Oualata
un jardin au Sahara


Le sable a bien failli dérober Oualata à la mémoire des hommes. Le glas a sonné pour cette étape caravanière de Mauritanie avec la fin du commerce transsaharien sur lequel elle avait fondé sa fortune. Isolée, ruinée et oubliée, elle vient pourtant de gagner un formidable pari. Celui de sa survie, grâce aux initiatives d’une poignée d’inconditionnels, tombés sous son charme.


Les tempêtes de sable sont fréquentes. Pour éviter de retrouver la maison
sous une dune, les jeunes gens déblaient la porte d’entrée avec des pelles.

Sous la tente, des femmes némadis disputent une partie de sig, un jeu de fabrication locale, peu onéreux. Un des rares passe-temps à Oualata.

Après deux arrêts prières, quelques détours dans la brousse pour déposer des sacs de riz chez les bergers nomades vivant sous des khaima (1) et une course improvisée après une outarde – un vrai festin, selon le chauffeur de notre Land Cruiser – nous voici proches du but. Sur les genoux ! Dans la benne, nous sommes tassés entre des cabris, l’équipe d’un griot missionné à la hâte pour animer un mariage et une dizaine de bambins accompagnés de leur mère. C’est tout un ramdam que trimbale ce vaisseau du désert des temps modernes. Quelques passagers ont bien essayé de nous faire oublier les violentes secousses en poussant la chansonnette la ilaha ila ilal lah. « Il n’y a point d’autre divinité qu’Allah... » À peine rassurés, on s’accroche tout de même aux grands filets qui protègent les volumineux bagages des uns et des autres. Et sous un soleil de plomb. Le trajet Néma-Oualata fut éprouvant. Mais ces 110 km de piste en taxi-brousse sont un mal pour un bien. La récompense est à la hauteur. Oualata la rouge s’annonce après cinq heures de piste, lovée entre les dunes de sables. Enfin au bout du monde !

UN MONDE DE COULEURS

Les biquettes détalent, les sacs de provisions intègrent les boutiques d’un marché minuscule, et les femmes rejoignent leur famille, avec lesquelles elles célébreront le lendemain la fête de l’Aïd el Kébir (2). Star du jour, le griot frôle l’ovation. Joyeusement accueilli par une ronde de gamins pieds nus, il tente de se frayer un passage pour rejoindre ses hôtes. Dans cette bourgade de 800 âmes, seuls deux taxis-brousse font la navette avec Néma, la ville la plus proche. En échange de quelques billets, ils se relaient pour ravitailler et acheminer la population. Luxe inabordable pour l’ensemble des habitants, la voiture reste l’animation favorite du village. À chaque retour du véhicule, c’est la même pièce de théâtre au programme. Salamalecs mauritaniens – les plus impressionnantes du monde arabe pour leur durée – arrivée des gendarmes pour enregistrer les nouveaux venus, et traditionnelle cérémonie du thé. Mais aujourd’hui, le public sera moins exigeant et le spectacle écourté... Le mariage des voisins et la préparation de la grande fête musulmane sont prioritaires. Exceptionnellement, chacun s’en retourne vite à ses affaires.
Près du puits où s’abreuvent des centaines de chameaux, les hommes de Oualata s’empressent de négocier le prix de la chèvre qui devra être sacrifiée pour l’Aïd. À 12 000 ouguiyas l’animal (environ 50 euros), le berger fera des affaires. Mères et fillettes n’ont pendant ce temps qu’un seul souci: se faire belles. C’est l’heure du henné. Les retardataires exécuteront ce minutieux travail à la lampe de poche car la ville n’est pas électrifiée. Chacune enfile ensuite un mehlafa (3) neuf. Encore poisseux pour celles qui n’ont pas rincé leur voile gorgé de gomme arabique. Les garde-robes des coquettes sont de véritables musées des couleurs. Au choix : rouge vermillon, vert chèvrefeuille, bleu Klein ou orange glacé.
Sur fond de dunes, les élégantes se déplacent lentement vers la maison de Lala Fatma Mentibilal. C’est chez elle, tout près de la vieille mosquée, que se déroule la célébration de l’accord de mariage. Dans la cour intérieure de sa belle demeure, Lala a installé de grandes nattes sur le sable et attend ses hôtes. Les plus ponctuelles sont aussi les plus âgées. En général de très grands formats qui ont fait les frais d’une coutume en voie de disparition : le gavage. Pendant leur adolescence, on les forçait à faire des cures de lait. L’ordonnance préconisait huit litres par jour ! Une manière efficace de prendre rapidement des formes généreuses. Cette pratique s’expliquait aussi par la volonté de rendre les femmes très lourdes. Ainsi, aucun pillard ne pouvait les dérober au campement et à la tribu.
Autour du tam-tam se dessine vite un grand cercle dans lequel chaque nouvelle venue s’annonce en deux pas de danse saccadés. En trente minutes, la cour sature sous le nombre de convives et sous les couleurs des mehlafa (3). Les étoiles s’invitent ensuite à la fête. Pour muscler leur éclairage, un gamin brandit fièrement un tube de néon qu’il se hâte de brancher sur une batterie de 4x4. Et les festivités continuent... Sans la mariée, qui manque cruellement au décor. « Ses amies l’ont cachée et c’est au futur époux de la retrouver. Même avec vos satellites, vous ne pourriez pas la découvrir » prétend son frère.
___________________________________
(1) kaima : tente de nomade.
(2) Aïd el Kébir : fête commémorant l’épreuve d’Abraham. Dieu lui demanda de sacrifier son fils auquel fut substitué un agneau au dernier moment. À cette occasion on tue un agneau et l’on partage le repas avec les nécessiteux.
(3) mehlafa : voile féminin avec lequel s’habillent les femmes de Mauritanie.

