Comment réaliser un service aérien à travers le Sahara
par le Lieutenant ESTIENNE



Voiture CITROËN à propulseur KÉGRESSE-HINSTIN
sur la piste saharienne

      Au cours d’un essai de voitures Citroën munies de propulseurs Kégresse-Hinstin, exécuté du 26 février au 11 avril 1922 sur le parcours Touggourt – ln-Salah aller et retour, j’ai acquis la certitude qu’une liaison aérienne régulière entre l’Algérie et l’Afrique occidentale est maintenant réalisable.
      L’emploi de l’Aviation au Sahara avait été jusqu’ici dominé par la nécessité d’une piste automobile indispensable à la sécurité des aviateurs et au jalonnement des itinéraires. Une telle conception, rivant l’avion au sol, le privait de ses plus précieuses qualités qui consistent à utiliser des itinéraires rectilignes à grande altitude, et à voler la nuit comme le jour sans craindre ni la chaleur ni les vents de sable.
      D’autre part, l’apparition des voitures à chenilles Kégresse, qui lors des derniers essais empruntèrent tantôt les pistes chamelières, tantôt des itinéraires inconnus aux caravanes, et d’autre part, les procédés de grande navigation aérienne, ouvrent à l’aviation saharienne des perspectives toutes nouvelles.
      Actuellement la traversée aérienne du Sahara peut être assimilée à la traversée d’une mer dont les ilots habités seraient des postes dotés de voitures à chenilles remplaçant les embarcations de dépannage. L’avion transsaharien utilisera tous les procédés préconisés pour les grandes navigations transméditerranéennes ou transocéaniques. En cas de panne, l’avion signalera par télégraphie sans fil sa position aux postes voisins qui lui enverront des voitures de secours.

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      Mon but est de présenter ici un projet exposant les grandes lignes d’une organisation immédiatement réalisable permettant de parcourir toute la région saharienne de l’Algérie au Niger :

      1° Du Nord au Sud, par une ligne aérienne centrale Biskra – Ouargla – In-Salah – Tamanrasset – Kidal – Tombouctou ;
      2° De l’Est à l’Ouest au moyen de voitures à chenilles capables d’atteindre un point quelconque dans une zone de 400 km de part et d’autre de la ligne aérienne, soit pour porter secours à des avions en panne, soit pour assurer toute étude de prospection ou de chemin de fer dans une région actuellement inaccessible.
      Il n’est pas question ici de créer un moyen de transport plus économique que le chameau. Il est apparu depuis longtemps que le ravitaillement par auto coûtait plus cher que le ravitaillement par chameau. Il s’agit d’établir un moyen rapide susceptible d’être substitué au chameau pour le transport du courrier et d’un personnel de choix.
      Dans ces régions désertiques la lenteur des voyages en automobiles donne un gros avantage à l’avion (courrier Niger-Touggourt : par chameau 55 j0urs, par auto 15 jours au minimum, par avion de 2 à 4 jours).
      Il convient en outre de remarquer que, par suite de l’absence de route, il n’existe pas entre l’automobile et l’avi0n la même disproportion de consommation en carburant qu’en Europe ; au Sahara, pour la même charge kilométrique transportée, les consommations respectives de l’auto et de l’avion se trouvent à peu près équivalentes.
      D’autre part, la capacité de transport de l’auto est bien diminuée par sa grande consommation d’eau, par l’obligation dans certaines régions d’employer un personnel nombreux et de se munir d’un armement sérieux en prévision d’une attaque toujours à craindre pour un convoi circulant régulièrement sur un itinéraire connu, par l’obligation d’emporter un matériel de campement, des vivres de route et de réserve pour le personnel.
      Dans ces conditions, on doit reconnaitre que sur de grandes distances, l’avantage de l’auto sur le mode de transport actuel par chameau n’est pas en rapport avec les dépenses qu’elle nécessite.
      L’avion, au contraire, profite dans ces régions d’une grande proportion de journées claires ou à plafond élevé, qu’on ne trouve pas en Europe. Il a, sur l’automobile, l’avantage de pouvoir voyager la nuit aussi bien que le jour, été comme hiver. Il convient d’ajouter que l’absence de végétation, de forêts, de cultures, de routes, de canaux, de voies ferrées, etc., permettra à l’avion muni d’un train d’atterrissage évitant l’ensablement et suffisamment souple sur un terrain rocailleux, de toujours trouver un terrain d’atterrissage convenable.

I. – L’itinéraire, les postes de ravitaillement et de dépannage.

      La ligne aérienne de Biskra à Tombouctou serait jalonnée par quatre postes de ravitaillement et de dépannage installés à Ouargla – In-Salah – Tamanrasset – Kidal où existent actuellement des postes de radio.

