SÉJOURS à REGGAN
par Jacques Paul PETIT

 

Le récit et les photos sont de Jacques Paul PETIT

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           Au cours de mes vingt six mois et demi de régiment, du 3 mars 1960 au 15 mai 1962 (1), j’ai eu le privilège d’apporter ma modeste contribution dans le cadre des expérimentations nucléaires françaises réalisées à Reggan ; plus spécialement au cours des deux dernières, à savoir gerboise rouge et gerboise verte (2).
Les circonstances de mon affectation au STA (Section Technique de l’Armée) sont toutes simples : Avant d’être mobilisé, je travaillais comme Ingénieur chez Électro-Synthèse (3), PME spécialisée dans le domaine de la spectrométrie ; à cette époque, nous avions un projet de réalisation d’un dosimètre cinétique pour le compte de l’Armée, la STA comme Client final. Il se trouve que leur responsable cherchait à recruter quelqu’un pour renforcer son équipe, et c’est ainsi que, sans rien faire, je me suis retrouvé muté de mon régiment, implanté à Epinal, vers un laboratoire au Fort d’Aubervilliers, au nord de Paris. Le personnel de notre service Y/32 était à la fois composé de civils et de militaires de tous grades. La mission du service auquel j’appartenais résidait en la mise au point d’un appareillage de mesure du rayonnement nucléaire, lors des premières secondes après l’explosion d’une bombe atomique.
           Les quelques lignes qui suivent sont extraites de notes personnelles, rédigées au cours de mes deux déplacements de quelques semaines chacun.
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(1) Parti pour 28 mois, alors que la France était en guerre avec l’Algérie, j’appartenais au premier contingent ayant bénéficié d’une réduction d’un mois et demi, après les accords entre Paris et Alger.
(2) Deux autres explosions ont eu lieu auparavant sur le même champ de tir : gerboise bleue le 13 février 1960 et gerboise blanche le 1er avril 1960. Une gerboise est un petit rongeur des steppes et des déserts d’Afrique et d’Asie, on les trouve tout particulièrement du Sahara au désert de Gobie, en passant par le Turkestan et l’Arabie ; il en existe une trentaine d’espèces.
(3) La Sté Électro-Synthèse était implantée, à ce moment là, au 47 rue Barrault Paris 13ème.


Gerboise rouge

           Nous quittons le Fort d’Aubervilliers en car (effectif de 34 personnes) le jeudi 1er décembre 1960, pour nous rendre Place Balard – Base Militaire Aérienne – afin d’y recueillir notre Ordre de Mission en 5 exemplaires :
           . Mission Reggan,
           . Date de retour = mission terminée.
Il nous est remis une fiche avec les Consignes Permanentes de Sécurité qu’il faudra observer sur le Centre Saharien d’Expérimentations Militaires.
Puis, embarquement à l’aéroport du Bourget sur un Nord 2000 (n° ?). Cinq heures de vol jusqu’à Alger, deux heures d’escale, puis quatre heures à nouveau jusqu’à Reggan, où nous atterrissons à 19h40.
Autant dire que c’était pour moi mon premier grand voyage, aucune comparaison avec mon baptême de l’air, un an auparavant, sur une Caravelle en partance pour l’Angleterre…

          Les appareils que nous nous proposons d’installer, appelés dosimètres cinétiques, se présentent sous la forme d’un disque, sur lequel sont disposés, en cercle, des films de type radio dentaire. L’ensemble est placé dans une enceinte en béton, genre blockhaus, avec une petite ouverture pour laisser passer le rayonnement. Une protection extérieure en briques de plomb, d’une tonne environ, sera placée par nos soins. L’ouverture sert de diaphragme, lequel sera obstrué au moyen d’un bloc en plomb que l’on commandera à partir d’une horloge.
Mis en marche à J-1, le disque devra tourner pour une exposition des films, d’un tour complet. Au moment de l’explosion apparaîtra un éclair, lequel nous permettra de commander la temporisation de la durée de l’exposition, et donc le déclenchement de l’obturateur en plomb.
           Je vais connaître des nuits fraîches avec 3°, des journées très chaudes malgré la saison, sans oublier quelques pluies, même au désert !

