Jean PETIT
Chef de Bataillon
État-major du 19ème Corps d’Armée

 

Jean PETIT (1894-1998) est le père
de notre camarade Dominique PETIT
lieutenant à la Compagnie Méhariste des Ajjer
(1956-58)
http://www.3emegroupedetransport.com/PETITDominique.htm


Le récit et les photos sont extraits du cahier de souvenirs de Jean PETIT

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Mission dans le Territoire d'AÏN-SEFRA

 

17 avril 1935

 

           Vendredi 24 avril. Me voilà reparti pour une grande randonnée ; en mission dans le sud cette fois. J’embarque bourgeoisement en chemin de fer à la gare d’Alger à 8 h du matin et je me laisse doucement bercer par le ronron du train. Voyage sans histoire par Blida, Miliana, la vallée du Chélif, Orléansville. Déjeuner au wagon-restaurant comme dans nos trains de France. Vers 15 h, changement de train et de réseau en gare de Perrégaux. Là j’abandonne la grande rocade ferrée Alger, Oran, Casablanca, pour monter dans le petit tortillard à voie métrique qui va m’emmener vers le sud. J’ai comme compagnon de voyage un Ingénieur des Mines, Mr Soyer, ancien X, actuel Directeur des mines de houille de Kenadsa près de Colomb-Béchar, avec lequel je bavarde longuement et qui fut, la terre est petite, le camarade de guerre comme officier d’artillerie d’Henri Sohm. Nous dînons ensemble au wagon-restaurant après Saïda, et je vais m’installer pour la nuit en « couchette », car le dit tortillard possède des couchettes, ma foi assez honorables, à l’instar des grands réseaux.

