Le Trésor du Bédouin
par le Capitaine MILLOT
I. — Le sud vu du souk de Settat
Imaginer le Grand Sud, les immensités désertiques balayées de vents brûlants et de sables pénétrants où toute vie humaine et animale est subordonnée à la goutte d’eau, souvent nauséabonde, qu’offrira, peut-être, le puits espéré en fin d’étape, et v0ul0ir en parler de Settat, petite ville distante de 70 kilomètres à peine de la côte atlantique et entourée des plus riches terres à blé que peut offrir la Chaouïa, voilà qui semble bien présomptueux !
Settat, important centre de regroupement des chameliers du Grand Sud
Et pourtant, un lien unit directement Settat au Grand Sud par l’intermédiaire des « hommes bleus » poussant devant eux d’imposants troupeaux de chameaux pour atteindre comme objectif final, quant à eux, le souk Sebt de Settat.
D’ailleurs le nom même de la ville ne vient-il pas de la réputation faite à sa source par les caravaniers ? Et tout bien-être se payant, on dit qu’un jour, s’il faut en croire la légende, 16 voyageurs n’ayant pas consenti à s’acquitter de la dîme furent décapités et leurs têtes exposées près de la source que l’on appela en souvenir Aïn Settat (contraction de settat en Ras = 16 têtes).
Le Sultan Moulay Ismaïl fit construire à proximité de ce point d’eau la première kasbah, à l’origine abri de son harem au cours de ses déplacements et, petit à petit, en particulier sous le règne de Moulay Sliman en fin du XVIIIe siècle, le centre prit de l’importance et son marché un renom qui, aujourd’hui encore, le classe parmi les plus importants souks à bestiaux du Maroc.
Les distances invraisemblables parcourues d’une part par les animaux pour s’y rendre et d’autre part par les acheteurs pour les y trouver n’ont pas atténué, malgré la modernisation rapide en ce pays des moyens de transport, la réputation acquise par ce souk où il n’est pas rare de trouver certaines semaines plus de 3 500 bêtes dont un millier de camelins. Et c’est surtout à cette dernière espèce que le souk de Settat doit la plus grosse part de son activité en progression régulièrement constante. En 1913 les droits de marchés s’élevaient à 98 520 francs, ils étaient de 500 455 en 1923. Remplacés par des droits d’entrée s’élevant à 2 484 665 francs en 1943, ils atteignirent en 1953 8 170 247 francs.
À Settat, le chameau, originaire de la Mauritanie et du Soudan, passe aux mains d’acheteurs venant le plus souvent de Fès, d’Oudjda, et quelquefois même d’Algérie.
Que peut représenter cet animal pour justifier de tels déplacements ? Faisons plus ample connaissance avec lui.
Tous les deux ans : un de plus !
II. — Le chameauLe chameau n’est au fait qu’un dromadaire puisque tous ceux du Maroc n’ont qu’une bosse, mais dans le langage courant ce dernier terme n’est jamais employé et pour conserver les habitudes locales, donnons-lui la réserve supplémentaire qu’il n’a pas en continuant à l’appeler chameau.
Cela n’enlève rien à la valeur de l’animal si justement surnommé « le vaisseau du désert ». Le bédouin ne se conçoit pas sans chameau, pas plus que le chameau sans bédouin.SES ORIGINES. – Remonter à ses origines ne donne aucune certitude absolue.
Pour le Docteur Wortman et ses assistants du muséum américain de New-York la race du chameau, aujourd’hui confinée aux régions désertiques de l’Afrique et de l’Asie, aurait trouvé son origine dans les Montagnes Rocheuses de l’Amérique du Nord où certains squelettes découverts seraient considérés par quelques géologues comme les ancêtres primitifs du chameau. Mieux vaut s’en tenir à la croyance des nomades qui considèrent le chameau créé avant toute chose et après lui le bédouin pour qu’il en prenne soin et le garde. Allah le créa d’une poignée de vent en lui disant : « Je fais de toi un chameau et je te donne les Arabes pour famille. Je veux que tu l’emportes sur les autres animaux en contribuant plus qu’eux à l’aisance de la vie et au succès des expéditions guerrières. J’ai attaché à tes pattes la piété, j’ai mis sur ton dos des butins, j’ai disposé dans tes flancs des trésors, je te donne, sans en avoir les ailes, le vol de l’oiseau. Les bédouins montés sur toi te dirigeront, le bonheur sera attaché à ton cou ».SA VALEUR. – Chameau et bédouin ne font en effet qu’une seule et même famille, tributaires l’un de l’autre jusqu’au sacrifice suprême, la défaillance de l’un se soldant par une mort certaine pour l’autre. Chaque tente doit au moins en posséder un pour permettre à la famille de subsister, et la richesse de la famille se compte au nombre de chameaux qu’elle possède.