          Notre séjour sera en permanence sous la dépendance du jour J, date de l’explosion ; au mercredi 14 décembre, nous ne la connaissons toujours pas. Il nous faudra attendre le lendemain au réveil pour apprendre que nous étions à J-4, soit le jour J pour le lundi 19 décembre ! Dès cet instant, nous pensons, égoïstement, que nous serons en France pour passer Noël en famille…
Quelques heures plus tard, les choses changent, nous serions à J-7 !
Adieu les projets personnels, pour la première fois de ma vie, je ne fêterais pas Noël à Provins.
           Compte tenu des circonstances, nous avons quelques moments de tranquillité, et nous en profitons pour faire un peu de « tourisme ». À cet égard, je vais découvrir que la France a implanté une piscine en plein désert. Au cours de mes escapades, je rapporte du bois pétrifié ainsi que des roses de sable, que l’on peut acheter au marché en plein air de Reggan.
Nous avons une vue sur 360°, quel dépaysement ! La palmeraie est intéressante à découvrir, tout comme les constructions en briques rouges de l’école ou du foyer des femmes, par exemple ; nous faisons beaucoup de photos.

          Mardi 20 décembre, nous sommes à J-2, et demain il faudra mettre en place les dosimètres ainsi que tous leurs films. Nous avons reçu notre tenue blanche de protection contre les poussières radioactives, se composant d’une combinaison, de linge de corps avec slip à manches longues, chaussettes et chandail neuf, une paire de gants et de bottes et enfin un masque à gaz. Avec tout cet équipement, nous allons ressembler à des martiens !

          Pour le jour suivant, veille du jour J, c’est la grande préparation, nous quittons le labo vers 13h pour la direction d’Hamoudia où les contrôles sont accrus, puis celle du terrain, ou champ de tir. Mise en place des deux dosimètres avec leur disque et les films. Après vérifications générale et finale, il est 19h30 lorsque nous repartons pour le plateau de Reggan. Je passe sous silence les excitations de chacun lorsque nous rassemblions au matin notre matériel : il nous manque de la colle, puis de l’huile, qui a gardé le chrono ? Il faudra vérifier les accus…
Aussi, le repas froid du soir n’est pas resté sans faire parler de lui. Demain, lever à 4h pour un rendez-vous à 4h45 en habit blanc.

          Nous y voici, le jour J est arrivé en ce jeudi 22 décembre. Tout le personnel désigné est à l’heure prévue. Surprise, on nous annonce que la « Météo » a refusé le déclenchement !
Une fois cette désagréable nouvelle avalée, la plupart d’entre nous fait demi-tour pour terminer sa nuit ; en ce qui me concerne je dois rester, à cause des dosimètres qu’il faut débrancher. Par chance, les capitaines Guichardière et Müller sont déjà partis pour effectuer ce petit travail.
Tout au long de la journée, chacun se demande si demain sera le nouveau jour J ?
Si tel était le cas, il faudrait remettre les minuteries en marche vers 18h ou 19h ! À la vérité, il n’en sera rien, le capitaine Bothorel, chef du service, nous invite à ne pas venir demain avant 9h.
           La prochaine chance de voir la bombe exploser devrait se situer mardi après Noël, soit le 27, premier jour susceptible selon la « Météo » ; en fait, plusieurs d’entre nous auraient préférés le 26, mais les préparations la veille, soit le jour de Noël, était impensable. Petit calcul, si le départ devait toujours avoir lieu à J+4, cela nous conduirait au 31, veille du jour de l’an !!!

           Ces quelques jours d’attente nous permettent de nous détendre. Fait sensationnel dans l’histoire du plateau de Reggan, il a plu dans la nuit du 23 au 24 pour la troisième fois depuis le début du mois ; il restait encore des flaques d’eau ce matin. Cet après-midi, le temps est agréable, il fait même trop chaud pour rester au soleil sans bouger.
           Un pot est offert à tout le personnel du service, et après le dîner habituel, nous pourrons profiter ensuite du programme suivant :
           . Séance récréative en plein air, avec l’arrivée du Père Noël en hélicoptère,
           . Messe de minuit, également en plein air, sur les lieux même du spectacle précédent,
           . Réveillon pour terminer.

          En ce lundi 26 décembre, nous atteignons, pour la seconde fois le cap du jour J-1. Préparation du matériel et direction sur le terrain pour les dernières mises au point. Nous rentrons à 22h. Les routes sont désertes cette fois, et Hamoudia dort d’un œil, l’autre surveille la météo.

