sera en liaison radio constante avec nous.

    Dès son retour, après avoir une fois de plus démonté et remonté ces demi-arbres qui sont pour nous une véritable obsession, nous quittons Taoudeni qu’un romancier a fort justement surnommé l’enfer du sel, et nous prenons le chemin de Bidon 5 que nous atteignons le 10 mars à 19 h, après 700 kms presque sans histoire. Nous y trouvons une équipe de dépannage d’une compagnie amie que le Lieutenant R. raccompagnera volontairement à Taoudeni.

    Il nous reste 300 litres d’essence et 1 500 kms à faire. Avec l’autorisation du Grand Patron, nous vidons au passage les réservoirs de carburant des petits postes échelonnés sur la piste et nous arrivons à Colomb-Béchar, le 12 mars.

    Après une douche bienfaisante qui efface toute trace de fatigue, nous mettons un point d’honneur à nous présenter au Colonel, Commandant le Territoire, dans une tenue parfaite. Tout le monde est frais et rose, d’un rose tendant d’ailleurs au rouge brique, réussissant ainsi parfaitement à donner l’impression de revenir d’un simple pique nique.


Source :

Képi blanc
Journal de la Légion Étrangère
n° 73 – Avril 1953