... PERDU LA PISTE
Nouvelle inédite par Pierre VIRÉ
MATCH du 29 juin 1939
Bidon V : défi au Tanezrouft, poignard planté au cœur de la Mort Sèche, blockhaus avancé de l’humanité dans l’Empire de la Soif, de la Peur et du Silence... Tanezrouft : un disque ocre dont vous êtes le centre, coiffé d’une coupole bleue, un couvercle... voilà pour l’œil. Mais tâchez d’imaginer sur votre épiderme un souffle de brasier, l’impression que vous auriez si vous rêviez que vous êtes le pain au four, la sensation qu’un démon infatigable ponce vos cavités nasales, votre gorge, votre langue, vos lèvres, l’atroce sentiment que vos paupières vont crisser sur les globes desséchés de vos yeux... Et puis, surtout, une angoisse insurmontable, une dissolvante notion de défaite qui s’insinue doucement, s’installe en vous, la certitude que tout geste est vain, inutile toute parole...
Mais aujourd'hui Bidon V est une cité.
Six hommes : Forgeau, Sallé, Prettner, Durini, Paoli, Colin, sous les ordres de René Delaplace, avec la protection des cinquante touareg du lieutenant Monnier, six hommes, en six mois, avec trois camions, ont fait le phare Vuillemin de Bidon V. Six hommes, mais des hommes, de ceux que le démon de l’aventure pousse perpétuellement, dans le vaste monde, aux avant-postes du danger. Vous allez voir de quelle trempe ils étaient.
Au matin du 2 mars 1935, la sentinelle du campement targui signale une minuscule tache de poussière à l’horizon où se perd la piste transsaharienne vers le nord. À dix heures, une voiture Ford découverte stoppe en bordure de la piste devant la tente du lieutenant Monnier. Cinq hommes en descendent. Ce sont des Hollandais qui arrivent d’Oran par Colomb-Béchar et Reggan et se rendent au Transvaal via Gao, Fort-Lamy, Kano. Ils sont extrêmement pressés et, comme toujours en pareil cas, en surcharge, et refusent avec énergie une réserve d’eau supplémentaire de cinquante litres que le lieutenant doit faire disposer à bord manu militari sous menace de leur refuser l’autorisation de continuer leur voyage. Et le relais d’alerte fonctionne pour les défendre, malgré leur opposition, de la Mort Sèche :
« Transsaharienne Gao. – Voiture tourisme Ford 12 CV. N°…, hommes 5, eau 80, partie ce jour pour Gao 10 h 30. »
Si l'on en croit le poteau indicateur de Bidon V, sept cents kilomètres de piste relient ce point à Gao, soit quinze heures. Mais il est interdit, sous peine d’échec définitif, d’entreprendre de nuit la traversée des markoubas de sorte qu’une voiture qui n’a pas franchi avant la tombée de la nuit la zone dangereuse doit stopper et attendre le lever du jour.
Bidon V attendait le message d’arrivée des Hollandais à Gao. Le 4 mars à 18 heures :
« Gao à Bidon V : Rien pour vous. »
– Ils ont couché avant les markoubas…, commenta Delaplace.
Le 7, à 6 heures :
« Gao à Bidon V : voiture Ford pas arrivée. Rendez-vous 12 heures. »
Pas arrivé… : le maître mot des postes sahariens. Le premier « pas arrivé... » ne suscite aucun commentaire. Bouches closes, oreilles sourdes à ce premier coup de glas. Mais déjà à la liaison suivante tous les hommes se trouvent dans la tente qui abrite la radio. Le lieutenant Monnier est penché sur l’épaule de l’opérateur :
« Gao à Bidon V : voiture pas… »
Ça suffit. La situation tout entière tient dans une seule lettre A… ou P…, voiture a… ou voiture p… Avant même que le radio ne l’ait griffonnée sur son cahier, cette lettre en laquelle se résume le sort de cinq hommes, le lieutenant Monnier sait, rien qu’au mouvement du crayon, ce qu’elle va être ; un petit mouvement vertical : p… ; inutile d’attendre la suite : pas arrivée…
À quatorze heures, liaison spéciale de sécurité : Pas arrivée.
