Mission dans les Territoires de TOUGGOURT et des OASIS
À 13 h 15, nous apercevons sur notre droite deux gazelles isolées. Un brusque coup de volant à droite, nous sortons de la piste et leurs donnons aussitôt la chasse pleins gaz, en dévalant vers le fond de l’oued Ighaghar. Les gazelles qui nous ont aperçus démarrent à fond de train. Nous les poursuivons à travers un terrain de plus en plus difficile, coupé de cailloux et de gros parpaings noirs. Le Brigadier Lenert (que nous avons pris avec nous dans mon camion au départ de Flatters et qui est un chasseur enragé) tire quatre coups de mousqueton dont les balles frappent le sol tout près des jeunes affolées. L’une fait un bond, puis un crochet et les deux derrières jaunes clair détalent de plus belle. Notre camion ralentit son allure au milieu d’un chaos énorme de cailloux noirs et de ravinements. Tout craque, tout pète ! Le Latil fait lui aussi des sauts de gazelle ! Mais les petits animaux nous gagnent à la course et réussissent à nous échapper. Tant pis pour le dîner de ce soir. Adieu le « méchoui » de gazelle. Nous stoppons au pied de la falaise noire en plein fond de l’oued. Il faut faire demi-tour et le Latil gémit de tous ses membres. Je n’aurais jamais cru sa carrosserie si solide. Nous revenons bredouilles sur la piste où le camion Vertier-Gonnet nous a attendus et reprenons le chemin du sud après cet intermède cynégétique. La vallée de l’oued Ighaghar se resserre dans un défilé de monts noirâtres semé d’étels. Nous roulons dans le lit de l’oued aux cailloux ronds et noirs parfois énormes. Le paysage est dessiné au fusain et saupoudré de sable jaune ocre que le vent fait tourbillonner. Devant nous, le défilé est littéralement bouché d’un halo jaune qui masque tout et voile le bleu du ciel. C’est bien le fond du fleuve aux galets roulés dont les berges des montagnes qui la bordent, semblent d’immenses crassiers de charbon comme ceux d’un pays minier. La roche brûlée depuis des siècles semble avoir éclaté ou fondu sous un feu d’enfer.
14 h 10, cahots épouvantables. Suite de cassis ininterrompus. Sauts de mouton perpétuels. Mes fesses décollent de 10 à 20 cm de la banquette ! Tout à coup sur la droite, la dune, c’est l’erg d’Amguid. À droite, la longue dune jaune s’étend, voilée de bleu. À gauche une haute montagne noire. Le sable de la dune de droite coupe la piste, et grimpe à l’assaut de la montagne de gauche en la revêtant d’un splendide manteau ocre. Exactement comme les névés de neige couvrent les pentes des montagnes alpestres. Un pâturage avec deux chameaux en liberté, puis la dune nous barre le chemin. Nous nous jetons sur elle. Le sable est ferme et nous livre le passage. Nos roues tracent sur lui un double sillon qu’emprunte derrière nous le 2ème camion. La dune une fois franchie, le sol est garni de touffes vert clair en quantité ainsi que de beaux étels. Cette végétation verte tranche sur l’ensemble jaune et surprend l’œil. C’est ensuite un terrain salé aux plaques blanchâtres craquelées. Sol de « chott » ou de « sebkra ». Sans crier gare un rude coup de vent de sable et de cailloux arrive sur nous en tourbillon et nous mitraille. Nous n’avons pas le temps de fermer les vitres du camion. Nous sommes cinglés et frappés avec une violence inouïe. La rafale passe.
À 15 h 15, après une randonnée de 299 km depuis Flatters, nous arrivons à Amguid. Le poste militaire, tout petit, se dresse au pied d’une grande falaise. Comme d’habitude, le poste est dehors, aligné, pour nous saluer. Les trois couleurs flottent sur la tour du bordj. Le poste comprend 2 sous-officiers, le Brigadier-chef Sivera, jeune et barbu, de la Compagnie Méhariste du Hoggar et le Sergent Viellard (radio). 1 radio, en tout 3 français, plus 6 méharistes indigènes de la Compagnie du Hoggar. À eux se sont joints des indigènes de la région, une douzaine de nobles touareg emmitouflés dans leurs accoutrements pittoresques, le visage à demi couvert du voile blanc ou bleu marine (c’est la règle chez les habitants de ces régions où les hommes et non les femmes portent le voile), armés de lances de fer. Nous nous installons au poste dans nos chambres. Nous allons ensuite à la radio, pour expédier les télégrammes d’usage annonçant notre arrivée. Dans le poste radio se trouve encore le siège en duralumin de l’avion du Général Noguès qui capota en ce lieu il y a 4 ou 5 ans dans une tempête de sable. Nous remontons dans un camion pour aller à 12 km du poste visiter la fameuse guelta dont je suis enfin curieux de connaître l’aspect, ayant entendu parler d’elle si souvent. Cette guelta (mot qui signifie « mare ») est la seule source qui alimente le bordj d’Amguid en eau. Il faut donc que les habitants du poste envoient chaque jour des indigènes à la corvée d’eau à la guelta, car il n’existe dans le bordj aucun puits. Cette situation est d’autant plus précaire que la guelta en été est presque à sec et que les chameaux des environs qui y vont boire ont la fâcheuse habitude d'y déposer en même temps leurs excréments. Cette alimentation en eau d’Amguid a fait l’objet d’une étude particulière de mon 4ème Bureau. Le Général