           Samedi 25 avril. Après une nuit où nous prenons quelque retard, pour avoir écrasé un chameau égaré sur la voie, je me réveille avec le jour pour jouir d’un spectacle tout nouveau pour moi. Nous avons dépassé Ain-Sefra et les Territoires du Sud m’offrent un paysage fort curieux. Adieu les campagnes cultivées, verdoyantes et arbustives. Désormais c’est le bled caillouteux qui nous environne. Des cailloux, toujours des cailloux ! Des éboulis de roches de grès rouge patiné de plaques noires, que des montagnes abruptes et arides déversent jusque sur la voie. Le tortillard poussif s’essouffle pour franchir les très belles gorges de Moghar, un oued desséché où surgissent des palmiers en abondance. Un « douar » indigène peuplé d’une pouillerie héroïque, quelques chameaux au pâturage. Puis le bled s’élargit, des plaines de cailloux roses à l’infini et ceci pendant des kilomètres sans âme qui vive. De loin en loin une gare fortifiée, bastionnée, aux murailles de grès rose, trouées de meurtrières, aux portes de fer blindées. Souvenir de l’époque très récente où le Maroc voisin cultivait la « dissidence ». Pauvres chefs de gare ! Isolés en ces lieux austères et stériles, ils viennent quérir le courrier et les journaux que le train leur apporte.
          À 7 h 30, après avoir roulé pendant 894 km de voie ferrée en 24 h depuis mon départ d’Alger, j’entre en gare de Béni-Ounif. Même vaste étendue de pierre, la hamada immense sur laquelle s’étend un ciel blanchâtre où s’insinue déjà malgré l’heure matinale une température de plomb. Je suis reçu sur le quai de débarquement par le Capitaine Hequet des Affaires Indigènes. Une auto me prend et m’emmène au PC du Centre semi permanent où m’appelle ma mission. Ce Centre dont le but de travail est secret (étude et expérience des gaz de combat) absorbe mon activité, en collaboration avec le Commandant Pradelle, l’Inspecteur du Matériel auto du Corps d’Armée, venu d’Oran, auquel j’ai donné rendez-vous en ce lieu. Le travail une fois réglé, je profite de la voiture pour aller à quelques kilomètres visiter l’oasis de Figuig, située en territoire Marocain.
           Nous sommes ici en effet dans ces fameux confins Algero-Marocains, où Lyautey fit ses premières armes en 1903. Nous franchissons la frontière marocaine au col de Zenaga, où Mr Jonnart Gouverneur Général de l’Algérie avait été attaqué en 1903 dans un guet-apens qui avait ému les Ministres de l’époque et imposé l’envoi dans la région du futur Maréchal. Figuig est une vaste palmeraie, îlot de verdure dans le bled rocailleux. Des bâtisses administratives modernes toutes roses, style maroc et un village indigène aux maisons de boue séchée. Du jardin public orné de beaux arbustes, Tamarins, grenadiers, palmiers etc.... On domine en terrasse toute la plaine environnante : vaste cirque dénudé bordé à l’horizon de montagnes tourmentées et nues. Après une promenade au milieu des indigènes du pays, commerçants ou agriculteurs, (l’orge est la seule céréale qui puisse pousser dans des carrés de jardins, abrités par les palmes et arrosés par des rigoles ou « séguias ») je regagne Béni-Ounif.
           Après notre déjeuner à l’hôtel Mimosa, je monte à 14 h en auto avec le Commandant Pradelle pour gagner Colomb-Béchar. Ici plus de route, mais la piste. Autrement dit le sol naturel, aplani et aménagé au milieu des cailloux et du sable, jalonné par des «redjems» sortes de petites pyramides de cailloux dressées tout au long de l’itinéraire. Pendant 115 km la piste se déroule dans un paysage toujours monotone. Le ciel blanchâtre est toujours lourd et pesant. Peu d’humanité dans cette immensité : quelques chameaux, un indigène à cheval et c’est tout. Le vent qui souffle soulève parfois des tourbillons de sable, semblables de loin à des colonnes de fumée couleur de soufre, pointant directement vers le ciel, ou balayant la piste en traînées horizontales. Vers 16 h le vent plus violent a obstrué la piste d’une dune de sable que nous franchissons sans trop de mal. Enfin vers 17 h Colomb-Béchar nous apparaît pointant à l’horizon les premiers palmiers de sa palmeraie et les terrasses blanches de ses habitations.
           Si je disais ici que le sud vu par Béchar exerce sur moi la fameuse attirance dont beaucoup ont parlé, je commettrais un mensonge certain. Est-ce parce que Béchar en lui-même n’a rien de particulièrement « exciting » ? ou bien parce que le ciel quasi voilé me fait encore perdre une illusion : celle du bleu profond des ciels de carte postale ? Ou encore, parce que nouveau dans ce pays, les officiers auxquels nous nous présentons ne sont encore pour moi que des inconnus, alors que Pradelle réveille avec eux de vieux souvenirs. Je ne sais. Mais il est certain que pour le moment l’accrochage n’y est pas. Béchar m’offre comme spectacle : un oued à sec que nous traversons avant d’entrer en « ville ». Sur le sable rouge de son lit un officier de spahis met son cheval à la longe sur des obstacles. Sur un plateau parsemé de Tamarins, s’espacent des habitations à terrasses et arcades dont les silhouettes blanches sont assez agréables. Mais par contre une « rue centrale » n’exhibe que d’affreuses boutiques de province sans caractère aucun, où les bistrots aux enseignes accrocheuses tirent l’œil. De la pouillerie indigène mélangée aux soldats et officiers de la garnison et aux « européennes » du cru. Une place arabe sans caractère, dite « des chameaux », sans chameaux. Bref, je suis désenchanté. Un seul coin agréable et pittoresque, le cercle des officiers, étincelant de blancheur et coquet, de la terrasse duquel on domine la palmeraie et en contre bas une fort jolie piscine toute moderne, rendez-vous de toute la garnison. Je passe la nuit dans une chambre, rez-de-chaussée, qui bien que dotée d’une salle de bains à eau courante, est néanmoins envahie par des centaines de «cafards» auxquels je livre une guerre d’extermination (heureusement victorieuse pour moi). Je ne suis pas encore habitué à ces horribles bestioles noires, compagnons indispensables de toute habitation du sud !

 

Djebel Arlal : le monument aux morts élevé à la mémoire du général Clavery

           Dimanche 26 avril. De Béchar à Béni-Abbès, par Taghit. Après avoir entendu la messe dans la petite église (plutôt chapelle) de Béchar, je pars de bon matin avec le Capitaine Molino de la chefferie du Génie, dans une voiture de grande liaison saharienne de la « Section d’automobiles spéciales du Sahara ». La piste rocailleuse à souhait mais pourtant bien roulante nous conduit par un itinéraire monotone de cailloux et de roches roses au cours de notre matinée à destination de Taghit (prononcer Tarhit). Un seul intermède sur la route : celui du lieu où tomba mortellement blessé en 1928, le Général Clavery, commandant les confins Algéro-Marocains, assassiné par un djich. Une stèle de grès rose édifiée au milieu du col étroit et montagneux du djebel Arlal, où les « salopards » s’étaient postés pour perpétrer leur assassinat.