« De quelle tribu êtes-vous ? » nous demande-t-on à chaque nouvelle rencontre

La ville n’est pourtant pas bien grande... Mais au jeu de cache-cache, les gens d’ici sont les plus forts. Avant d’être éclipsée par sa rivale Tombouctou au XVIIIe siècle, Oualta était une étape incontournable sur la piste des caravanes. Riche et célèbre, elle exacerbait la convoitise des pillards. Les imposants verrous de ses portes prennent alors tout leur sens. Là, on se protégeait de l’étranger en se cloîtrant dans sa demeure ou en se planquant sur les hauteurs de la falaise du Dhar, où d’ailleurs, des sentinelles étaient soigneusement postées. De ce belvédère, les dunes se succèdent à perte de vue et l’on imagine à quel point il fallait être rusé pour échapper à la vigilance des gardes. Aujourd’hui encore, les habitants restent suspicieux devant les inconnus. Exception faite des enfants qui courent après le toubab pour lui souhaiter la bienvenue : « Bonjour, comment tu t’appelles ? » À ces paroles s’ajoute ensuite une demande maladroite et embarrassante : « Comment tu cadeau ? »

GITANS DES SABLES


Arrive l’heure matinale de la grande prière de l’Aïd, qui rassemble tous les hommes sous la voûte céleste, en contrebas du village. La jolie mosquée au minaret carré, la plus ancienne du pays, sera aujourd’hui désertée. Tête dans le sable, les fidèles s’inclinent pour invoquer Dieu et personne ne se laisse troubler par une tempête imminente. Les torses se gonflent sous les boubous de fête, bleus ou blancs.

Sur la musique, orchestrée par le griot, chacun fait la démonstration de ses talents de danseur avant de jeter quelques billets à l’attention des futurs époux. Les plus fortunés des invités viennent avec leur magnétophone pour immortaliser les sonorités de la cérémonie.

La pause déjeuner s’avère finalement clémente, et la dégustation de la bête sacrifiée pour l’occasion se déroule à l’ombre d’un soleil redevenu torride. Les plus riches invitent les moins fortunés à partager le repas : ainsi, les Némadis, une tribu de chasseurs qui vit sous de modestes tentes, font aussi bonne chère en se voyant gratifier d’une portion de chèvre. Pour peu qu’une de leurs cousines ait eu la bonne idée d’épouser un membre d’une tribu en vue, ils repartiront avec de quoi se nourrir pour plusieurs jours.
Généralement peu appréciés, les Némadis qui avaient pour seul gagne-pain la traque de l’antilope n’ont pas su se reconvertir après les grandes sécheresses et la disparition de leur gibier. Relégués à quelques kilomètres de Oualata, ils souffrent d’une image peu reluisante. « C’est comme les gitans chez vous », nous rétorque-t-on. Les plus jeunes tentent néanmoins de travailler pour le compte de bergers. Les autres, à défaut d’antilopes, chassent l’ennui en disputant d’interminables parties de damet ou de sig. Deux jeux de fabrication locale concoctés à base de sable, de brindilles et de crottes de chameaux séchées. La Mauritanie, avant tout terre de nomades, a façonné son histoire sur les querelles et alliances entre clans. L’interrogation est omniprésente : « De quelle tribu êtes-vous ? », nous demande-t-on à chaque nouvelle rencontre. Le pays des Maures est composé d’une multitude de grandes familles et la bourgade de Oualata en rassemble une douzaine. Parmi elles, celle des Muhayjibs, originaire d’Irak, figure en bonne place. « C’est nous qui avons islamisé la ville au IIe siècle de l’hégire » soutient Bathy, savant du village et descendant direct de Baba Ould Bouye qui implanta la nouvelle religion. Avant d’être musulmane, Oualata était une bourgade soninké et animiste, connue sous le nom de Birou. Elle appartenait alors au très puissant royaume du Ghana.