a fait envoyer récemment à Amguid un commandant du génie, le Commandant Chabas, sourcier distingué, lequel a déterminé à l’aide de sa baguette, deux nappes d’eau souterraines qui se recoupent précisément dans la cour du bordj (à 25 m). Des travaux de sondage vont être entrepris incessamment pour contrôler ses affirmations. Je crois fermement qu’elles seront couronnées de succès, car le Commandant Chabas a déjà découvert ailleurs des nappes d’eau là où il n’y avait aucun puits *. Il serait donc grand temps que le poste d’Amguid puisse être délivré de la servitude de cette corvée d’eau lointaine et parfois précaire pendant les longs mois d'été où la source ne produit plus qu’un filet d’eau dérisoire et souvent putride. Cette guelta est située dans un site d’une grande beauté. Dans la falaise rocheuse qui domine Amguid se trouve une faille, une entaille, sorte de coupure à pic qui fend la montagne en deux sur une largeur d’une quarantaine de mètres à peine et qui se faufile à l’intérieur de la falaise par un couloir de plus en plus resserré. Ce couloir est obstrué en partie par des éboulis d’énormes blocs rocheux tombés de la montagne. Notre camion ne peut aller bien loin. Nous l’abandonnons à l’entrée de la gorge et continuons à pied. Les deux parois rocheuses verticales nous enserrent et nous surplombent. Le lieu est solitaire, grandiose, magnifique. À quelques centaines de mètres à l’intérieur du massif nous voila enfin devant la célèbre guelta. Elle comprend aujourd’hui 3 bassins successifs dont l’un a près de 50 m de long et peut servir de piscine. Le Brigadier-chef Sivera m’apprend qu’il s’y baigne. Je me déchausse et plonge mes pieds dans l’eau qui est fraîche et belle. Le petit bassin supérieur est alimenté par la source même qui sort sous un énorme rocher. J’inspecte la mare qui est propre et je bois quelques gorgées d’eau qui est limpide. On ne peut croire qu’en période de sécheresse, cette mare ne soit qu’un amas boueux; Aujourd’hui l’ensemble est environné de plantes aquatiques, de lauriers roses et de joncs qui mettent dans cette gorge une abondance de végétation drue et d’un beau vert. Si le Sahara avait des fleuves, quelle merveilleuse floraison n’y trouverait-on pas ! Le chef de poste a même essaye de cultiver sur les bords de la guelta un petit jardinet où pousse de la salade, du cresson et même des radis ! Mais il a beau entourer son potager de barricades de jonc pour le défendre contre les atteintes des animaux, ce sont les chèvres des environs qui forçant la barricade viennent manger les produits de son domaine avant lui ! Nous stationnons longuement en cet endroit absolument unique. Gonnet s’installe pour faire une aquarelle. Je ne me lasse pas d’admirer la haute muraille de grès rose qui nous écrase de sa masse. Sur un énorme rocher dressé au milieu du défilé, Vertier me fait admirer des dessins rupestres gravés sur la paroi lisse du grès et qui représentent des animaux, girafe, chameau, éléphant. De quelle époque datent ces « topos » ? Probablement d’une époque très reculée, ces animaux sauf le chameau, n’existant plus depuis des siècles dans ces parages.
Dimanche 27 février. La piste nous reprend au départ d’Amguid, pour l’étape Amguid – In Eker, à 7 h du matin. Nous laissons à 5 km sur la droite le terrain d’aviation avec ses alvéoles, puis le carrefour de pistes, à gauche vers Djanet à 615 km et à droite vers In-Salah.
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* L’eau a été découverte en mai 1938 à 30 m de profondeur à la suite d’un forage exécuté juste au milieu de la cour du bordj d’Amguid.Nous continuons plein sud sur un reg excellent et très roulant. À 8 h, mon camion, alerté par l’œil du Brigadier Lenert, part à la poursuite d’une gazelle à travers le bled. Fuite éperdue de l’animal. Sur le terrain plat nous filons à 60/65 aux trousses de la bête qui, à environ 150 m devant nous, détale à la même allure en faisant des bonds splendides. Qu’il est beau de voir ainsi en liberté et en pleine action ces jolis animaux du bled. Mais quel sort tragique si nous parvenons à l’atteindre. Après une chasse pleins gaz, l’animal nous entraîne vers l’erg et devant les sables qui nous stoppent, nous sommes obligés d’abandonner la lutte. À 8 h 15, deux autres gazelles sur la gauche. Et une nouvelle chasse nous lance derrière elles. Les deux animaux se séparent. Nous en choisissons un et parvenons à nous placer à bonne distance. Lenert d’un coup de chevrotine (il se sert tour à tour de son fusil de chasse et de son mousqueton) le frappe aux jambes. La gazelle trébuche, mais continue ses bonds. Quelques secondes, elle s’arrête, puis repart. Mais Lenert l’atteint une seconde fois et c’est l’hallali. Nous descendons en hâte du camion. L’animal blessé à mort est là devant nous accroupi sur le sol en bêlant farouchement. Lenert de son couteau lui tranche la gorge, lui ouvre le ventre et le vide avec promptitude et dextérité. La dépouille est ensuite accrochée triomphalement aux flancs de notre camion, et nous revenons sur la piste rejoindre nos Camarades du 2ème véhicule qui nous ont suivis de loin dans notre équipée.