          « A la mémoire du Général Clavery,
          « du Capitaine Pasquet,
          « du Capitaine Debenne,
          « du Maréchal des Logis Etienne,
          « du Légionnaire Decaux,
          « tombés glorieusement à l’ennemi en ce lieu
          « le 18 Décembre 1928. »

           L’endroit était bien choisi, c’est un vrai coupe-gorge. Peu après midi, nous arrivons en vue de Taghit. Comme toujours pour les grands sites historiques, il y a le lieu où l’on arrête le profane pour lui faire goûter le coup d’œil d’ensemble, le tableau classique et renommé dont on attend l’effet et l’exclamation. Pour Taghit le point critique c’est le haut d’un col que la piste franchit et duquel un spectacle admirable et féerique dans sa particularité, dans son « jamais encore vu » se présente à mes yeux.

Figuig (Maroc)   25 avril 1936
Colomb-Béchar
Le cercle des officiers
Commandant
Jean Petit

Afrique du Nord
politique

Le guet-apens du djebel Arlal
Monument aux morts élevé à
la mémoire du général Clavery
Igli

 

           D’un seul coup je suis réconcilié avec le sud. Dans un espace restreint c’est le tableau que j’avais rêvé, imaginé, espéré, mais qui jusqu’à présent s’était refusé à moi. Un tableau complet et parfait du sud devant lequel s’envolent mon doute et mon scepticisme qu’un Béchar de corps de garde, poussiéreux et sans caractère avait fait naître.
           Tout d’abord c’est l’apparition de la dune ! La dune saharienne du Grand Erg Occidental qui forme le fond du tableau, comme.une montagne mollement ondulée d’un jaune foncé très particulier. Rien de commun comme couleur avec nos dunes marines du Touquet. Le sable est d’une finesse extrême, presque impalpable. Sa teinte évolue suivant l’heure et le soleil, entre jaune d’or, le jaune d’œuf, l’orange ou le rose brique pilée. Elle reste à coup sûr toujours foncée. La dune resplendissante barre l’horizon et domine de plus de 100 mètres le ksar (village) indigène de Taghit. Là encore du non vu ou plutôt si, du déjà vu, en décor ou en-peinture, quelque chose de trop beau et qui ne peut germer qu’en imagination dans l’esprit d’un artiste. Un village saharien aux habitations cubiques, aux terrasses plates en boue séchée marron chocolat. Cette agglomération plantée sur la dune de sable est soulignée à ses pieds par la nappe de verdure infinie, vert foncé assez soutenu, de la palmeraie qui s’étend dans le fond desséché de l’oued Zousfana.
           Nous quittons notre observatoire type et descendons dans la vallée de l’oued. Nous traversons alors la palmeraie dans laquelle on se fraye un passage au milieu des palmiers dont certains sont plantés sur la piste même. Il faut jouer du volant pour les éviter. Sous l’ombrage infini des palmes : de la verdure fraîche représentée par des touffes vigoureuses et nombreuses de lauriers-roses en pleine floraison, quelques flaques d’eau verdâtre sur des fonds de sable. Puis nous remontons l’autre versant de la vallée pour aboutir au ksar et au Bordj militaire. Nous nous faufilons dans une ruelle étroite dont les murettes de boue séchée (comme toutes les constructions de ce pays où il ne pleut qu’une fois l’an) nous mènent à l’entrée du fort aux murailles brunes très découpées, surmontées d’une tour carrée où flottent les trois couleurs.
           Je mets pied à terre. Je gravis le chemin vers la poterne ou trois Moghaznis (lisez guerriers indigènes sahariens, levés et payés par nous) sont alignés pour me rendre les honneurs. Le Lieutenant Landry du 2ème Spahis, chef de Poste, m’attend et m’accompagne dans la visite du Bordj que je parcours en entier. Je retrouve à Taghit la même ambiance des unités détachées dans le bled. De la belle et franche camaraderie. Une large hospitalité. Une réception « sans chiqué » qui met de suite à l’aise dans le «home» du seigneur du lieu. Ce home, trois ou quatre pièces étroites aux ouvertures en meurtrières pour lutter contre la chaleur, aux murs de « toube » épaisse teintés de rose, où la fraîcheur règne, une sorte de véranda de plein pied sur une terrasse. Le tout donnant directement sur le spectacle grandiose de la dune dorée qui fait un vis à vis dont on ne peut se lasser. Tout n’est que sable, sable moiré et limpide, sans une tache. La palmeraie commence à nos pieds et des caravanes bibliques d’ânons ou de chameaux y déambulent comme dans un tableau d’histoire sainte. Cette terrasse est d’ailleurs le « clou » de Taghit. D’aucuns prétendent que c’est trop « apprêté », trop « théâtre ». Ce serait exact en admettant que la nature a tort lorsqu’elle « imite » le plus beau et le plus soigné des décors. Pour moi, j’accepte sans arrière pensée cette nature si belle et lui décerne d’emblée le grand prix de la perfection.
