LES GENDARMES DU SAHARA
D’El-Goléa, ils partent chaque année faire le tour de la terre sans quitter leur monde de sables. À la rapidité de leur intervention, des hommes doivent de n’avoir pas connu une mort atroce : la mort de soif et de faim.
Le plus souvent, on imagine le Sahara comme une immense mer de sables et de dunes. El-Goléa répondrait assez bien à cette image d’Épinal. Située au bord du Grand Erg Occidental, cette ville mérite le surnom de « Citadelle des sables ».
L’homme n’attendit pas la course au pétrole pour relever le défi du désert. Tout laisse supposer que cette région connut un peuplement important aux temps préhistoriques. Les « Ateliers » et les Vestiges découverts dans la contrée en témoignent.Aujourd’hui, El-Goléa apparaît comme une fastueuse tache de verdure au pied de falaises arides — derniers souvenirs de la Sebkha du M’Zab — dominée par les ruines orgueilleuses de l’ancienne ville fortifiée, haut perchée sur une Gara. À l’ouest de l’oasis, une barrière de sable : les premières dunes du Grand Erg Occidental. Au sud, l’immensité désolée du Tademaït, vaste plateau de pierres menant vers le Hoggar fastueux — terre de légende, patrie d’Antinéa.
Dans la cour de la Gendarmerie, devant le bassin où s’ébattent des poissons rouges, un 6x6 et un 4x4 ronflent sous un chaud soleil hivernal. Les véhicules sont lourdement chargés : bidons d’eau et d’essence laissent peu de place aux passagers... Pourtant, trois gendarmes, trois harkis, un mécano de la C.C.R. 214 et deux reporters parviennent à se caser dans les Dodge. L’expédition n’a rien d’une action guerrière. Nous partons à la recherche de civils égarés dans l’immensité du Sahara. Le 24 février, le chauffeur d’un camion remontant sur El-Goléa a quitté la piste aux environs d’Aïn-El-Hadjadj. Les efforts déployés pour le retrouver se sont révélés jusqu’alors infructueux, malgré l’intervention de l’Aviation, de l’Armée de Terre, de la Gendarmerie et de voitures privées. Nous sommes le 9 mars. Le camion emportait un mois de vivres. Il reste donc de fortes chances de retrouver sain et sauf son chauffeur. Par contre, les deux occupants d’une Land Rover perdue le 14 février dans la même région ne semblent pas avoir pu survivre, ne disposant pas de ravitaillement en quantité suffisante. Leur disparition n’a été signalée que le 2 mars. À cause d’une incroyable et criminelle négligence des personnes qui savaient que la voiture n’avait pas rejoint In-Salah, le but de sa randonnée, un Européen et un musulman ont été privés de secours pendant seize jours et n’ont donc certainement pas pu échapper à une des morts les plus atroces : la mort de soif et de faim.
L’adjudant Bugeaud commande notre petit détachement. Depuis 1958, le chef de la brigade d’El-Goléa parcourt le désert. Cet homme de la Creuse, un des départements les plus pauvres de la France, est devenu en quatre ans un spécialiste de cette contrée la plus déshéritée qui soit, du moins en surface. Il connaît les nomades, leurs itinéraires et leurs points d’eau. Il connaît les animaux, du dromadaire à la vipère à cornes. Pour se diriger, il s’est créé un réseau de points de repère. Mais il connaît aussi tous les pièges du Sahara. Il ne se fie pas à son intelligence ou à son instinct. Jamais il ne part sans ses cartes, sans sa boussole, sans son poste émetteur-récepteur. En fait, remarque-t-il, on ne connaît pas le désert, on apprend à le connaître. On apprend aussi à l’aimer. Comme Saint-Exupéry, on s’aperçoit que « le désert n’est pas là où l’on croit. Le Sahara est plus vivant qu’une capitale et la ville la plus grouillante se vide si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés ».Cent quarante kilomètres en sept heures
À 10 heures, nous passons sous le vieux ksar placé en sentinelle à la sortie d’El-Goléa. Nous longeons l’Erg Occidental à une allure très réduite. L’état de la piste, une belle « tôle ondulée », nous fait tressauter et met nos véhicules à rude épreuve. Rapidement, l’un d’eux nous oblige à un arrêt imprévu, la boîte de transfert donnant des signes de lassitude… Pendant une demi-heure, le mécanicien Ratinaud disparaît sous le Dodge. Il revient au soleil pour nous autoriser à prendre un nouveau départ. À midi, nous nous arrêtons pour déjeuner. Quelques brindilles de bois sec, parsemées dans les dunes, permettent aux harkis de préparer le feu pour chauffer la traditionnelle « chorba », agrémentée (une fois n’est pas coutume) de bœuf militaire, que certaines mauvaises langues appellent « singe ». Des sardines grillées à l’huile et au sable et des oranges complètent le menu. La tasse de nescafé avalée, nous reprenons la piste. À 16 heures, le Grand Erg Occidental disparaît à nos yeux. Nous traversons le plateau de Tademaït, tapis de pierres, noires sous le soleil, claires contre le sol. Paysage de désolation. De temps à autre, une touffe de drinn subsiste dans un lit d’oued à peine perceptible. À l’horizon, des mirages nous allèchent par leur promesse, jamais tenue, d’eau abondante. À 17 beures, le 6x6 s’arrête. Seconde panne qui nous immobilisera pendant une heure et demie. L’essence avait décidé de ne pas parvenir au carburateur.