Avoir un troupeau n’est pas seulement un signe de fortune, c’est également un titre d’honneur et une marque de puissance. La force d’une tribu est fonction du nombre de cavaliers montés à chameau quelle peut mettre sur pied pour les expéditions de pillage ou pour la guerre. On évaluait autrefois les trésors des bibliothèques des savants musulmans à la quantité de chameaux nécessaires à leur transport.
Mais le troupeau n’est pas seulement le signe extérieur de richesse et l’orgueil du chef, de sa naissance à sa mort, il est la providence même du bédouin. Soumis aux mêmes conditions géographiques, la lutte pour la vie exige pour chaque partie une connaissance parfaite de l’autre dans le but, côté bédouin bien entendu, de pouvoir en bénéficier au maximum.LE SENS D’OBSERVATION DU BÉDOUIN. – Le bédouin, habitué à observer et à retenir (la mémoire remplaçant toute érudition livresque), connaît parfaitement ses bêtes, leurs habitudes, leurs besoins et leurs possibilités. Un rien suffit à le guider. Une simple trace lui parle mieux qu’un témoin averti. L’histoire suivante que l’on rapporte est une illustration frappante de la sagacité dont fait preuve le nomade dans l’art de naviguer dans les solitudes désolées.
Un jour quatre frères se rendaient auprès d’un chef réputé pour sa sagesse et son hospitalité. Alors qu’ils n’étaient pas très éloignés du but de leur voyage, ils aperçurent dans le désert les traces d’un chameau. Le premier dit à ses frères : « Le chameau dont vous voyez ici les traces est borgne. » « Il n’a pas de queue » dit le deuxième. « Il penche d’un côté » ajouta le troisième. « Il a un naturel farouche » reprit le dernier. Et plus loin ils rencontrèrent un homme qui avait perdu sa monture et qui leur demanda si un chameau ne s’était pas égaré dans la direction d’où ils venaient. « Ton chameau est borgne » dit le premier. « C’est vrai » répondit l’homme. « Il n’a pas de queue » ajouta le deuxième. « C’est vrai » « Ne penche-t-il pas d’un côte ? » demanda le troisième. « Oui » « N’est-il pas d’un naturel farouche ? » reprit le dernier. « C’est exact, répondit l’homme, vous savez donc où est mon chameau, mettez-moi sur ses traces. » Les quatre frères jurèrent alors qu’ils ne l’avaient ni vu ni rencontré. « C’est vous qui me l’avez pris, s’écria l’autre, vous n’avez rien omis dans son signalement. » L’entente demeurant impossible, ils s’en furent tous devant le chef où les quatre frères furent accusés d’avoir volé le chameau et ils durent justifier leurs observations.
« J’ai remarqué, dit le premier, que ce chameau avait brouté sans désemparer la partie du pâturage qui avait frappé sa vue tandis qu’il avait laissé l’autre, bien qu’elle fut abondante en herbe. J’en ai conclu qu’il était borgne. »
Le deuxième reprit : « Le crottin formait un tas tandis que les mouvements de sa queue, s’il en avait été pourvu, l’auraient éparpillé. C’est ce qui m’a fait dire qu’il n’avait pas de queue. »
Moi, ajouta le troisième, j’ai observé que l’un de ses pieds de devant avait à peine effleuré le sable. J’en ai conclu que son corps penchait d’un côté. »
« Je me suis aperçu, dit le quatrième, qu’après avoir brouté sur un point du pâturage il l’avait abandonné et avait laissé intacte une partie où l’herbe était grasse et touffue pour aller brouter là où l’herbe était plus rare. C’est pourquoi j’ai pensé que son caractère devait être farouche. »
Et le chef leur donna raison engageant le plaignant à continuer ses recherches.LES EXIGENCES DU CHAMEAU. — Ainsi le bédouin reconnaît entre mille la trace d’un de ses chameaux ; en observant le sol, il peut déterminer avec précision l’itinéraire suivi par telle tribu, le nombre de ses chameaux, depuis combien de temps elle est passée. Il s’oriente en se penchant sur les rides du désert, en tamisant entre ses doigts des poignées de sable. Il peut ainsi conduire son troupeau vers le meilleur pâturage qu’il sait ne pas être déjà occupé. Car si l’animal montre de la sobriété quant à l’eau, il est très exigeant en ce qui concerne la nourriture qu’il lui faut assurer tous les jours, ce qui entraîne le bédouin à être sans cesse en route, à parcourir les espaces secs d’un bout à l’autre du désert à la recherche d’une végétation qui reste un produit du hasard selon les caprices climatiques. À défaut de pâturages, lorsque le nomade sait s’engager dans des secteurs absolument dénudés, il prend la précaution d’emporter avec lui des noyaux de dattes broyés. Et lorsque des nuages de sauterelles devancent le chameau, dévorant le peu de verdure espéré sur la nudité des sables, il les mange surtout quand elles sont desséchées car elles ont le goût des végétaux.
