MÉTROPOLES SAHARARIENNES

HISTORIA magazine
N° 200 du 3 novembre 1971

 

EN arabe, sahra désigne un espace vide, un désert. Vide, c’est bien ainsi qu’on se représente souvent le Sahara : du sable à l’infini, le pays de la soif et... depuis quinze ans, le pays du pétrole.
   La réalité est différente. Environ 750 000 personnes habitent ce désert immense qui couvre un tiers de l’Afrique et que se partagent huit pays : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Tchad, Niger, Mali et Mauritanie. Les nomades assurent la liaison entre la Méditerranée et l’Afrique noire, mais le plus paradoxal est que l’ingéniosité de l’homme a réussi à faire surgir des villes dans ces étendues désolées.

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Un désert de cailloux
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  Le sable est loin de recouvrir tout cet espace, il ne représente qu’un cinquième du Sahara : c’est l’erg, semblable à une mer brusquement figée, dont les rides seraient les dunes.
   La pierre occupe une place bien plus importante : le Sahara est un désert de cailloux : massifs montagneux aux éboulis chaotiques, tassilis aux formes déchiquetées, hamadas pierreuses et arides, regs de gravier.
   Vu d’avion, un immense réseau apparaît, avec ses vallées et ses ramifications. C’est un réseau momifié : l’eau existe, mais elle court en sous-sol.
   Le long de ces oueds desséchés, ponctuant le parcours des pistes, apparaissent les villes du désert, points minuscules épars dans l’immensité.

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Des villes depuis l’Antiquité
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   On connaît des villes au désert depuis l’Antiquité : Garama, l’actuelle Gherma, en Libye, était la capitale des Garamantes, au temps d’Hérodote (Ve s. av. J.-C) et Ghadamès existait aussi déjà à cette époque. Sigilmassa, à côté d’Erfoud, au Maroc, fut, au VIIIe s. la capitale d’un vaste royaume et la plus importante ville du Maghreb après Kairouan. Enfin, au XIXe., l’émir Mael-Aïnin eut l’idée, en 1899, de faire surgir une ville des sables ; ce fut Sémara, dont la vie fut courte, puisqu’elle fut détruite, en 1913, par une colonne française.
   Les villes se répartissent surtout sous l’Atlas saharien, qui sert de lisière nord. En Algérie, à l’ouest, un chapelet d’oasis court le long de l’oued Saoura et du Touat, appelé « la rue des Palmiers », de Colomb-Béchar à Reggane. Au centre, la piste du Hoggar, de Laghouat, par le Mzab, El-Goléa, In-Salah, atteint Tamanrasset, seule ville du Sahara sans palmeraie. À l’est, Biskra, Touggourt et les oasis de l’oued Rhir, Ouargla, mènent, par Hassi-Messaoud, à Djanet, la porte des peintures préhistoriques. Le Souf et le Mzab forment deux mondes à part, deux victoires de l’homme, l’une sur le sable, l’autre sur le désert de pierre.

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L’oasis
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   L’oasis évoque le port entre deux voyages, la source fraîche après les rigueurs du soleil, le bruissement de la ville après le grand silence.
   Secrète et ouverte, renfermée et accueillante, lieu de rencontre et d’échanges, elle répond à un double but : préserver l’intimité des habitants et accueillir les caravaniers. Ceux-ci s’y reposent et s’y ravitaillent. Cultivateurs, commerçants et artisans y vivent.
   Allongée à l’ombre d’un ksar, l’oasis déborde souvent ses remparts, nécessaires quand l’insécurité régnait, avant la fin du siècle dernier, pour se protéger des rezzous.
   On y trouve d’abord le marché. C’est là qu’ont lieu les échanges. Les nomades apportent le sel, le thé et le pain de sucre, les produits provenant du Niger, les objets en cuir fabriqués par leurs femmes, autrefois l’or et les esclaves. Ils trouvent le mil et le blé, les dattes dénoyautées dont on bourre des peaux de bouc où elles forment une sorte de pâte d’aspect peu appétissant, mais pratique pour le voyage, les produits de l’artisanat. Dans les rues avoisinantes, se concentrent les boutiques, souvent groupées par professions, c’est le souk, bruyant et animé. On s’interpelle, on boit le thé, on joue aux dominos par petits groupes à l’ombre des arcades ou dans les cafés, ou bien aux dés et le crottin de chameau fait office de palet... Seuls le fréquentent les hommes et les enfants qui se faufilent dans la foule.
   Vers ses abords, le nomade pourra s’abandonner à l’évocation des « houris aux seins ronds et palpitants » que le Coran, compatissant, lui promet au paradis. Sur terre, les Ouled-Naïls y pourvoient.
  À l’agitation du marché succède le calme de la ville haute. Là, vivent les femmes. De chaque côté de ruelles sombres qui serpentent négligemment, et si étroites que deux ânes parfois ne peuvent s’y croiser, se serrent les maisons. Bâties en pisé, aveugles à la rue, elles s'ouvrent sur une cour autour de laquelle s’ordonnent quelques pièces. Au-dessus, la terrasse est, dans la journée, le séjour d’élection des femmes : elles voient sans être vues. L’été, toute la famille s’y rassemble pour dormir, fuyant la moiteur étouffante des pièces.
   Chaque oasis possède une ou plusieurs mosquées. Mais, mis à part le Mzab, le zèle religieux paraît intempestif au Saharien, témoin ce coup de pied envoyé en pleine rue par un coreligionnaire choqué et que reçut, à l’heure de la prière, un musulman trop fervent présentant de ce fait un... dos tentateur.