 

Autrefois réputée pour sa galerie de savants, Oualata attirait de nombreux élèves dans sa
madrasa, école coranique. Aujourd’hui, les étudiants de cet enseignement traditionnel se font
de plus en plus rares et les professeurs, désormais âgés, ne trouvent plus de successeurs.

LE LANGAGE DES MURS

Considéré comme un mythe vivant, Bathy réside dans le quartier baptisé au nom de sa tribu, au sein de la plus belle maison du village. Sa façade revêtue d’un crépi rouge, dissimule une grande cour intérieure décorée à la mode locale. Arabesques gracieuses, points sibyllins et rosaces enchevêtrées ponctuent les murs des patios et des chambres. Oualata est la seule cité du pays à se farder ainsi. Accolées les unes aux autres, ses demeures, pratiquement toutes en ruine il ya encore dix ans, reprennent peu à peu leurs couleurs. Sous l’impulsion d’une équipe espagnole passionnée et passionnante. Des mordus de Oualata. Désormais, après chaque saison des pluies, Bathy et l’ensemble des habitants se font un honneur de repeindre leur maison comme c’est la tradition depuis des siècles. Grâce au banco soutiré aux carrières toutes proches. Rouge, jaune et blanc sont les seules teintes disponibles au naturel pour orner les sublimes motifs taillés au couteau.

Le commerce transsaharien attirait ici savants, copistes et religieux.
Ils ont légué des manuscrits, aujourd’hui en péril


Si d’aventure un bleu s’ajoutait au décor, il s’agirait d’un pigment importé du Mali. Autrefois, seules les mains expertes des forgeronnes s’attelaient à cet art que s’autorise aujourd’hui à pratiquer chaque propriétaire. Outre une magnifique demeure, Bathy possède des centaines de manuscrits qu’il conserve soigneusement dans des niches taillées à même les murs de son salon. Mais la visite de sa cave est un cauchemar ! Des livres sont entassés dans des caisses moisies. Délavés par les intempéries ou pris pour cible par les chèvres lassées de ruminer des sacs plastiques, ses ouvrages sans âge dépérissent.
Bien que Oualata soit classée sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco pour avoir été un foyer de la culture islamique lorsque le commerce transsaharien attirait en son centre savants, copistes et religieux, les trésors qu’elle abrite ne sont pas à l’abri des dégradations. Et si quelques familles ont accepté de réunir leurs biens au sein d’une bibliothèque, d’autres comme Bathy ont refusé. « Les manuscrits sont considérés par leurs propriétaires comme un héritage familial et non pas comme patrimoine de l’humanité. Il est très difficile de convaincre ceux qui les possèdent de s’en séparer. Même si la valeur scientifique, culturelle ou religieuse de ces ouvrages est très inégale » concède Jean-Michel Perignon, en mission à Oualata pour l’Unesco.

À quelques jours de la grande fête de l’Aïd, les hommes s’appliquent à redonner de belles couleurs aux façades de leurs maisons. D’abord mélangé avec de la bouse puis trempé toute une nuit dans une citerne d’eau, le banco est ensuite prêt à être posé.

Uniques jouets pour les fillettes de Oualata, ces poupées aux allures de Vénus préhistorique,
sont aussi produites à l’attention du touriste. Un artisanat unique au monde.

LES POUPÉES DE OUALATA

Les servantes de Oualata, les harratins, s’adonnaient autrefois à la réalisation de curieuses poupées. Semblables aux Vénus de la préhistoire, elles sont callipyges et n’ont ni bras, ni jambes. Façonnés en terre cuite, ces petits chefs-d’œuvre d’artisanat font dans la nuance. Teinte foncée pour représenter les Mauresques noires, plus claires pour personnifier les Mauresques blanches. Leur tête triangulaire est coiffée de petites perles de couleurs cousues dans un ruban de cuir. Extrêmement stylisées, ces poupées ont intrigué plus d’un ethnologue. Ces mystérieuses femmes d’argile, qui mesurent à peine 10 cm, habitent des demeures identiques à celles des femmes de chair et d’os. Dans des maquettes à ciel ouvert, imitant fidèlement les maisons de Oualata. Le bétail n’est pas oublié : chameaux, chèvres ou pigeons miniatures hantent les cours des maisons-jouets. Sous l’impulsion de la mission espagnole de l’Unesco, les femmes ont renoué avec cet artisanat local unique au monde. Regroupées en coopérative, elles s’organisent pour faire connaître leur savoir-faire auprès des touristes et ainsi vendre leur production. Les poupées oualatines n’ont pas une grande garde-robe et leurs maisons ne s’embarrassent pas d’accessoires superflus. Mais à leur côté, Barbie dans son loft fait pâle figure !