Ce besoin de mastication quotidien lui permet de vivre sur sa réserve d’eau qu’il lui faut cependant recompléter périodiquement. En hiver et sur de gras pâturages, le chameau peut rester plusieurs mois sans boire. En été, son maximum varie entre 15 et 22 jours. En général, il revient au puits après 5 ou 6 jours de marche consacrés à la recherche des pâturages. Arrivé au point d’eau, il exige une ration imposante car pour « faire son plein » il n’est pas rare de voir une bête normale absorber 200 à 300 litres d’eau ; pas d’une seule traite, heureusement pour le ravitailleur ! Un « plein » se fait en général en 24 heures, l’animal revenant 3 ou 4 fois à la source ruminant entre temps la verdure rapidement engloutie dans sa panse.LES RESSOURCES OFFERTES PAR LE CHAMEAU. – Si le nomade a pour unique souci la subsistance de son troupeau, le chameau lui offre en revanche à peu près tout ce dont il a besoin. Il tient à lui plus âprement que le paysan à son champ car lorsqu’il est assis sur sa bosse, il est assis en même temps sur tous ses biens. Il n’est rien dans cette bête, vivante ou morte, dont il ne se sert. Tissés, les poils deviennent des couvertures, des manteaux, des tapis, de longues bandes pour la tente, toutes sortes de cordages. Brûlés et réduits en cendre, ils arrêtent les saignements de nez, l’hémorragie d’une blessure. Les soies de la queue tressées et portées au bras gauche en guise de bracelet écartent les fièvres. Dans sa peau tannée, le bédouin taille des sandales, confectionne des outres, des sangles, des harnachements, des gamelles pour le lait. Sa chair est une nourriture de choix dont la consommation constante augmente la vigueur de l’homme et porte à la passion amoureuse. La graisse de la bosse est le mets le plus exquis que l’hospitalité d’une tente puisse offrir à un hôte de distinction. Elle est également utilisée comme beurre et conservée dans des outres. Son odeur, en fondant, possède de plus la propriété de faire fuir les vipères. À la fois breuvage et nourriture, le lait reste l’aliment de première nécessité. Ce n’est que lorsqu’on en est privé que l’on boit de l’eau dont on ne se préoccupe autrement que pour le bétail. Une chamelle fournit du lait pendant 12 à 15 mois et jusqu’à 5 litres par jour à l’époque des savoureux pâturages printaniers. « Qui boit une pleine outre de lait est fort comme un lion » dit un dicton populaire.
L’urine, douée de vertus miraculeuses, est aux yeux des nomades, aussi pure que l’eau. À l’aurore les femmes vont parmi les troupeaux en repos recueillir les grands jets verdâtres sentant l’herbe. Elles y trempent leurs cheveux et les hommes les mèches noires encadrant leur visage. Pour les ablutions générales du corps, il suffit tout simplement de se placer sous un chameau. C’est le sort réservé au bébé pour son premier contact avec la vie nomade. Dès les premiers vagissements, le nouveau-né est placé tout nu sous une chamelle qui urine pour que, par ce baptême du désert, la vigueur et la puissance de l’animal pénètre son corps et son âme. Par mesure d’hygiène, il est également recommandé d’en absorber une bonne dose le matin.
Les entrailles du chameau sont une fabrique permanente d’excellent combustible que les gens des tentes préfèrent souvent au bois sec trop vite consumé par grand vent. Ces petites boules bien séchées au soleil donnent peu de flamme mais en brûlant lentement deviennent une braise vive et ardente. Si le tibia sert parfois de piquet de tente, les os sont également un combustible recherché. À Fès, dans les établissements balnéaires et dans les boulangeries, pour la chauffe des fours, on achète à 15 francs le kilogramme des os de chameaux qui, paraît-il, brûlent mieux que le bois.