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Une ville dans un jardin
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   Au-delà s’étend la palmeraie. Sa fertilité repose sur la présence indispensable, tyrannique, de l’eau. Autour d’elle s’organise la vie de l’oasis, elle détermine son aspect : une ville dans un jardin où le palmier est roi.
   Les moyens diffèrent suivant les régions pour atteindre la nappe souterraine. Dans le Souf et le Gourrara, on utilise les puits à balancier, longue perche qui pivote autour d’un tronc de palmier, pourvue d’un contrepoids. Dans le Mzab, le puits à traction animal : un âne ou un chameau tire une corde à laquelle est attaché le delou – outre de cuir qui sert de seau – le long d’un chemin dont la longueur est égale à la profondeur du puits. Or certains sont creusés jusqu’à 100 mètres de profondeur. À l’aide d’une autre corde, le conducteur fait basculer le delou qui se vide dans un bassin. Le grincement de la poulie accompagne le va-et-vient incessant de l’homme et de l’animal.
   Dans l’Ouest, il y a des siècles qu’avec des moyens rudimentaires les habitants ont mis au point le système plus savant des foggaras : il s’agit de capter l’eau du plateau pour la conduire, par des galeries à faible pente, jusqu’à la palmeraie. Ces galeries ont la hauteur d’un homme courbé, possèdent des puits d’aération tous les dix mètres et peuvent atteindre jusqu’à 70 mètres de profondeur et 40 kilomètres de long. L’ensemble forme un réseau souterrain, couvrant, au Touat, jusqu’à 1 500 km ! Travail prodigieux, exécuté entièrement à la main par de véritables taupes humaines !
   Dans l’Est, à Touggourt et sur l’oued Rhir, on utilise des puits artésiens dont la technique est connue depuis les Égyptiens.

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La tête au soleil
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  Ainsi remontée du sous-sol, l’eau va ensuite cheminer par mille canaux à ciel ouvert – les séguias – pour venir, parcimonieusement répartie entre tous, baigner le pied des palmiers, dans les jardins clos de murettes et souvent minuscules.
Il faut au palmier pour pousser, la tête au soleil et le pied dans l’eau. Comme il porte des fleurs mâles et femelles sur des pieds distincts, on ne se fie pas au hasard. Au printemps, les hommes coupent les fleurs mâles et secouent leur pollen sur les fleurs femelles. Ils accomplissent ce rite en modulant une prière bénéfique pour ce mariage. En octobre, c’est la grande fête, on récolte les dattes. Il en existe de plusieurs espèces, mais la meilleure est la deglet-nour – le doigt de lumière –, celle qu’on exportera.

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Les habitants
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   À l’ombre bienfaisante du palmier, croît la vigne, en tonnelle ; sous la vigne, poussent le figuier, le citronnier et l’abricotier, et à l’ombre de ceux-ci, le jasmin et la rose, mais surtout le blé et le mil, les légumes, produits de base de l’alimentation des oasiens.
   Ceux-ci sont généralement noirs, descendants des esclaves amenés autrefois du Soudan, ou population résiduelle des premiers occupants du Sahara – ceux des fresques du Tassili des Ajjer – que l’on appelle harratin. Ils ne sont que les fermiers de ces jardins. Le propriétaire est souvent un grand nomade – blanc – qui ne condescend pas à travailler la terre et laisse ce soin aux khammès (métayers), qui ne gardent pour eux qu’un cinquième de la récolte.