                      Biskra – Ouargla...............................350 km
                      Ouargla – In-Salah...........................650 km
                      In-Salah – Tamanrasset...................600 km
                      Tamanrasset – Kidal........................650 km
                      Kidal – Tombouctou........................450 km

      Avant toute autre chose, il faut considérer le moyen de ravitailler ces postes en carburant.
      Il est admis actuellement que l’on ne peut transporter de l’essence au Sahara sans avoir de grosses pertes provenant :

      1° De l’évaporation causée par la chaleur ;
      2° Des difficultés de transport (transbordements fréquents et surtout transport à dos de chameau).

      Il y a lieu de remarquer que l’expérience du transport de l’essence au Sahara date en grande partie des premières tentatives de pénétration saharienne par l’aviati0n, pendant la guerre et au lendemain de la guerre. Les moyens matériels faisaient défaut et le temps pressait. On a dû utiliser les ressources existantes dont disposaient l’aviati0n et le service automobile de l’Afrique du Nord. On a surtout utilisé les tonnelets ordinaires de 50 litres. Les tonnelets n’étant pas suffisants on a cherché à employer tous les récipients utilisables (comme en font foi les rapports de l’époque), en particulier les bidons de 18 litres en caisse.
      Faut-il s’étonner que, dans de telles conditions, le transport de l’essence en zone saharienne ait donné lieu à de nombreux mécomptes.

Carte schématique de la liaison transsaharienne


                                                                                              ________ Itinéraire des avions.
                                                                                             - - - - - - - - -  Ligne de ravitaillement par chameaux.
                                                                                             + + + + + +   Ligne de ravitaillement par autos.
                                                                                                         ( )          Limite de la zone accessible aux voitures à chenilles.

      Le transport de l’essence par camions automobiles s’est révélé très onéreux par suite du faible poids utile enlevé dans les grandes randonnées, poids qui devient de plus en plus faible à mesure que les distances augmentent entre les centres de dépôts d’essence et de matériel. De Ouargla à In-Salah aller et retour, une Fiat dépense 800 litres d’essence pour en déposer 200 à In-Salah. Le transport de l’essence à dos de chameau occasionne d’ailleurs moins de pertes que le transport par camionnette.

      Le pourcentage admis des pertes d’essence dans le transport par chameau est de :

                 Ouargla – In-Salah en bidon de 50 litres..................................... 30/00
                 In-Salah – Tamanrasset en bidon de 50 litres............................. 30/00
                 Ouargla – In-Salah en bidon de 18 litres en caisse mince........... 40/00
                 Ouargla – In-Salah en bidon de 18 litres en caisse forte
                 avec rembourrage intérieur......................................................... 15/00

      Une des causes principales du déchet de route dans le transport à dos de chameau réside dans les cahots et les chocs auxquels sont soumis les récipients pendant la marche et les opérations de chargement et de déchargement. Ces cahots et ces chocs entraînent, malgré les plus soigneuses vérifications au départ, des fuites aux points où les soudures ne sont pas parfaites, ainsi que le desserrage progressif d’une partie des bouchons qui laissent ensuite l’essence s’échapper d’autant plus rapidement que la chaleur entretient une certaine pression à l’intérieur des bidons. Les indigènes du convoi, les « Sokkars » ne prennent aucune précaution dans le transbordement des bidons ; propriétaires, en général, des chameaux, ils ont tout intérêt pour ménager leurs bêtes à voyager avec des bidons vides, et faciliteront chaque fois que cela leur est possible les causes de fuite.
      Dans un transport d’essence pour le ravitaillement du poste de télégraphie sans fil de Tamanrasset, on est arrivé sur l’itinéraire Ouargla – Tamanrasset à supprimer complètement les pertes d’essence en utilisant des bidons à eau en tôle d’acier soudée à l’autogène ; il est donc possible de supprimer les déchets de route provenant du transport à dos de chameau en adaptant un récipient spécial de forme rationnelle, en tôle d’acier soudée à l’autogène contenant 70 litres environ, avec un système convenable de fermeture (le tonnelet de 50 litres n’est pas pratique ; il oblige à composer la charge avec deux ou quatre récipients, alors que la charge normale serait de trois.
      À mon avis, une organisation judicieuse consiste à ravitailler les postes sahariens extrêmes Ouargla et Kidal par camions à chenilles et les postes intermédiaires, In-Salah et Tamanrasset par chameaux. Ouargla à 180 km par ma piste de Touggourt, terminus de la voie ferrée et Kidal 240 km de Bourem sur le Niger seront ravitaillés par camions partant de Touggourt et de Bourem.
      On restera tributaire

      1° Du cheptel camelin de Ouargla pour le ravitaillement d’In-Salah ;
      2° Du cheptel camelin Hoggar pour le ravitaillement de Tamanrasset.

