LA SOIF AU SAHARA


On meurt beaucoup de soif au Sahara. Lorsque l’on retrouve les cadavres de gens morts de soif, ce qui frappe, c’est la placidité des figures. Ils ont l’air de dormir et de ne pas avoir souffert : le plus souvent ils se sont mis à l’ombre d’arbustes ; parfois ils sont à quelques mètres d’un point d’eau. Il semble qu’arrivé là, l’assoiffé, se croyant sauvé, ait voulu se reposer avant de boire et se soit endormi pour ne plus se réveiller.
En revenant de Taodeni, à côté du puits de Tni-Haya, nous aperçûmes un groupe de cinq ou six hommes couchés côte à côte, leur fusil chargé à côté d’eux, leurs bagages bien en ordre derrière leur tête. Il y avait trois ans qu’ils étaient disparus, c’étaient les parents d’un de nos guides, ils allaient de Taodeni au Touat. Un jour leurs chameaux revinrent seuls à Taodeni, on organisa une caravane pour aller à leur secours, mais on ne put les découvrir.
Il est rare qu’une grosse caravane meure de soif, il faut alors que les guides se soient égarés complètement, et même encore, en s’aidant les uns les autres, en sacrifiant quelques chameaux dont on boit la réserve d’eau de l’estomac, voire même le sang, on s’en tire.
Mais les isolés ou les petits groupes, au contraire, sont à la merci d’une outre qui se perce, d’un puits comblé et qu’ils n’ont pas la force de nettoyer.
Au Sahara, on trouve très souvent les puits comblés, soit que le sable s’y soit accumulé, soit qu’ils aient été comblés par une crue de l’oued dans le lit duquel ils sont creusés. Quant à ceux qui sont bouchés par malveillance, ils sont très rares. J’en ai vu cependant un entre Mac-Mahon et Timmimoun en 1898, le puits d’Hassi-Rneb : il était rempli jusqu’aux bords de sable, de bois, de pierres, d’objets de toute sorte, vieilles tentes, vases cassés, écuelles hors de service. À un mètre de profondeur à peu près, on déterra la panse et les os d’un mouton, et tout autour la terre avait été abondamment arrosée de sang. Nos hommes nous expliquèrent que c’était une famille qui avait émigré sans esprit de retour, et avait comblé le puits et sacrifié un animal pour attirer des malédictions sur ceux qui essaieraient de rouvrir le puits.
Dans les régions où il y a beaucoup de sable, on fait l’ouverture du puits très étroite et on la recouvre d’une grosse pierre ou d’une peau de bœuf ; on maçonne ensuite le tour avec de la terre glaise mélangée de crottin de chameau. Bien souvent au début de l’occupation du Sahara, ce sont les Européens qui ont été cause que les puits ont été bouchés. Je me souviens que, lorsque j’étais à Mac-Mahon, en 1899, le lieutenant commandant le peloton de spahis algériens me demanda l’autorisation de faire une reconnaissance dans la direction du Gourara, avec son peloton. L’un des officiers des Sahariens, un sous-lieutenant tout récemment arrivé au Sahara, voulut l’accompagner en touriste. À leur retour, ils racontèrent que les partisans de Bou-Amana avaient essayé de les faire mourir de soif et pour cela avaient caché l’orifice des puits avec des peaux de chameaux maintenues par des pierres et recouvertes de sable. C’étaient simplement les mesures de défense que je viens de dire qu’ils avaient prises pour de la malveillance. Je leur demandai s’ils les avaient rebouchés, ils parurent fort ennuyés et me répondirent affirmativement d’un air peu convaincu. Un mois après, faisant une reconnaissance dans ces parages, je constatai que les puits en question étaient complètement remplis de sable.
Arriver à un puits avec des hommes et des animaux assoiffés et le trouver comblé, et même éboulé, est une des mésaventures courantes au Sahara. Si l’on dispose d’une main d’œuvre assez abondante, on parvient à le dégager. Mais je le répète, pour un isolé et même pour un petit détachement dont les hommes sont trop fatigués, ce peut être la mort. En 1906, j’arrivai le 5 ou 6 juillet à Bir-el-Hadjadj, vers midi. Les animaux n’avaient pas bu depuis quatre jours, mes hommes n’avaient plus d’eau depuis la veille au soir, et il restait comme toute réserve, pour 7 Européens et 80 indigènes, deux tonnelets métalliques de 30 litres. Le puits était comblé. Je distribuai 1 litre par homme à la garde de pâturage et aux Européens en leur recommandant d’être économes, et l’on se mit à travailler au puits, par équipe de 8 hommes. Lorsqu’une équipe avait enlevé 100 musettes de terre, je lui donnais une casserole d’eau pour faire le café et une autre escouade la relevait. On travailla ainsi de midi jusqu’au lendemain à 10 heures du matin sans arrêter, les travailleurs se relayant sans interruption jour et nuit pendant vingt-deux heures. À 10 heures on eut assez d’eau pour distribuer 2 litres par homme ; puis le travail reprit et ce n’est qu’à 4 heures du soir que l’on put abreuver les méhara. Un groupe de 8 à 10 hommes n’aurait jamais pu arriver à l’eau et serait mort à la peine. Heureusement le travail n’est pas toujours aussi long et généralement 4 ou 5 heures suffisent. Un petit groupe, ou un isolé, court un autre danger, quand le puits est profond, c’est de manquer de moyen de puisage.