À seize heures : pas arrivée. Dix-huit heures : « Pas… » Vingt heures : « P… » À vingt heures : « Pas arrivée Gao. Pas passée Tabankort. Dépannage partira 22 heures, remontera piste jusqu’à Bidon V. Prenons veille permanente de sécurité. »
Le 8 mars, à 6 heures : « Voiture pas arrivée, stop ; dépannage Néouze Guérin, voiture gazelle, plein complet, parti 22 heures. »
6 h 30 : commandant compagnie saharienne Adrar à lieutenant Monnier : « État d’alerte pour peloton motorisé, stop ; alertez peloton lieutenant de Coulanges Timiaouïne. »
8 h 15 : commandant Adrar à Air Afrique Gao : « Prière indiquer votre appareil, rechercher sur piste Estienne voiture Ford, bleu foncé, cinq passagers, passée Bidon V 2 mars, pas arrivée Gao. »
10 heures, 12 heures, 14 heures : Gao à Bidon V : « Pas arrivée. »
16 heures : Bidon V à Gao : « Dépannage Néouze Guérin, arrivé 15 h 45 sans avoir trouvé voiture, stop; ont relevé à balise 610 traces fraîches ensablement voiture et trouvé une caisse vide et un livre hollandais, stop ; croyons voiture perdu piste après balise 610. »
16 heures : commandant compagnie saharienne Adrar à tous pelotons méharistes : « Commencez immédiatement recherches suivant instructions 12 heures. »
Pas arrivée…, recherches…, rien trouvé… : mots fatidiques qui, toujours, accompagnent le siège de la mort sèche…
Le conseil de guerre qui se tient à Bidon V se poursuit pendant plus d’une heure. Il n’y a plus là ni lieutenant, ni sergent, ni ingénieur en chef, ni chauffeurs : il y a douze hommes, douze Sahariens invétérés en qui le bled a uniformisé le vêtement, le teint, le regard, l’allure, l’expression, des hommes rompus aux maléfices du silence, aux traîtrises de la piste, à l’envoûtement de la steppe, des hommes qui, tous, ont connu l’épouvante de la mort préliminaire, ramassé dans les hamadas lugubres des cadavres pas encore morts, et considéré avec sérénité des momies humaines, la tête engagée dans le ventre ouvert de leur méhari desséché.
Lorsqu’ils eurent épuisé toutes les hypothèses, Durini parla. Durini est un colosse taciturne qui ne parle que quand il a quelque chose à dire. Il s’adressa à Delaplace, son patron :
– Moi, je crois que les Hollandais ont quitté la piste Estienne à la balise 610 et qu’ils se sont emmanchés sur la piste de Timiaouïne.
– Ils seraient arrivés à Timiaouïne. Le peloton du lieutenant de Coulanges y est au pâturage, tu sais bien…
– Oui, j’ai mon idée. Vous vous rappelez, il y a trois semaines, en allant à Timiaouïne, j’ai perdu la piste…
– Oui. Alors ?
– J’ai roulé deux heures dans la hamada avant de la retrouver.
– Oui. Et alors ?...
– Alors les Hollandais ont pris mes traces et se sont paumés dans la hamada. Faut y aller.
Tous les hommes se consultèrent du regard.
– À quelle distance de la jonction as-tu perdu la piste ?
– Soixante… soixante-cinq kilomètres…
– Alors ils auraient roulé soixante kilomètres sans voir les balises ? Et ils auraient continué ?... Et ils auraient emmanché tes traces ?...
Durini eut une expression muette qui proclamait que le bien-fondé de ces remarques ne lui avait pas échappé. Et il conclut résolument :
– Faut aller voir.
C’est à l’aube du 9 mars que Durini, Néouze et Guérin, ayant couché à la balise 610 – à la jonction de la piste de Timiaouïne – vont se lancer dans cette anarchie de sable et de roches coalisés : la mise en route du moteur est l’origine d’une véritable odyssée.
4 heures : les sauveteurs s’engagent sur la piste de Timiaouïne. Pendant une heure, ça va à peu près. La piste court sur du reg vers le Sud-Est, à cheval sur la frontière algéro-soudanaise, qui suit un oued desséché.