En situation périlleuse, surtout quand une déshydratation fatale menace des enfants, le sacrifice d’un chameau permet de reconstituer la réserve d’eau. La bête choisie est égorgée et son sang bu tout chaud est un premier reconstituant. Dès qu’elle est vidée, on glisse dans ses flancs les enfants malades qui se trouvent ainsi en chambre climatisée. Reste à récupérer l’eau. Les entrailles sont suspendues à une branche d’arbre et juste en dessous est creusé un trou où l’on allume du feu. Quand les viscères ont été assez chauffés on tapisse le trou de la peau de l’animal pour en former un récipient et il ne reste plus, à l’aide d’une aiguille, qu’à performer de milliers de trous chaque alvéole de la panse, distendue sous l’effet de la chaleur. Une eau claire et limpide s’écoule et avec une bête bien choisie, il est, dit-on, possible d’en récupérer ainsi jusqu’à 250 litres.
Dans l’attente du clientLA REPRODUCTION DU TROUPEAU. – Si le chameau vit par le bédouin, celui-ci tire de sa bête à peu près tous les éléments de sa subsistance. Il représente pour lui toute sa fortune. Au désert, toutes les transactions se comptent en têtes de chameaux. C’est donc le problème de la reproduction qui retiendra toute l’attention du chef de tente. D’abord dans le choix du mâle qui au sevrage aura échappé à la castration s’il laissait espérer toutes les qualités exigées. Le bédouin est très difficile sur le choix de l’animal qu’il consacre à la reproduction et il en prend grand soin.
La meilleure réputation revient à l’étalon de 7 ou 9 ans. L’époque du rut commence à la poussée de l’herbe et dure 3 mois ; durant cette période le chameau se trouve bouleversé et étrangement transformé : sa gueule projette une membrane rougeâtre en forme d’énorme poche muqueuse d’une proportion insolite pendant d’un seul côté de la lippe tuméfiée et grotesque. Ce n’est en fait que le voile du palais qui s’enfle et se désenfle sans arrêt, amplifiant ses blatèrements.
Une sécrétion noirâtre comparable au jus de dattes et au goudron envahit la partie supérieure de l’encolure.
L’animal le plus doux devient dans cet état turbulent, haineux, prêt à charger furieusement et à mordre. Le berger, qui dans la crainte des batailles a mis ses chamelles à l’écart, choisit la première élue. Géniteur infatigable, le chameau peut saillir 3 chamelles par jour mais on ne lui en donne pas plus d’une cinquantaine durant sa saison pour limiter son épuisement.
Contrairement à l’assertion généralement admise et probablement parce que la disposition de leurs organes les fait uriner en arrière, les chameaux ne s’accouplent pas dos à dos, mais l’arrière-train en appui au sol, dans une position plutôt acrobatique dépourvue, sans nul doute, de toute élégance.
La période de gestation est de 12 mois et la chamelle est remise au mâle tous les deux ans.
Terminée la liberté du Grand Sud.
Dans quelques instants ce groupe fera connaissance avec le nœud coulant.III. — Vers de nouveaux horizons
Voici donc le troupeau qui grandit et, poussé loin de leur cadre, certains éléments vont laisser en échange de leur valeur : sucre, thé, cotonnades, bijoux et autres objets nécessaires à la subsistance de la tribu.
Suivons dans leur trajet une équipe de convoyeurs qui périodiquement se retrouvent sur le souk de Settat.
Partis de Tan-Tan, ils se retrouvent après 7 jours de marche à Bir Oumegreine en passant par Aatar. 6 jours de plus les mènent à Aïn-Bentili, puis c’est Tindouf à 5 jours, Merkala à 2 jours, Bou-lzakarn à 4 jours et enfin Goulimine le lendemain. C’est le premier grand centre de rassemblement.
Deux fois par an, vers le début mai et la fin juillet, le Moussem Asrir près de Goulimine attire des milliers de chameaux. Il n’est pas rare à ces époques de voir des rassemblements de 6 000 à 7 000 bêtes venant des points les plus reculés de Mauritanie ou du Soudan. En temps normal les chiffres sont plus raisonnables ; il ne s’est vendu au dernier souk que 370 chameaux.
Les chefs de tente n’emmènent aucun argent avec eux. Le produit de la vente est immédiatement transformé en provisions parfois prévues pour l’année entière.