À ce propos il me revient une aventure assez amusante d’un vieux routier du Sahara, ancien fidèle de Bou Amama et père d’un de mes méharistes.
Il était à la chasse de l’antilope dans le grand Erg au Nord de Timmimoun. Il arrive assoiffé à un puits profond d’une quinzaine de mètres ; c’était le supplice de Tantale, il voyait l’eau au fond et n’avait rien pour puiser. Il n’hésita pas, le puits n’était pas excessivement large. En s’aidant des pieds et des mains contre les parois, il se laissa débouler et but à sa soif, mais il lui fut impossible de remonter. En bon fataliste, il attendit dans son bain, faisant des vœux pour que quelqu’un vint puiser de l’eau. Or dans ces régions il n’est pas rare que les puits ne reçoivent pas de visiteurs pendant des semaines et même des mois. Heureusement pour lui, le lendemain matin passèrent quelques uns de nos méharistes qui ne furent pas peu étonnés de sentir secouer la corde qui leur servait à puiser l’eau e d’entendre une voix du fond du puits leur dire : « Bonjour les Syriens (nom donné par les Arabes de la région aux hommes des troupes sahariennes). Vous seriez bien aimables de m’envoyer une corde plus forte pour me remonter. » Il avait reconnu qu’il avait affaire à des méharistes des compagnies à la musette en cuir du modèle des spahis qui leur servait à puiser de l’eau.
J’ai dit plus haut que la figure des gens morts de soif n’était pas généralement contractée, qu’ils avaient l’air de dormir. Dans ce genre de mort, il se passe des phénomènes bizarres, il semble que l’homme à un moment donné, lorsqu’il va toucher au but, soit comme paralysé et ne puisse plus avancer. En 1898, un jeune méhariste portant un courrier à Hassi Inifel, s’égara, perdit un peu la tête, dut trop pousser son chameau ; l’animal mourut, l’homme continua à pied. Arrivé à une dune à peine distante de 2 kilomètres du poste d’Inifel et d’où on le voit très bien, il dut se mettre à tirer pour attirer l’attention, mais il faisait un vent violent, on n’entendit rien et le lendemain un courrier trouva son cadavre : il était entouré de ses cent vingt étuis de cartouches, qu’il avait eu la force de tirer. On se demande si au lieu de dépenser sa force à manœuvrer cent vingt fois sa culasse mobile, il n’aurait pas pu l’employer à aller jusqu’au poste, même en se traînant.
La plus terrible extrémité où je me suis trouvé avec des hommes assoiffés fut en 1906 en revenant de Taodeni. L’eau de Taodeni est très salée, ainsi que celle du puits d’El-Biar où nous fîmes provision. Elle ne désaltère pas. Nos hommes burent plus que de coutume et arrivèrent à manquer d’eau ; ils ne dirent rien et luttèrent stoïquement contre la soif. Fiers de leur résistance à la misère, ils espéraient pouvoir tenir jusqu’au puits suivant, et me cacher la consommation exagérée qu’ils avaient faite, et dont ils étaient honteux. Pour comble de malheur, au cours d’une étape, ils remarquèrent que le sol était humide, creusèrent et trouvèrent l’eau ; mais elle était horriblement chargée en salpêtre, et leur donna des douleurs d’estomac terribles. Plusieurs s’évanouirent ; à trois heures de l’après-midi j’en avais sept étendus sous ma tente ; je disposais pour toute réserve de 60 litres d’eau, pour sept Européens et quatre-vingts indigènes, et le puits suivant était à 60 kilomètres. Nous attendîmes la nuit. Je fis boire un peu chacun, nous laissâmes les bagages, et dans une marche de nuit fantastique, nous gagnâmes le puits ; il fallait y être avant la chaleur, sous peine de perdre une partie de nos hommes. Je n’oublierai de longtemps cette marche ; une partie des hommes, ayant le délire, s’étaient mis complètement nus sur leurs animaux ; par moment, pris de désespoir ils se laissaient tomber par terre et demandaient qu’on les abandonnât. Il fallait les rehisser à chameau et les y attacher. Ceux qui n’avaient pas le délire, quoique souffrant beaucoup, furent admirables de moral et de charité, s’occupant avec dévouement des malades. Les deux sous-officiers français m’émerveillèrent par leur endurance, ils firent toute cette énorme étape à pied, formant l’arrière-garde, faisant serrer les traînards, soignant ceux qui avaient le délire. Et pourtant la veille ils étaient harassés de fatigue. Ils s’étaient soutenus pendant cette interminable étape en se constellant les mollets de piqûres de caféine.