           Avec le Capitaine Molino, nous sommes les hôtes du ménage Landry et du ménage Rodolphe (un Capitaine de l’EM du Territoire, venu également de Béchar). Nous prenons place à table pour un déjeuner très saharien, servi par Joseph, un nègre très en couleur, où un « méchoui » d’agneau délicieux nous est servi. La vie à Taghit pour une jeune maman, comme Madame Landry est aux antipodes de celle que mènent nos femmes en France. Vêtue d’un « séroual » noir (large pantalon des sahariens), les pieds nus dans des « naïls » de cuir, une simple blouse blanche et les cheveux au vent, elle vit sans contrainte en dehors des occupations que lui crée son bébé et son intérieur. Les visiteurs de passage sont assez fréquents pour lui permettre de rester en contact avec l’humanité dont les agitations qui parviennent jusqu’à elle ne sont pas toujours des plus enviables. Elle a reçu ces jours ci la visite de Mrs Amy Mollison, la célèbre aviatrice anglaise qui tombée en panne à Béchar au cours de sa tentative record, Londres-Le Cap, est venue en touriste visiter Taghit... Il y a chez certaines femmes une dose d’énergie devant laquelle bien des hommes peuvent s’incliner.
           Le repas achevé, si cordial au milieu de la gaîté générale, il me faut reprendre la piste dans ma blanche voiture saharienne, car l’étape n’est pas finie.
           Molino et moi, nous repartons vers 16 h, nous arrachant à regret de Taghit pour gagner Béni-Abbès où nous nous faisons annoncer par téléphone. 120 km environ que nous devrions couvrir normalement en trois heures, car sur piste on ne peut guère dépasser le 40 de moyenne. De Taghit à Béni-Abbès c’est le bled absolu. 120 km de cailloux à perte de vue, parsemés de touffes verdâtres en forme de champignons semblables à des arborescences d’algues marines, appelés ici « choux-fleurs de Bou Amama ». La saharienne progresse par à coups car l’essence arrive mal au carburateur et nous crée des ratés qui nous obligent tous les 10, puis tous les 3 km à des arrêts inopinés. Nos chauffeurs s’affairent, démontent le carburateur, soufflent dans la tuyauterie engorgée de poussières de sable et nous repartons cahin-caha. L’immensité du bled nous envahit toujours. Parallèlement à la piste les redjems s’égrènent. De temps à autre la dite piste forme ce que l’on appelle communément de la « tôle ondulée », c’est à dire que le sol bosselé en petites vagues successives par le soleil et le passage des véhicules, présente une surface tellement râpeuse que nous sautons, terriblement secoués dans notre voiture. La tôle ondulée est un des gros ennuis de la piste saharienne. Il faut abandonner cette dernière, rouler en dehors d’elle, à même la hamada pour éviter de casser les ressorts.
           Au Poste d’Igli, nous quittons le plateau et descendons dans le fond même de la vallée de la Saoura. Celle-ci ne présente actuellement qu’une suite de cailloux roulés, rodés, aplanis au cours des âges anciens et millénaires par le cours de l’oued aujourd’hui à sec. Paysage étrange que cette immense vallée, véritable « squelette » de fleuve, sans une trace d’eau, mais près de laquelle la palmeraie s’étend sur 5 km. Énorme « Nil » desséché qui semble attendre quelque coup de baguette magique pour rouler à nouveau des flots impétueux à jamais oubliés. En arrivant à Igli le vent de sable domine et brasse la fine poussière jaune qui s’élève haut dans le ciel et s’insinue traîtreusement dans nos yeux et nos oreilles. Igli nous offre un vieux Poste militaire désaffecté aux ruines dentelées, profilées sur le ciel, ainsi qu’un Bordj moderne occupé celui-là, carré de boue séchée très brune, construit dans la plaine, au centre duquel nous pénétrons. Le seigneur et maître du lieu est un sous-officier saharien européen, solide garçon à la physionomie ouverte et sympathique, qui vit là avec sa femme et son mioche. Quelques minutes de bavardage. Les indigènes des environs qui viennent au poste chercher de l’eau au puits paraissent bien misérables. De pauvres gosses déguenillés les yeux cerclés de mouches dont-ils ne cherchent pas à se débarrasser ! Nous empruntons au poste deux pelles de terrassier et quelques planches qui pourront peut-être nous être utiles sur la piste tout à l’heure en raison du vent de sable, car la dune en mouvement sous le vent décharné se promène à sa guise et obstrue facilement la piste.