4 h 30 : « On va arriver au reg pourri » dit Durini. Ce sont les premiers mots prononcés depuis le départ de Bidon V, la veille. Vingt-cinq kilomètres de fech-fech sans interruption. Et du moche…
Ils se taisent, serrent les lèvres sous leur chèche, qui ne laisse à découvert que leurs yeux de Sahariens experts à épier le sable. Ils ont discerné la teinte livide, cadavérique du reg pourri. Néouze, qui est au volant, accélère d’un réflexe, passe en seconde comme le sol inconsistant barre déjà la piste, appuie à fond sur l’accélérateur. Élan brisé, efforts vains, gémissements douloureux du moteur… Durini et Guérin, sautés à terre, s’emparent vivement des crechbas. Chacun à une des roues arrière. Le sable gicle. Le moteur hurle. Les roues affolées creusent la tombe du véhicule. Aveuglés, suffoqués, souffle coupé, les hommes palpent de la main le pneu lancé à toute volée et recherchent désespérément le point précis de la morsure dans le sable pour y insérer le fragile appui du bois tendre… un brusque grognement de moteur… Ça mord… Un craquement… un autre craquement… un soubresaut du lourd véhicule… un bond en avant sur les crechbas qui craquent… Les deux hommes arc-boutés, poumons gonflés à craquer, muscles sur tendus, prétendent fournir aux 20 CV d’acier le précaire appoint de leurs muscles humains… Le camion est affalé sur l’arrière sur les crechbas qu’il a enfoncés profondément dans la poussière ; dans une nuée de poudre jaunâtre, deux fantômes drapés de toile s’emparent des pelles et, fébrilement, creusent devant chaque roue un sillon en pente douce, y enfoncent de nouveaux crechbas. Le bois s’incruste dans le sable… mais le camion a roulé. « Allez ! Allez ! plein tube ! » Le camion roule, masqué par la poussière. Délivré, libéré, il roule, il fuit le piège, laissant derrière lui les deux hommes qui n’ont pas eu le temps de monter. Il fuira tant que Néouze, tâtant de l’œil et de la roue le reg pourri, n’aura pas senti sous lui la bienfaisante consistance du reg sain.
Vers 10 heures, Durini grogne : devant eux l’horizon se teinte de la belle, de la sublime coloration ocre du reg sain. Mais déjà à peine délivrés du fech-fech, ils voient arriver à eux la hamada, la funèbre plaine de galets noirs qui va bientôt les encercler dans son angoissante atmosphère. Sous les roues, les galets giclent avec un incessant crissement qui finit par avoir quelque chose d’animal, comme une longue plainte. La chaleur est suffocante. À mesure que se rapproche le ténébreux Adrar des Iforas, tout hérissé de pustules comme une bête d’Apocalypse accroupie dans un décor funéraire, la fournaise semble s’exaspérer. Quelqu’un pousse un soupir d’accablement.
– Ah ! les voilà ! s’écrie soudain Durini.
– Quoi ? tressaillent les deux autres.
– Les deux gros blocs, c’est par là que j’ai perdu la piste.
Les traces sont là. Mais où… ? Il faut avancer de caillou en caillou, scruter les galets. Les trois hommes sont crispés d’attention. Ils roulent dix, vingt, trente minutes. Quinze kilomètres.
– On les a dépassées ! dit tout à coup Durini avec décision. Demi- tour !
Demi-tour ! Et demi-tour encore… et encore… et encore.
Seize heures. Depuis midi les trois hommes vont et viennent inlassablement, sur un tronçon de quinze kilomètres, à la recherche des traces perdues. Ils ont tout fait. Ils n’ont plus rien à faire. Ils ne savent plus quoi faire. Ils sont fatigués. Ils sentent dans leurs membres la révolte des muscles surmenés et, dans leur tête, la première atteinte du découragement. Ils ont bu à eux trois soixante litres d’eau, trois guerbas. Ils sont arrêtés, adossés à leur camion, Ils baissent la tête, en silence, Soudain Guérin se baisse et ramasse quelque chose, un bout de papier coincé entre deux galets: un fragment de journal hollandais du 25 mars… !