          Mardi 27 décembre, nouveau jour J. J’ai très mal dormi, je me lève à 3h et un quart d’heure plus tard je suis dans le labo. Évidemment, je vais rester seul jusqu’au rendez-vous de 4h30. Revêtus de notre déguisement, nous montons comme de vrais pingouins dans un 6 x 6, camionnette non bâchée, et nous prenons la route en direction d’Hamoudia. Le calme règne partout, les lumières du plateau de Reggan sont les seules à nous souhaiter un bon voyage. Au loin, nous apercevons la ligne discontinue de notre embarcation, peut-être une vingtaine de véhicules, ou plus. L’arrivée à Hamoudia est spectaculaire. Ce petit trou perdu dans le désert, et qui n’existait pas avant l’arrivée des premiers français, est aujourd’hui en fête. De la lumière partout, que d’animations, il n’y manque que les manèges et les auto-tamponneuses…
Un grand nombre de civils, de visiteurs ou de curieux sont présents. J’aperçois dans un coin de la cafétéria, un journaliste attablé devant 3 feuilles remplies d’une écriture serrée, que peut-il écrire ? Nous attendons tous maintenant l’heure H, c’est-à-dire pour 7h28.
           Un haut-parleur nous annonce les dernières précautions à l’usage du personnel désirant voir le champignon : s’accroupir le dos orienté vers le point zéro, se cacher les yeux et les oreilles avec ses bras et attendre quelques secondes après l’éclair, pour que l’onde de choc ne nous incommode pas. Deux fusées vertes nous préviennent que l’heure approche. « Nous sommes à H-15 minutes » nous est annoncé par le haut-parleur, et de poursuivre « Placez vous tous sur le terre plain d’observation… », un photographe se prépare à recueillir un chef d’œuvre.
H-5 minutes, -4, -3, -2, -1 puis 0. À ce moment précis, nous pouvons deviner à travers les tissus de nos manches, l’éclair puissant de gerboise rouge. « Attention à l’onde choc » et un énorme bruit se fait entendre, ça y est, le feu d’artifice de Noël est terminé !
           Au lieu de partir à H+2 heures sur le terrain, afin d’y recueillir nos précieux documents, comme étant possible, nous séjournons ici jusqu’à 14h. Nous nous présentons avec nos tenues de protection, et recevons une petite boîte, renfermant un film photo nucléaire, que nous accrochons autour du cou. Petite inspection, et après avoir abandonné nos autres vêtements, nous grimpons dans des voitures, légèrement protégées en certains points contre les poussières radioactives. Au revoir, qu’allons-nous trouver là-bas ?
Très bien organisée notre équipe effectue son travail de ramassage. À 1 000 mètres, il ne reste plus rien, que des tas de cendres noires, la tour de 50 mètres de haut a été volatilisée. La petite chèvre a disparu, elle aussi, quant aux lapins placés à plus de 1 000 mètres, ils sont encore vivants pour le moment…
Après une absence totale d’une heure, nous passons au déshabillage, selon un ordre bien précis des affaires à retirer. Puis nous subissons des contrôles, avant et après la douche.

Gerboise verte

           Je garde un très mauvais souvenir de mon deuxième séjour à Reggan, en avril 1961 : il suffit de regarder la photo de notre Breguet deux ponts, pour penser à une catastrophe !
En effet, une tempête de sable n’a pas permis au pilote de se poser correctement, et le premier contact avec le sol a provoqué un bruit infernal ; ce fut pour moi, comme pour tout le monde, à mon avis, un moment d’extrême tension.

          Aucune information ne nous est fournie, le silence règne dans l’enceinte de l’avion. Que va-t-il se passer, qu’allons-nous devenir ? Rapidement, l’avion reprend de l’altitude, et tente de se poser à nouveau. Cette fois, une projection de pierres nous atteint (4). Je me cache derrière le col de ma capote dans l’attente de quelque chose de plus grave. Rien n’arrive sur le moment, et l’avion se stabilise. Nous pensions tous au pire : à une explosion et la mort certaine !
L’un d’entre nous a trouvé le moyen de casser un hublot, et très rapidement nous sortirons de cet enfer. À la vérité, en tant qu’appelés et passagers du pont inférieur, nous sommes indemnes. Nous nous éloignons en courant, en pensant toujours à l’explosion : par chance, ce drame n’a pas eu lieu. Tous les officiers, passagers du pont supérieur, vont sortir, alors qu’un car s’apprête à nous conduire vers le plateau de Reggan.
Nous venions de perdre le train d’atterrissage gauche.

          Contrairement au programme de gerboise rouge, je n’ai pas pris beaucoup de notes cette fois-ci, mais j’ai quelques photos intéressantes (5). En ce qui concerne le nouveau dosimètre, celui-ci repose sur un cylindre et non plus sur un disque, mais le principe général demeure identique à celui des précédents dosimètres. L’explosion de gerboise verte aura lieu le 25 avril 1961.
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(4) J’ai conservé la pierre qui était à mes côtés.
(5) Bien que mon appareil photo ait été endommagé au cours des « turbulences ».




Courrier pour Jacques Paul PETIT : petit.delfaut@gmail.com