           Nous repartons, la hamada est absolue, un billard de cailloux immense et sans fin. De quelque côté que l’œil se dirige, c’est la ligne droite horizontale formant autour de nous comme un vaste cercle. Nous jouons de malheur, car les pannes de notre damnée «saharienne» se multiplient. Et tout cela pour une bêtise ; quelques saletés dans le fond du réservoir qui viennent boucher notre tuyauterie d’essence. Et nos conducteurs vraiment novices (ils sont de la jeune classe) n’ont pas l’outillage nécessaire pour démonter le robinet d’essence ! Le mauvais sort s’en mêle, à 19 h 30, alors que la nuit est tombée nous restons en panne définitive. Fort heureusement Béni-Abbès est prévenu. Il est de tradition saharienne pour les voyageurs de toujours se faire annoncer de poste en poste, et pour les occupants des postes d’aller dépanner les voyageurs au cas où ceux-ci tardent d’arriver. Philosophiquement avec le Capitaine Molino nous supputons nos chances en nous promenant sur la hamada déserte sous le grand ciel noir étoilé. Béni-Abbès attendra vraisemblablement 20 h pour venir à notre recherche. Étant donné que nous sommes à 20 km de Béni-Abbès, nous serons vraisemblablement retrouvés vers 20 h 30. Il n’y a donc qu’à attendre. Il faut au moins une fois dans la vie-rester en panne, isolé «besif» dans le désert. Ne serait-ce que pour pouvoir raconter plus tard aux profanes : « Figurez-vous qu’un certain soir, en plein Sahara... » Et pourtant la sensation n’est pas désagréable : le vent souffle en rafales assez fortes, exactement comme à la mer, mais l’air est tiède et sec, sans la moindre vapeur d’eau. Par contre le sable fin voltige toujours, bien que nous soyons assez éloignés du Grand Erg, mais ce sable si léger est transporté à des distances incroyables. Enfin dans cette grande solitude, l’humanité semble bien lointaine… Il parait qu’aujourd'hui ce sont les élections à Paris !
           Comme prévu vers 20 h 30, les premières lueurs d’un phare d’auto trouent le noir du désert. Ce sont nos dépanneurs... Mais il faut attendre encore quelques minutes avant de voir arriver le camion libérateur, car les phares dans cette immensité se voient la nuit à des distances considérables. Du camion qui stoppe à nos côtés, descend un jeune officier des Affaires Indigènes du Poste de Béni-Abbès, dont je distingue mal les traits bien que les pinceaux-de nos phares illuminent cette scène nocturne. Il se présente : Lieutenant Bravelet, un de vos ex-élèves de la « Mangin » ! Encore une surprise ! Car notre dernière rencontre datait du mois de juillet 1935 à Paris chez le maitre tailleur de l’École Militaire !
           Notre entrée à Béni-Abbès se fait donc vers 21 h 30, la nuit ne nous permettant pas de juger du coup d’œil d’arrivée, unique parait-il. Ce sera pour demain au départ. Malgré l’épaisseur de l’ombre, je devine facilement une descente à pic dans la vallée de la Saoura, des palmiers entrevus, une montée vers un bordj tout blanc. Sans transition aucune, le Lieutenant Bravelet nous reçoit chez lui où sa femme et une amie venue d’Alger passer quelques jours en touriste, nous attendent patiemment. La patience est la vertu propre des sahariens, tout comme celle des marins. Celui qui part dans le bled n’est jamais sûr d’arriver à l’heure prévue : il a toujours contre lui les deux facteurs : distance et isolement qui comptent d’un poids terrible pour les usagers comme nous de la mécanique. Charmant dîner. Un de plus à notre actif. Intérieur saharien aux tentures bariolées sur des murs de terre rose. Nous sommes servis par un moghazni discret et l’on égrène des souvenirs. Ils sont toujours nombreux et évocateurs. Les vieux noms de France, des lieux et des gens, sont ceux que l’on prononce le plus souvent dans l’isolement du sud.
           Je me retire vers minuit dans le logement qui m’a été réservé dans le bordj : trois pièces et un cabinet de toilette aux murs de terre patinée et douce, donnant sur une terrasse d’où l’on aperçoit dans la nuit la dune de sable, montagne immense aux reflets d’argent sous la lune, bercé par le sifflement du vent qui sans relâche fouette la hauteur.