      Cette combinaison permettra d’utiliser les chameaux de chaque région sans les éloigner trop de leurs centres, ce qui est une condition de leur conservation.
      Les voitures à chenilles ne seront utilisés sur les itinéraires de ravitaillement par caravane que pour le transport du matériel ne pouvant être chargé sur chameau.

II. – Le matériel, l’organisation du service de liaison.

      L’avion à employer actuellement serait l’avion Farman « Goliath » muni de deux moteurs Renault 300 HP, dont les performances avec 2 000 kg de charge sont :

                                                            Vitesse au sol.................................... 163 km
                                                            Vitesse à 4 000 m.............................. 147 km
                                                            Montée à 4 000 m.............................. 3o mn
                                                            Plafond pratique.............................. 5 700 m

      Cet avion, construit presque complètement en bois, peut être dès maintenant utilisé au Sahara, pays très sec. Les seules modifications à envisager dans un avenir immédiat seraient :

      1° Utilisation d’enduits imperméables spéciaux pour la protection du bois et de la toile, et dans l’avenir construction métallique ;
      2° Roues et pneumatiques de plus grandes dimensions, et peut-être emploi de chenilles pour le train d’atterrissage.

      Dans ces conditions la charge totale de 2 200 kg de l’avion transsaharien équipé se répartirait ainsi :

                 Essence prévue pour 1 000 km (8 heures de vol à 65 litres par moteur 1 040 litres)................ 720 kg
                 Huile........................................................................................................................................... 70 kg
                 Équipement de télégraphie sans fil Radiogonio-Antenne de secours. Moteur auxiliaire........... 120kg
                 Équipage (pilote et navigateur).................................................................................................. 160 kg
                 Armement – Réserve vivre et eau en cas de panne – Divers...................................................... 120 kg
                Charge utile disponible pour le courrier et les passagers......................................................... 1 000 kg
      En ce qui concerne les voitures à chenilles, la charge utile transportable est de 1 200 kg pour une puissance de 20 HP.
      Ces voitures aménagées en camions-citernes sur les itinéraires Touggourt – Ouargla et Bourem – Kidal transporteront 1 500 litres d’essence. Aménagées en voitures de dépannage, elles auront à bord le carburant nécessaire pour faire 1 000 km et une charge utile disponible de 800 kg.
      L’avion voyagera le plus haut possible, l’altitude de voyage étant déterminée d’après le sondage des postes d’arrivée et de départ. Il naviguera à l’estime en utilisant boussole et dérivomètre avec contrôle par l’observation du sol chaque fois qu’il sera possible.
      La télégraphie sans fil jouera à bord un rôle de première importance. L’emploi de la radiogoniométrie permettra de contrôler l’itinéraire parcouru. Pendant toute la durée du trajet l’équipage restera en liaison constante soit en télégraphie, soit en téléphonie avec le poste le plus rapproché.
      En cas de panne, un moteur auxiliaire de faible puissance permettra après dressage de l’antenne de reprendre la liaison. L’emploi du sextant à horizon artificiel permettra de faire le point. La position de l’avion sera contrôlée par radiogonio soit par l’avion, soit par les postes voisins.
      En cas de panne, les postes voisins enverront au secours de l’avion deux voitures à chenilles et dans certains cas particuliers un avion.
      Pour faciliter aux voitures de dépannage la recherche de l’avion celles-ci seront munies d’un cadre radio.
      Le jour, une flamme, la nuit une lampe signal, montée au mât d’antenne signaleront l’avion en panne.
      On peut utiliser au début de l’exploitation de la ligne deux avions en service sur chacun des tronçons :
      Biskra – Ouargla – Ouargla – In-Salah – In-Salah – Tamanrasset – Tamanrasset – Kidal – Tombouctou ; ce qui exige trois ou quatre hangars dans chacun des six centres.
      Quant au matériel roulant, il peut comprendre trois voitures à chenilles (dépannage et transport de matériel) dans chacun des six centres, et trois voitures citernes pour le transport de l’essence à chacun des parcs de Ouargla et de Kidal où se trouveront des ateliers de réparations et une réserve d’avions et de voitures.

Lieutenant ESTIENNE

Source :

Revue de l’Aéronautique Militaire
n° 11 – Septembre-Octobre 1922