Déjà la nuit tombe et le soleil se couche dans une débauche de couleurs rose et violette. Nous atteignons le fort Miribel, ancien bordj militaire situé au confluent des oueds El-Ouchen et Chebbaba. Tout naturellement, nous décidons de choisir comme lit le lit d’un oued. L’adjudant Bugeaud montre son mécontentement : les pannes et la piste ne lui ont pas permis de parcourir plus de 140 kilomètres en sept heures... Pour lui faire plaisir, le harki Ben Alia entreprend de servir des frites pour le souper. Cet ancien nomade apprécie aussi bien la cuisine européenne que la musulmane. Il n’est heureux que dans le désert. Son flair de pisteur, sa parfaite connaissance des lieux, sa vue perçante l’ont fait surnommer « Œil de Lynx ». On l’appelle aussi « chitann », le démon, autant dire le râleur.
Land Rover retrouvée : 2 occupants morts
À 21 heures, nous recevons un message de Ouargla : « Chauffeur et graisseur S.A.T.T. ayant participé aux recherches signalent avoir découvert sur piste prenant naissance 20 kilomètres nord Aïn-El-Hadjadj et se dirigeant vers ouest une inscription « en panne » et une flèche près cette dernière désignant le sud ».
Après une nuit délicieusement douce, nous prenons la direction de la piste indiquée. À peine avons-nous roulé une heure, nous captons un flash en provenance de Ouargla. « Camion retrouvé 150 kilomètres ouest Aïn-El-Hadjadj. Chauffeur vivant. Land Rover retrouvée 28° Nord-0°51’ Est, deux occupants morts ». Les deux véhicules s’étaient écartés de la piste pour mieux rouler et avaient emprunté d’autres pistes pétrolières fréquentées pendant plusieurs mois, aujourd’hui délaissées. Ils n’avaient pas eu le réflexe de reprendre leurs propres traces pour retomber sur la bonne voie. Il paraît impensable que la l’on ait repéré camion et Land Rover à quelque 150 kilomètres de la route qu’ils suivaient… Les automobilistes ont le tort de croire que toutes les pistes bien tracées mènent quelque part. En fait, elles jalonnent, dans la plupart des cas, un tracé de ligne sismique ou conduisent à un vieux forage. On roule jusqu’à épuisement de carburant et puis on s’arrête pour attendre des secours. Encore faut-il avoir la patience de rester prés de son véhicule, plus visible qu’un homme, et de ne pas marcher pour éviter toute dépense physique.
Nous retournons à El-Goléa, furieux contre ces gens indignes qui, plus ou moins consciemment, ont laissé périr deux hommes, en ne réclamant aucun secours. Heureusement, il est rare que des sauveteurs soient amenés à rechercher des automobiles perdues dans le Tademaït. En fait, au désert, les gendarmes interviennent surtout pour contrôler les nomades et assurer la police. La superficie de leur territoire d’intervention (55 000 kilomètres carrés) les amène à parcourir 45 000 kilomètres par an, dont une bonne partie à travers dunes et tas de cailloux…
Ses quatre pelotons, à El-Goléa, Adrar, Ouargla et Colomb-Béchar, font de la C.C.R. 214, commandée par le capitaine Brault, l’unité la plus dispersée dans le Sahara. La compagnie de circulation routière, avec ses 43 Dodge et ses 6 Gazelle, a inscrit à son actif, en 1961, 140 000 kilomètres… Le relevé de la carte des pistes sahariennes et l’escorte de convois spéciaux représentent le travail le plus important des « tringlots » en calot rouge. Le peloton d’El-Goléa a la chance de prendre souvent la piste impériale du Hoggar jusqu’à Tamanrasset.