 

Béni-Abbès : Ermitage du Père de Foucault, Miss Amy Mollisson


Le Père Charles Jésus de Foucauld

Béni-Abbès : L’Ermitage du Père de Foucauld
Le Père
Canac

           Lundi 27 avril. De Béni-Abbès à Colomb-Béchar, par Taghit. Le soleil resplendissant me réveille et je bondis sur la terrasse. Spectacle grandiose que m’offre le grand jour et que la nuit d’hier soir m’avait dissimulé. De la hauteur du bordj, j’aperçois l’immense vallée de la Saoura, piquetée du vert de mille et mille palmiers. La falaise rocheuse étincelante et orangée sous le soleil en forme le fond. À ma droite tout près la dune du Grand Erg Occidental, plus majestueux encore qu’à Taghit domine le Poste. Son point culminant, pointu et fin dans le ciel translucide fume sous le vent comme un volcan. Le sable d’or s’échappe de son cône en une impalpable fumée horizontale. Le Capitaine Paris, commandant le Poste de Béni-Abbès, un jeune saharien, est là pour me recevoir. Il m’emmène dans sa voiture par le plateau dans la grande lumière matinale pour gagner l’ermitage que le Père de Foucauld construisit de ses mains et habita de 1901 à 1905. J’ai devant moi le fameux oratoire de l’Ermite du Sahara : une chapelle dominée par le petit clocher de glaise rose séchée, où se découpe la cloche authentique dont le Père se servait pour sonner les offices. Quelques corps de bâtiment attenants, des cases, une infirmerie, une murette basse et quelques cailloux que le Saint plaça lui-même pour délimiter son domaine. De grosses bornes de terre surmontées de deux bâtons en croix et disposées de distance en distance formant le plus primitif des Chemins de Croix. Quelques officiers et leurs femmes sont là, rassemblés pour entendre la messe. Celle-ci va être dite par le Père Canac, père-blanc venu de Béchar dans la voiture d’un officier. Circonstance exceptionnelle et rare. Je vais assister à l’office divin dans la chapelle du Père de Foucauld ! Cet office n’a lieu, au gré des possibilités des Pères Blancs, qu’une ou deux fois par an. La dernière messe dite en ce lieu date de novembre 1935, il y a cinq mois. Je pénètre ainsi que les présents, une dizaine à l’intérieur de la chapelle. Je suis saisi dès l’entrée d’une émotion intense. Imaginez une chapelle de dimensions très réduites, toute en longueur : 8 à 10 m au plus et de large de 4 à 5 m, étayée par des colonnes de toube carrées, très rapprochées, limitant d’étroits bas-côtés, murs et colonnes en teinte rose naturelle. La toiture faite de palmes soutenues par des troncs de palmiers horizontaux. Un autel dans le fond, quelques niches creusées dans le mur, au plafond une veilleuse fabriquée par le Saint, sorte de lampe à pétrole. « C’est très rustique, très pauvre, mais harmonieux et joli » écrivait le Père de Foucauld dans une lettre à un ami. Le Père Canac officie, servi par le Capitaine Molino faisant fonction de servant. Minutes uniques où l’esprit monte droit au ciel. Le dos appuyé à un pilier, le regard très haut, je ne sais trop si je vis ou si je rêve, car l’âme du Saint plane parmi nous et Dieu est si proche... Après la messe, le Père Canac veut bien me détailler les lieux. Il m’indique l’endroit où le Père de Foucauld dormait sur le sol nu, la tête tournée vers le Tabernacle. C’est là qu’il a passé tant d’heures, de jour et de nuit, en adoration ou en méditation, seul dans cette cabane isolée. Le Père Canac me raconte les objets fabriqués de la main du Saint : 4 bougeoirs de bois ornés d’un Cœur de Jésus peint à la main et qui ornent l’autel, un tabernacle de bois très rustique, mais tapissé de satin blanc, dans une petite pièce attenante, sorte de sacristie les bouteilles vides du vin de messe dans un trou creusé dans le sol. J’obtiens du Père Canac une faveur, celle de se laisser photographier au pied même d’une des croix symboliques du Saint. Mais il me fait promettre que cette photo ne sortira pas de ma famille « ayant toujours refusé un tel désir même à ses collègues », ce sont ses propres paroles. Le Père Canac est actuellement dans cette partie du Sahara un apôtre à sa manière : sa résidence normale est Ain-Sefra, mais il n’y est presque jamais présent, sans cesse sur les pistes pour aller célébrer la Messe dans tous les Postes lointains et détachés où il porte en même temps à tous les soldats isolés le secours de son inépuisable charité.