La caravane se reforme par troupeaux de 150 à 200 bêtes encadrées de 5 ou 6 convoyeurs qui partent en général avec 5 jours de vivres et 3 jours d’eau. Le chargement est peu encombrant car il leur suffit de 10 kilogrammes de farine d’orge enfermée dans une peau. Une autre peau de petite chèvre contient l’huile ou le beurre rance, 4 à 5 kilogrammes de sucre et de thé et une guerba de 30 litres d’eau. La petite marmite et l’indispensable théière, voilà pour tout bagage de quoi satisfaire les besoins de 3 convoyeurs pour affronter les longues étapes qui restent à parcourir.
Le menu est des plus simples et bien vite confectionné : un peu de farine d’orge délayée dans la marmite pour en obtenir une sorte de polenta, le tout est porté directement sous le pis d’une chamelle pour être copieusement arrosé de lait. Un peu de cuisson et le repas est prêt à être englouti.
L’eau de rinçage du thé offre la quantité de liquide nécessaire à la toilette journalière ; la guerba étant réservée au thé et à la boisson mais là encore avec une extrême parcimonie. Quand il n’est plus possible de résister à la soif, chacun a droit à 2 verres d’eau. En période de très grosse chaleur, le bédouin prévoit quand il le peut une consommation de 2 litres d’eau par jour et par personne.
L’itinéraire reste immuable : à 2 jours de Goulimine, Tiznit ; à 3 jours encore Ouled Teima ; à 3 jours encore Argana ; 3 jours de plus pour lmin Tanout. Étapes plus courtes en distance mais plus longues dans le temps en raison du relief plus accidenté. Le troupeau continue, les kilomètres ne comptent pas, l’unité de marche étant la journée. Un jour de plus les mène à Chichaoua, puis 2 jours pour Louis Gentil, un autre pour arriver à Sidi-Bennour et enfin Settat après deux nouvelles journées de marche.
Ces « hommes bleus » aussi secs que l’on puisse les imaginer, habitués à lutter contre les éléments de la nature, à endurer les plus pénibles souffrances physiques sont des marcheurs infatigables. L’un d’eux particulièrement fier de voir que l’on s’intéressait à ses capacités affirmait s’être rendu à pied de Goulimine à Fès en 22 jours.
Le chameau est également d’une endurance insoupçonnée. De l’eau de temps à autre, de quoi mastiquer chaque jour, ne serait-ce que quelques touffes desséchées ou quelques plantes à ronces ou à dards acérés qu’il aborde on ne sait comment sans se blesser, et le voilà capable d’additionner les journées de marche couvrant des centaines de kilomètres sans fatigue apparente. Seule sa bosse, bien remplie après un séjour dans de savoureux pâturages, accuse son degré de fatigue en fondant progressivement au cours de ses voyages et suivant les efforts plus ou moins prolongés qu’il soutient. Elle arrive même à être entièrement résorbée laissant la peau flasque et vide pendre de côté.
Un chameau bien en forme couvre assez facilement ses 60 à 70 kilomètres par jour. Son maximum dans les meilleures conditions en avançant de son pas lent mais de façon continue du lever au coucher du soleil peut aller jusqu’à 90 kilomètres.IV. — Débats sur le souk
Dès le vendredi soir, par petits groupes, les chameaux pénètrent sur la place du souk. Baraqués les uns à côté des autres ils blatèrent bruyamment regrettant sans doute le sol moelleux de leur sables lointains. Le petit jour amène autour d’eux une masse grouillante, affairée mais surtout bruyante. Les convoyeurs, leur mission remplie, ont touché une somme forfaitaire de 500 francs par animal arrivé à bon port. Les pertes en cours de route ont donné lieu à d’âpres discussions et la mort d’un animal n’est admise que si la peau est présentée, preuve irréfutable de la bonne foi du convoyeur. Sur un troupeau de 200 bêtes il arrive assez souvent qu’une ou deux manquent à l’appel à l’arrivée surtout quand, trompant la vigilance des bergers, elles absorbent au passage du laurier rose qui leur est fatal.
Place maintenant au maquignon. Chaque bête fait de la part de l’acheteur l’objet d’une étude attentive et détaillée et plus particulièrement la dentition qui permet de déterminer son âge avec exactitude. On fait baraquer le chameau, on lui fait faire quelques dizaines de mètres au pas de course le long du mur du souk. Il reste à débattre le prix et cela peut durer des heures, chacun étant persuadé qu’il arrivera à décourager l’autre. Le souk semble être à deux étages ; les têtes enrubannées ou encapuchonnées de la foule dominées à l’étage au-dessus par les bosses des chameaux qui, d’un peu plus loin, donnent l’impression de toutes se toucher comme des miniatures de dunes rappelant les perspectives désertiques.