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Protestants de l’Islam
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   Pour les oasis, celles du Mzab tiennent une place à part, c’est le pays des protestants de l’Islam.
   Au VIIIe siècle de notre ère, des Berbères islamisés adhérèrent à un schisme né en Perse. Ce sont les Ibadites. Ils fondèrent un royaume à Tiaret. Chassés, ils s’enfuirent à côté d’Ouargla et créèrent la ville de Sédrata, qui fut détruite à son tour. Ils fuirent de nouveau, mais, cette fois, s’enfoncèrent à 200 km de là, dans la hamada hostile, et, dans le lit pierreux de l’oued Mzab, s’installèrent définitivement. El-Ateuf fut la première créée, mais quand une ville se développait, la population essaimait et en construisait une autre. Ainsi naquirent, dans l’ordre : Bou-Noura, la Lumineuse, Beni-Isguen, la Sainte, Melika, la Reine, enfin Ghardaïa, dernière-née et la plus importante, dont le nom signifie « la grotte de Daïa », une très jeune femme qui vivait dans une grotte, dit la légende, et dont la beauté séduisit Sidi Bou Gdemma, qui l’épousa sur-le-champ.

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Un immense monastère
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  Une organisation stricte règle la vie de la communauté : aucun étranger n’y peut résider, chaque soir Beni-Isguen ferme ses portes. Ghardaïa, seule, abrite, en plus des Ibadites, des Arabes, consignés dans deux quartiers. Avant l’indépendance s’y ajoutait un quartier de juifs artisans, entouré de remparts pour éviter tout contact. Les organisations modernes sont situées hors des remparts. La religion impose à chacun une discipline serrée – on ne fume pas – et rythme la vie de tous, comme dans un immense monastère. Les femmes ne sortent pratiquement pas, enveloppées dans un lourd haïk de laine, qui ne laisse voir qu’un œil, s’effaçant, visage contre le mur, lorsque passe un homme. La silhouette de ceux-ci, familièrement appelés moutchous, est connue de tous en Algérie ; large visage barbu et à lunettes, djellaba blanche, calotte sur le crâne, on les prendrait pour des internes d’hôpital. À l’âge adulte, laissant là leur famille, ils s’exilent vers le Nord, où ils détiennent pratiquement le monopole du commerce, spécialement l’épicerie. Fortune faite, ils s’en reviennent finir leurs jours en jardinant.
  Corsetées de remparts, leurs maisons ocre et bleu pâle montent en rangs compacts vers la mosquée, dont le minaret dépasse comme un doigt levé vers le ciel.
   Cette mosquée unique, située au point le plus haut, est à la fois le centre religieux, social et intellectuel de la cité. Elle abrite le trésor, les denrées distribuées aux pauvres, les objets perdus, l’école coranique, les bains et une prison de femmes – l’audition des prières devant les remettre dans le droit chemin. L’Européen n’y entre pas. Les maisons des tolbas – lettrés – l’entourent silencieusement. Autour de la mosquée s’enroulent les rues, comme une toile d’araignée coupée d’artères descendant vers la périphérie. Là, rejeté près des remparts, se situe le marché avec son agitation.

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Le Souf
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   Toutes les terres cultivables sont réservées à la palmeraie. Lorsque la crue déferle, environ tous les dix ans, elle emprunte le circuit des rues et pénètre dans les jardins par des ouvertures prévues au bas des murs et dont la grandeur est proportionnée au nombre d’arbres de l’enclos ; ainsi chacun reçoit selon ses besoins et pas davantage.
  Isolés dans cette vallée aride, ils ont élaboré une architecture dépouillée et fonctionnelle, la plus originale du désert, qui semble étrangement moderne et inspira Le Corbusier. Toute la fantaisie bannie des villes fuse librement dans les cimetières. Il y a beaucoup de Ronchamp au Mzab : mosquées funéraires et tombes de cheikhs illustres aux formes sinueuses, aux ouvertures semées comme au hasard, à dix siècles d’intervalle rejoignent le style actuel.
  Pays refuge – comme le Mzab –, le Souf est perdu dans l’Erg oriental, en pleine dune. El-Oued, surnommée « la villes aux milles coupoles », est la capitale de cette région étrange.
   C’est à l’aide des célèbres roses des sables que le soufi voûte sa maison, en place de la terrasse traditionnelle. Une sorte de module de construction : la coupole, couvre toutes les maisons. De deux mètres de diamètre environ, elle est construite sans cintre, avec des moyens rudimentaires. Il suffit d’aligner deux, trois ou plusieurs coupoles pour obtenir la longueur de la pièce désirée.