           Avec le Capitaine Paris je fais ensuite ce qu’on appelle la tournée touristique : le tour du plateau avec une vue de toute beauté sur l’immense plaine de la Saoura et sa mer de palmes et ses ksour blottis dans les jardins. Béni-Abbès est sans contredit un des sites les plus spectaculaires du Sahara : il surpasse Taghit par son immensité et sa grandeur. Il faudrait rester des heures en contemplation devant cet horizon sans limites où le regard se pose successivement sur la dune dorée ; la palmeraie infinie mouvante sous le vent et le plateau rocheux, rigide et tabulaire, sans arbre, aux teintes d’ocre. Nous nous arrêtons à la piscine d’eau courante, de dimensions étroites, mais d’une exceptionnelle limpidité, construite au milieu même de la palmeraie. Cette piscine se déverse en fontaine dans une sorte de lavoir où des femmes viennent par groupes puiser l’eau dans de lourdes cruches de grès antiques qu’elles portent sur le dos. J’observe ces femmes, lourdement vêtues d’étoffes sombres et bariolées, elles se penchent sur la source pour remplir une ou deux cruches. L’une d’elles dans des poses extraordinairement primitives mais toutes de robustesse, charge sur ses reins après l’avoir enveloppée des plis de son vêtement une énorme amphore. Elle en fixe une deuxième sur sa nuque en l’assujettissant par un voile roulé et tordu autour de son front, et je distingue par surcroît un tout petit enfant enroulé lui aussi sur son dos. Cette charge effroyable ainsi assurée, elle part avec ses compagnes, pesamment mais non pas sans grâce, pour rejoindre le ksar situé à bonne distance. Très farouches vis-à-vis de l’étranger, ces femmes détournent la tête et se cachent à mon approche. Impossible d’apercevoir leur regard qui fuit. Je ne suis pour elles qu’un mécréant et leur religion condamne comme un pêché le contact même visuel du « Roumi ». Le spectacle extraordinaire qu’offrent ces êtres humains, véritables bêtes de somme domestiques, vous place à quelques milliers d’années en arrière, aux temps lointains et mystérieux qui précédèrent l’ère chrétienne et dont les gestes, rites, coutumes et habitudes sont restés en ces lieux immuables comme l’éternité.
          À l’issue de ma promenade et après les adieux et souhaits d’usage, je reprends vers 8 h la piste du retour vers Béchar, refaisant en sens inverse l’itinéraire de la veille. Voyage sans histoire cette fois : les lieux et les sites revus à l’envers et par un éclairage différent ont un tout autre aspect. Le soleil est au Sahara un metteur en scène incomparable. On ne peut décrire que d’une façon bien plate et incomplète la féerie des couleurs de ces régions. Avant Taghit, je m’arrête sur la piste pour gagner la dune dorée qui ruisselle jusqu’à nous. Je m’étends une minute sur le sable impeccable et lisse aux grains extraordinairement doux et vierges de toute souillure, de tout déchet animal et végétal. J’en emporte une certaine quantité dans mes poches pour pouvoir le faire admirer plus tard aux civilisés du nord. Nous retrouvons Taghit vers midi, les mêmes convives que la veille et nous acceptons pour la deuxième fois l’hospitalité de leur table. (Il n’est pas question au Sahara de payer son écot. On est toujours l’invité du Chef de Poste... C’est une tradition. Et la réception est toujours des plus larges : les vins variés et le champagne sont toujours offerts généreusement. Mon estomac d’ailleurs s’en ressentira plus tard...) Après une visite détaillée du ksar indigène avec le Capitaine Rodolphe, où je peux contempler un intérieur où deux femmes accroupies sont en train de moudre du mil avec une meule à main des plus primitives, je continue ma route.
           Nous regagnons Béchar au soir. Je profite de quelques instants de liberté pour régler le détail de mes journées à venir. Je rends notamment visite aux aviateurs de la 4ème Escadrille : Capitaine de Romanet et Lieutenant Merlier (un de mes anciens cyrards). Je les trouve sur un court de tennis la raquette à la main. Le Capitaine de Romanet me promet un avion pour le lendemain afin d’exécuter, aller et retour, une mission dont je suis chargé à Tabelbala, poste situé en plein désert à 350 km. Je dîne tranquillement, à mes frais cette fois à l’hôtel Georges, en compagnie du Commandant Pradelle et je m’en vais dormir dans une chambre mise à ma disposition par le Service des Affaires Indigènes. Après avoir mis un peu d’ordre dans mes idées et dans mes valises je ne suis pas long à m’endormir.