L’accord semblant réalisé, il faut encore livrer la marchandise. Les chefs de files de chaque petit groupe sont à première vue dociles à part leur désapprobation sonore. Une patte de devant repliée sur elle-même et solidement attachée au-dessus du genou leur donne d’ailleurs un équilibre instable qui ne leur permet pas de manifester autrement leur mécontentement. Mais les plus jeunes bêtes sont presque toujours libres de tous mouvements et les acheteurs n’entendent pas leur voir prendre une autre direction que la leur.
L’asservissement de l’animal à la volonté du client devient du sport : le groupe de chameaux est entouré et devant leurs pattes, à plat sur le sol, on place quelques cordes à nœuds coulants largement ouverts. À force de gestes, on fait avancer légèrement les chameaux ne comprenant visiblement rien à la manœuvre qui leur est imposée, dans l’espoir qu’une patte ira se placer bien au centre d’un nœud coulant. Voilà qui est fait ! un coup sec sur la corde ; il est pris ! Il se débat alors furieusement et il n’est souvent pas trop de deux hommes pour tenir l’autre extrémité de la corde. Tournoyant comme un forcené, manifestant bruyamment sa colère, il finit par se prendre lui-même dans la corde le cou ou les autres pattes et, quelques bras solides aidant, il chute enfin et s’affale sur le côté. Tous se précipitent dessus en évitant soigneusement le rayon d’action des pattes. Première prise : la gueule pour éviter toute désagréable surprise. Et pendant que l’un maintient d’une main de fer placée en arrière des dents tranchantes la mâchoire ouverte, l’autre ajuste le lien en le serrant brutalement après avoir fait passer une branche sur le museau et l’autre derrière les oreilles. On peut tout lâcher, l’animal bien que mécontent et encore hostile, sentira, transmise par la corde, en brutales secousses la volonté de son nouveau maître.
Marché conclu ? Pensez-donc !... la corde de la dernière bête n’est pas encore entre les mains de l’acheteur. La discussion reprend. Pour mieux parler avec ses mains, le bédouin s’accroupit, attache à sa cheville l’extrémité de la corde retenant le dernier chameau et, ses deux mains libres maintenant, ponctue de gestes décidés les arguments avancés. Le cercle se reforme sous l’œil hébété et absent du chameau. Il semblerait au ton élevé des voix que chaque interlocuteur s’adresse par-dessus la masse compacte et déjà bruyante du souk à un inconnu caché à l’autre extrémité. Le ton monte encore et les gestes s’amplifient. Va-t-on assister à une bagarre en règle ? Non pas. Les quelques mètres de corde fournis en dernière minute n’ont sans doute pas été compris dans le marché. L’entente doit encore être possible, surtout en comparaison de la somme engagée. Si une bête de premier choix peut atteindre 100 000 francs à la meilleure saison et si les plus jeunes peuvent se trouver à partir de 15 000 francs, le prix moyen reste aux environs de 40 000 francs. L’acheteur à bouts d’arguments jette d’ailleurs une liasse de billets au pied du bédouin qui ne veut point les ramasser. La discussi0n reprend toujours très animée et voilà enfin le dernier bon geste ! Le bédouin ramasse sans hâte le paquet,-compte soigneusement ses billets et les glisse furtivement dans le fond de sa choukara. Cette fois : marché conclu.
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**Que réserve le destin à ces chameaux abandonnés ici par les convoyeurs du Grand Sud qui sont repartis au delà de l’Atlas à la recherche d’un nouveau troupeau ?
Pour beaucoup leurs minutes sont comptées car ils seront débités sur place au souk El Had du lendemain. 366 bêtes représentant un poids total de 47 tonnes 500 ont été livrées en 1954 à la gourmandise locale.
Plus heureux sont ceux destinés, chez les fellahs des environs, aux labours et au transport de la récolte près des aires de battage.
Enfin la majeure partie continuera sa route pour alimenter le Fassi particulièrement friand de sa chair.*
**BIBLIOGRAPHIE
La Vie du Chameau.........Elian J. Findert.
Nomades du Sud.............J. de Bonnault.
Méharées.........................Théodore Monod.
Maroc: Les Villes.............Encyclopédie d’Outre-Mer (tome II).
Source :
GENDARMERIE NATIONALE
Revue d’études et d’informations
n°34 – 4ème trimestre 1957