Sans un mot, ils sautent sur leur siège et repartent, bouche close et yeux dilatés, dopés par la certitude de trouver, au bout des traces, les Hollandais en état de mort préliminaire, ces traces dont l’origine est là, quelque part, sur ce tronçon de quinze kilomètres.
Soudain Durini hurle, saute à terre, tombe à genoux ; les traces sont là, à peine visibles entre ses mains, dans une déchirure du manteau de galets… Il les palpe de la main : ils ont passé dix fois dessus sans les voir.
– En avant ! sur les traces !
À partir de cet instant les trois hommes sont proies promises à la Mort sèche. Ils vont, délibérément, quitter la piste.
Ils roulent. Ils ont vu quelque chose… : ils ramassent un coussin de voiture. Les Hollandais sont par là. Ils repartent, avec la sensation qu’ils sont sur eux. Ils ont l’impression à chaque seconde que leurs yeux vont tout à coup crocher dans le néant universel le quelque chose qui sera eux, ces hommes en instance de mort. À chaque instant ils tressaillent.
Vers 19 heures, ils trouvent une bouteille cassée et un tampon d’ouate maculé de sang.
Ils roulent, dents serrées, jusqu’à ce que le soleil tombe derrière l’horizon. Alors, d’un seul coup, les ténèbres du sol se soudent à l’obscurité du ciel. La nuit tombe sur la hamada lugubre.
10 mars, au petit jour, vingt-quatre heures après le réveil à la balise 610… Hier ils étaient sur un grand boulevard saharien. Aujourd’hui ils sont hors des pistes, à la gueule même de l’enfer.
L’exaltation de la veille est tombée, noyée par le sommeil. Les muscles sont douloureux, et les paupières lourdes. Ils sont sourdement inquiets, au plus profond d’eux-mêmes. Ils sentent monter en eux la dissolvante notion de l’ « à quoi bon »…
Trois heures qu’ils roulent, à l’estime. À l’estime ? Même pas : à l’intuition. Ils ont dépassé la phase des recherches raisonnées. Ce n’est plus le cerveau qui mène ; c’est une orgueilleuse révolte contre le désert, un défi à la Mort sèche des hamadas, des ergs et des adrars. Ils vont. Des heures passent.
Un hurlement : c’est Durini.
– Tu as vu ?
– Quoi !
Durini ne répond pas, pétrifié dans l’observation. Il doit avoir, sous son chèche, la bouche béante. II tend le bras vers l’horizon :
– Fumée !
La fumée, dans cet empire de mort, c’est vivant. Mais on ne voit pas de fumée.
– Sacré bon Dieu de bon Dieu ! J’ai pourtant vu la fumée, jure Durini en quêtant des yeux une confirmation.
– Mirage… fait Néouze d’un ton sans espoir.
Durini s’est dressé, heurtant violemment du crâne le toit du poste de pilotage :
– La voilà, la fumée, la voilà ! Tiens !
Droit devant, mais à quelle distance, une souillure du ciel ondule au ras de l’horizon. Une ondulation, du mouvement, dans la hamada immuable, c’est vivant. Oui ! il y a quelque chose, oui, fumée… Et dessous ?... On dirait… Hein ? oui !
– C’est eux !
Ils ont, tous les trois, hurlé ensemble.
C’étaient eux, les Hollandais… Maintenant on commence à distinguer la voiture. Le camion fracasse la distance. Il approche de la voiture… Vers ce délégué du monde vivant une larve rampe… Deux corps sont allongés près de la voiture. Ça fait trois en tout. Ils étaient cinq… ces cadavres ne sont pas encore tout à fait morts ; mais ils ne parlent pas…
En pleine nuit, les sauveteurs ont ramené à Bidon V les trois hommes qu’ils ont arrachés au cœur même de l’enfer. Ils revenaient déjà à la vie, tandis que la radio proclamait la nouvelle :
« Trois Hollandais retrouvés. Stop. Deux manquent. Stop. Recherches continuent. »