Pendant trios jours, j’ai vécu la vie d’un poste parti pour le sud. À dix, avec trois Dodge, nous avons quitté El-Goléa pour protéger des routiers dont l’un transportait de la dynamite. Jusqu’au soir du premier jour, nous avons eu la pluie pour compagne. Avec une humeur maussade, nous avons gonflé nos matelas pneumatiques. Un vent de sable froid a soufflé toute la nuit sur le plateau de Tademaït. Couché tout habillé, la tête enfoncée dans ma djellaba, j’ai tenté en vain de trouver le sommeil. Jaloux, j’entendais ronfler mes compagnons de voyage… L’aube m’a délivré et le soleil m’a remis en forme. Pendant dix heures encore nous avons traversé le Tademaït, avec pour horizon le nuage de poussière levé par le camion qui nous précédait. Enfin, tout au bout du plateau, nous attendait le cirque de l’oued El-Hadjadj. Des falaises garnies d’éboulis, dominés par l’entablement rocheux du Tademaït, entaillées par une vigoureuse érosion, forment un paysage lunaire. Dans ce cirque (non bâché), nous avons établi notre campement. Autour de la table dressée sur des jerricanes, nous avons veillé fort tard. Une tiédeur bienveillante nous y incitait. C’est là, au milieu des « tringlots », que j’ai senti la grandeur du Sahara, détesté la veille… J’ai compris, cette nuit là, les paroles de Saint-Exupéry : « Chaque étoile fixe une direction véritable. Elles sont toutes étoiles de Mages. Elles servent toutes leur propre dieu. Celle-ci désigne la direction d’un puits tari. Et l’étoile elle-même paraît sèche. Et l’étendue qui vous sépare du puits tari n’a point de pente. Telle autre sert de guide vers une oasis inconnue que les nomades vous ont chantée. Et le sable qui vous sépare de l’oasis est pelouse de conte de fées. Telle autre encore désigne la direction d’une ville blanche du Sud, savoureuse, semble-t-il, comme un fruit où planter les dents. Telle de la mer.Enfin des pôles presque irréels aimantent de très loin ce désert : une maison d’enfance qui demeure vivante dans le souvenir. Un ami dont on ne sait rien, sinon qu’il est ».
L’impression d’avancer dans un cloître
Le troisième jour, à midi, nous atteignons In-Salah. Pittoresque oasis irréelle. Ses maisons d’argile, de style soudanais, craignent la pluie et sont menacées d’ensablement. Une dune, ingrate, a recouvert la demeure du Père de Foucauld. Dans le silence de paix de cette ville où chacun, targui ou européen, semble vivre dans le recueillement, où l’étranger a l’impression d’avancer dans un cloître, le poste de la C.C.R. restera vingt-quatre heures, afin de permettre aux chauffeurs de se reposer et aux mécaniciens de repérer et de réparer les défaillances des véhicules.
Ensuite, il progressera vers le sud, s’enfoncera dans le défilé d’Hassi-El-Krening, traversera une plaine sablonneuse avant de pénétrer dans les célèbres gorges d’Arak, au caractère inhospitalier, laissera sur la gauche le sommet longtemps inviolé (2 327 mètres) du Garet-El-Djenoun, vénéré avec superstition par les Touareg, sur la droite l’Adrar Tesnou (1 756 mètres) aux faîtes gris-bleu marbrés de noir. Les « tringlots » abandonneront les camions et leur précieux chargement à In-Ecker, terme du voyage. Ils reviendront à El-Goléa brunis, fatigués, mais heureux d’avoir découvert, ou redécouvert ce désert où « tout s’oriente », « tout se polarise », où « un silence même ne ressemble pas à l’autre silence », ce désert « plus vivant qu’une capitale ».
Texte et photos, Jean-Claude Duchamp.