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Fosses aux palmiers
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   En approchant de la ville, on cherche en vain l’oasis, on n’aperçoit que les panaches des palmiers qui émergent de fosses où ils sont enfouis. Au lieu de monter l’eau du sous-sol, les soufis ont préféré descendre le palmier près de la nappe souterraine, ici peu profonde, de façon que les racines aillent elles-mêmes chercher l’eau nécessaire.
   Ils ont donc creusé dans le sable des entonnoirs de plusieurs mètres de profondeur, les ghouts, jusqu’à la nappe humide. Mais le vent est un ennemi sournois. Au moindre souffle, il entraîne au fond les grains de sable. Pour lutter contre l’enlisement des palmiers, on consolide le ghout par des haies de palmes. En une ronde incessante, à dos d’homme ou d’âne, les couffins de sable remontent la pente des talus pour se déverser à l’extérieur, surtout la nuit, afin de profiter de la fraîcheur, à la lueur de torches de palmes embrasées. Spectacle fantastique.
   Le Souf, le Mzab, deux exemples de villes du désert, qui montrent bien à quel point leur aspect peut être varié. Depuis l’ère préhistorique, le Sahara a tenté l’homme : Garamantes, Romains, Berbères, Arabes, l’ont parcouru et s’y sont fixés. Des villes sont nées, d’autres sont mortes, dont l’histoire est enfouie dans les sables. L’avion, le camion raccourcissent maintenant les distances, mais, pour le voyageur, l’oasis garde sa poésie, elle reste semblable au paradis dépeint par le Coran : « Un jardin de délices, parcouru d’eaux vives, aux ombrages toujours verts et dont les rameaux, lourds de fruits s’offrent à.la main qui veut délicatement les cueillir ».

Odette BOUCHER



Le pays du silence et du vent, architecte des dunes. Au pas des chameaux,
les nomades suivent les routes que leur indiquent le ciel et leur connaissance
des points d’eau. Là où d’autres se perdraient, ils vont, sûrement


Les enfants du Sud, aux robes éclatantes. Ici, la misère est moins sordide.
On n’a jamais froid. Longtemps, les écoles du Sud furent animées par les
pères blancs ou des instituteurs militaires. Pour des civils, la solitude des
confins sahariens était trop pesante. Les grands axes routiers et les transports
aériens relièrent les villes sahariennes aux cités du Nord. Alors commença,
pour les pionniers de l’enseignement, le « défrichage » des jeunes cerveaux


Les ombres frêles des palmiers sur le sable blanc, un puits, des feuillages pâlis
par la chaleur, c’est l’oasis, la providence, si minuscule soit-elle. Un œil profane
ne la décèle pas, à distance, dans les sables. Il faut la vue extraordinairement
aiguë des nomades pour percevoir, à des kilomètres, la présence du miracle


Un puits mozabite. Inventé par les gens du Mzab quand, pour garder intacte
la pratique de l’islam, ils choisirent de s’exiler aux confins sahariens


Dès que l’eau murmure dans les sables, sous les palmiers, le désert devient
un paradis. À Bou-Saada, chaque hiver, déferlaient les cars de touristes
britanniques. Un tourisme modeste, qui n’était pas sans charme, dans
la chaîne des vieux hôtels « Transat »…


Le Mzab est fait de cinq villes ; on l’appelle encore le Pentapole.
Ces villes sont : Bou-Noura, Beni-Isguen, Melika, EI-Ateuf et Ghardaïa.
Des villes construites en pain de sucre, peintes en ocre, blanc ou
bleu andalou et dominées par une mosquée. Certaines ont leur ville d’été,
où l’eau coule sous les orangers


Le souk. Le marché. On y trouve toujours oranges,
melons et figues ; la menthe et l’écorce de noix ;
le cumin, la cannelle, l’anis, le piment doux et l’'autre,
qui emporte la bouche. Seules les nouvelles varient


Ville d’été au Mzab. Là où rien ne poussait, les Mozabites ont foré des puits et fait
s’épanouir ces véritables jardins d’Eden, où chaque famille possède une maison


Les villes du Mzab, qui ont des siècles, sont faites en moellons de torchis,
à base de boue et d’herbe, séchés au soleil pendant des jours. Seules des pluies
diluviennes pourraient en venir à bout. Mais il n’y en a jamais au Mzab


Vue aérienne du Sahara. Alors, les oasis semblent de minuscules
jardins et Hassi-Messaoud, avec ses derricks, fait penser à un jeu de
constructions oublié sur le sable

 

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