La bibliothèque, soigneusement gardée par Sidaty, recueille les livres de cinq familles dont la sienne, soit 1 500 volumes. Répertoriés dans des tiroirs de métal, ils offrent de précieuses informations sur de vieilles chansons, de savants traités de médecine ou d’audacieux plans d’architecture. « Cette mission espagnole nous a fourni quelques armoires pour ranger les livres, mais il m’en reste encore six cents pour lesquels je n’ai pas de mobilier ! » se plaint Sidaty, tout en nous confiant sa liste de courses à faire pour la bibliothèque : dix armoires, une photocopieuse, un ordinateur, un scanner, du petit matériel pour nettoyer les manuscrits et bien entendu, des panneaux solaires pour faire fonctionner les machines. Dont acte.

Le savant Bathy reçoit Aziz, un Peul originaire de Tidjikja, dans une des pièces de sa demeure.
Nombreux sont les visiteurs qui demandent à être invités pour écouter les histoires du vieux sage.

LE JARDIN DES DÉLICES

La mission n’a pas limité son action au don d’armoires. Elle restaure les vieilles demeures; vient d’achever la construction d’un musée, enquête sur l’artisanat et l’art culinaire de Oualata. L’inventaire de sa riche histoire et le développement du tourisme sont aussi entre ses mains. Avant l’arrivée des Hispaniques, la cité de sable était très sérieusement menacée de disparition. Avancée du désert, maisons abandonnées et importante mortalité infantile rendaient difficile la survie des populations. Mais grâce au programme de développement mené par Bartolomé Marti Parellada, Oualata s’est métamorphosée. Depuis 1998 cet ingénieur agronome se consacre à un projet d’envergure: un jardin de soixante hectares en plein Sahara. Impressionnant ! Dans ce potager insolite, tomates, oignons, pastèques, choux et piments sortent du sable grâce à des systèmes d’irrigation en goutte-à-goutte. « Nous avons réalisé trente-sept forages, installé de grands panneaux solaires qui alimentent un groupe électrogène pour pomper l’eau du Sahara » explique Bartolomé. Destiné à soixante familles sélectionnées sur des critères de pauvreté – généralement des harratins (esclaves affranchis) – le périmètre agricole permet à chacune d’elle de cultiver gracieusement un lopin de terre. Des rubans multicolores servent de tuteurs aux plants et de repères pour délimiter les parcelles des heureux élus. On nous apprend qu’un poulailler sera bientôt au programme. Surréaliste. Chaque matin, des femmes déambulent au milieu des allées verdoyantes, vêtues de leur voile aux couleurs chatoyantes. Elles s’échangent des recettes de cuisine, partagent un thé amer tout en surveillant les récoltes. « Même les jours fériés, nous venons ici, semer, arroser, récolter » commente Aïcha, tandis r qu’elle bêche ses tomates, son enfant emmailloté sur le dos. Sa voisine de parcelle, Raki, prépare des piments, qu’elle fera sécher au soleil. « Grâce à l’excédent de tomates vendu dans les marchés de Néma, nous avons dégagé un petit bénéfice cette année » déclare-t-elle. Une belle opération !

Les femmes viennent pratiquement chaque jour surveiller le lopin de terre mis
gracieusement à leur disposition par la mission espagnole mandatée par l’Unesco.
Une initiative qui a redonné à la cité le souffle de vie qui lui manquait.

Il a fallu introduire dans ce village de nouvelles habitudes alimentaires jusqu’ici limitées au riz, aux pâtes et à la viande de chameau. La confiture d’hibiscus a par exemple fait une apparition remarquée dans les nouveautés culinaires locales. Et les cours de cuisine dispensés par la mission espagnole font salle comble. Mais la coopération étrangère ne sera pas éternelle. Officiellement, elle s’est achevée fin 2002 et l’on s’interroge sur la capacité des habitants à gérer seuls la maintenance du jardin. « Nous avons tout fait pour former du personnel à l’autogestion et gardons bon espoir que les gens se prennent en main dans l’avenir » conclut, optimiste, Mohamed Ould Abdi, collaborateur de Bartolomé. En sursis il y a encore quelques années, Oualata s’est désormais affranchie de sa condition d’esclave du désert. Sa prison de sable est devenue un jardin bienfaiteur.

La jeunesse de Oualata retrouve le sourire. Parmi les initiatives salutaires qui ont réanimé la ville, figure la construction d’un collège financé par la Banque mondiale. Si l’on apprend à cultiver le sol, on prend soin aussi de cultiver ses esprits.

Les auteurs remercient chaleureusement pour leur précieuse collaboration le colonel Khattar O. Mohamed Mbareck et sa famille.

Texte Maud TYCKAERT – Photos Pascal MEUNIER

Source :

N° 252 - Janvier 2003

   Réagissez à cet article