Je viens de dire que les gens qui avaient le délire se mettaient nus. Cette tendance à se déshabiller complètement se retrouve chez presque tous les assoiffés dès que le soleil est couché. Il se produit en effet à ce moment une sorte d’évaporation rafraîchissante. Pendant cette route de Taodeni à Adrar faite en plein été et dans des conditions particulièrement mauvaises, j’ai fait la plus grande partie des étapes de nuit nu jusqu’à la ceinture et j’en éprouvai une sensation de fraîcheur qui diminuait mon envie de boire.
Au cours de la même route, et pour nous achever, au puits de Tni-Haya nous trouvâmes une eau épouvantable, chargée de chlore, qui fit enfler ceux qui en burent, sans kles désaltérer. Au contraire, ils éprouvèrent des sensations de brûlures à l’estomac. Pour tromper la soif, hommes et gradés se mirent pendant leur séjour à ce puits à s’imbiber par tous les pores de la peau ; ils se plongeaient dans l’eau, ou endossaient une gandoura (grande chemise arabe) mouillée, qu’ils recouvraient d’une autre gandoura sèche par-dessus.
À mon retour de congé, en décembre1904, il m’arriva une aventure assez désagréable, qui donnera une idée des épreuves que l’on peut subir dans un voyage au Sahara.
Nous allions de Ouargla à El-Goléa. J’avais avec moi le Dr Bricogne, le maréchal des logis Paté et deux méharistes indigènes. À Ouargla, nous avions loué pour porter nos bagages quelques chameaux à un ancien méhariste. Le pays était très sûr, nous marchions à très grosses étapes, et pour nous fatiguer le moins possible nous prenions les devants et nous nous arrêtions pour déjeuner et faire la sieste en attendant notre convoi. Un jour ce convoi, que nous avions encore avec nous au lever du soleil et qui aurait dû nous rejoindre vers midi, n’était pas arrivé à six heures du soir ; il était certainement égaré. La situation était assez critique, car nous n’avions plus pour nous cinq qu’un litre d’eau, un peu de beurre, quelques pommes de terre et un peu de café torréfié et de sucre. Nous étions à 140 kilomètres d’El-Goléa et à 110 kilomètres du puits le plus voisin. Il fallait prendre un parti, le premier fut de ne pas dîner et de marcher pendant la nuit tant qu’il y eut de la lune.
Nous dormîmes deux heures et repartîmes au point du jour. À sept heures du matin, trouvant un peu à manger pour nos animaux, nous fîmes une halte pendant laquelle nous mangeâmes quatre pommes de terre sautées dans le beurre, mais sans boire. À une heure de l’après-midi on employa le litre d’eau à faire du café, un litre pour cinq ! Enfin à huit heures du soir nous arrivions au puits. Nous étions très inquiets, car le puits avait 30 mètres de profondeur et nous étions assez mal outillés pour puiser. De plus les quatre pommes de terre sautées au beurre commençaient à être loin. Heureusement nous fûmes favorisés par le sort. Nous trouvâmes au puits une caravane de Chambaas, qui s’empressèrent pour nous aider. Ces braves gens nous servirent l’excellent café qu’ils avaient préparé pour eux-mêmes, on nous fit du pain, on nous nourrit la mieux que l’on put.
J’avais bien fait de ne pas attendre mes bagages, les conducteurs s’étaient endormis et avaient perdu la route, ils arrivèrent à El-Goléa trois jours après, par la route de Ghardaïa, venant du Nord-Ouest au lieu du Nord-Est.

                                                                                                                                                                                     Général LAPERRINE
                                                                                                                                                                                     Notes et souvenirs

Source :



Questions Diplomatiques et Col., XXXIV, 16 nov. 1912