           Mardi 28 avril 1936. Colomb-Béchar. Ma matinée n’offre pour les lecteurs de ce cahier que bien peu d’intérêt. Je la passe entièrement en compagnie du Commandant Pradelle, l’inspecteur auto du Corps d’Armée, à visiter successivement la Cie Automobile du 28ème Escadron du Train, le Parc Annexe d’Artillerie et la Section Automobile Spéciale du Sahara. Heures entièrement consacrées au service où j’ai la satisfaction de faire la connaissance intime du personnel et du matériel qui sont du ressort de mon 4ème Bureau et pour lesquels je rédige en temps normal force papiers là bas à quelques 900 km d’ici, à Alger. Rien ne vaut pour un officier d’État-Major le contact personnel, la vision sur place, la liaison effective au lieu et place de la « note de service » aride et rebutante où l’on règle « ex cathedra » les questions les plus embrouillées dont on ne peut se faire une opinion qu’au moyen d’un échange de correspondance. Ma matinée est donc fructueuse en tous points et j’en tire maints éclaircissements pour mon travail futur.
          À midi, je suis invité à déjeuner chez le Lt-Colonel Le Pivain, adjoint au Colonel Trinquet, Commandant du Territoire d’Ain-Sefra et Commandant des confins Algéro-Marocains. Ce dernier dont la réputation est grande est absent de Béchar. Il est actuellement à Tiznit au Maroc où il possède un 2ème PC. C’est un organisateur et un animateur de premier ordre dont l’activité est débordante. Sans cesse en action il est perpétuellement et successivement aux quatre coins de son immense territoire utilisant son avion personnel. Je n’aurai pas l’honneur de le rencontrer. Je ne l’ai vu qu’une fois à Alger : c’est lui aussi un grand chef doublé d’un grand seigneur. Son adjoint le Lt-Colonel Le Pivain assure en son absence la permanence à Béchar. Celui-ci est un homme affable, aimable et très cultivé. Notre prise de contact se fait en liquidant d’abord les questions « service ». Elle se continue dans une exposition de peinture de la célèbre artiste des paysages du sud, Melle Renée Tourniol, où le Colonel m’entraine admirer de fort jolis tableaux. Nous arrivons ensuite à sa villa pour le déjeuner. Madame Le Pivain, une russe, me reçoit ainsi que quelques invités de la garnison. Intérieur, table, menu tout est parfait. Après le repas le Colonel Le Pivain me montre sa collection de « cailloux » préhistoriques qu’il a constituée patiemment au cours de ses randonnées. Géologue et historien tout à la fois, il m’initie aux mystères captivants du « néolithique » et du « paléolithique ». On trouve un peu partout-au Sahara quantité de pierres taillées : hachettes, fléchettes de pierre, poteries etc... que les habitants de la préhistoire ont abandonné au cours des âges.
À ce point de vue le Sahara peu fréquenté encore par les savants est une mine inépuisable de documents millénaires pour celui qui veut bien se donner la peine de les rechercher. Le Colonel me donne quelques pièces de sa collection et m’incite à rechercher moi-même au cours de mes futures randonnées ces objets curieux, en m’indiquant les lieux les plus favorables. J’aurai l’occasion dans quelques jours de mettre à profit ses leçons si précieuses.

Taghit
Amy Johnson
Itinéraire
Béni-Abbès