À 9 h 10, nous nous arrêtons pour le casse-croûte auprès du massif de l’Adrar eg Eleh. Les deux monts sont de teinte grise violacée, rosée. Les ombres du soleil les strient délicatement en rides légères. Le sol d’où elles émergent est-jaune. Le ciel bleu lavé limpide. Ces deux pitons surgissent, absolument isolés sur l’horizon rectiligne. Le contraste des teintes renforce l’impression de leur isolement. Le paysage dans cette région est fort vaste et la vue s’étend à l’infini sur d’immenses horizons où se profilent lointaines et finement découpées de hautes et-longues chaînes de montagnes. C’est déjà l’annonce de puissants massifs précurseurs de celui vers lequel nous nous dirigeons : le Hoggar. Ce n’est pas encore lui, mais ses avant-monts qui se découpent au loin sur le ciel. À 10 h 05 ce sont ainsi les monts lointains de l’Edjereh, puis à 11 h toujours vers la gauche (est) vaporeux et bleutés-les monts du Tefedest. Enfin plus rapproché vers la droite (ouest) le petit massif, dentelé, pointu, cornu de l’Adrar Tidikmar. À chaque tour de roue la chaîne du Tefedest, la plus haute de toutes, sort de son voile de gaze bleutée et découpe sa très longue échine en dents de scie. Le point culminant du Tefedest se découpe très net, tabulaire. Son altitude est de 2 330 m. C’est la fameuse « Montagne des génies » la Garet el Djenoun où Pierre Benoît a placé dans « l’Atlantide » le refuge inaccessible d’Anthinéa et qu’il a décrite ainsi dans son roman:
« Vers le soir du 2ème jour, nous nous trouvâmes au pied d’une montagne noire, dont les contreforts déchiquetés se profilaient à deux mille mètres au-dessus de nos têtes. C’était un énorme bastion ténébreux, aux arêtes de donjon féodal, qui se dessinait avec une incroyable netteté sur le ciel orange »… « Alors je leur ai dit, qu’avec toi et le Capitaine, nous marchions vers le Mont des génies. D’un geste Eg-Anteouen désignait la montagne noire. Ils ont peur. Tous les Touareg du Hoggar ont peur du Mont des génies… De bizarres bruits, dans le soir qui tombait à grands pas, venaient de naître autour de nous. Espèces de craquements, suivis de plaintes longues et déchirantes qui se répercutaient à l’infini dans les ravins environnants. Il semblait que la montagne noire tout entière se fut mise soudain à gémir. Morhange écoutait sans m’adresser une parole. Comme moi, il comprenait, sans doute : les rochers surchauffés, le craquement de la pierre, toute une série de phénomènes physiques... Mais ce concert imprévu n’en influait pas moins de façon pénible sur nos nerfs surexcités. Le pays de la peur, murmurai-je à voix basse. Et Morhange répéta de même : le pays de la peur. Le singulier concert cessait, comme parurent au ciel les premières étoiles. Avec une émotion infinie, nous les vîmes s’allumer l’une après l’autre, les minuscules flammes d’azur pâle. En cette minute tragique, elles nous accordaient, nous les isolés, les condamnés, les perdus, nous reliaient à nos frères des latitudes supérieures, ceux qui, à cette heure, dans les villes où surgit tout à coup la blancheur des globes électriques, se ruent dans une frénésie délirante à leurs plaisirs étriqués. »
L’imagination du romancier a bien choisi le lieu où il a voulu placer le nœud de son récit, en aiguisant la curiosité angoissée de ses lecteurs. Aujourd’hui la « Garet el Djenoun » d’Anthinéa n’est plus inviolée. L’ascension en a été faite en 1935 par deux hardis amateurs de rochers.
À 11 h 45 nous choisissons pour l’arrêt de notre déjeuner le pied du massif de l’Adrar Tidikmar. Nous aurons ainsi devant nous la montagne des génies. Nous déjeunons allongés sur le sol au milieu de gros cailloux de schistes taillés en feuillets. Je ne sais si les génies agissent sur moi, mais j’ai une sensation décuplée de liberté absolue. Nous sommes détachés du monde. Ni radio, ni avion pour nous relier à l’univers. Rien ne pourrait nous atteindre dans cet isolement magnifique. Le temps est splendide. Pas un nuage. Un vent léger. L’air frais. Une luminosité 100 %. Nous repartons après le déjeuner à 12 h 25. En roulant mes regards restent fixés sur la ligne du Tefedest mauve voilée. La vision est absolument unique car j’embrasse sur ma gauche, aussi loin que ma vue peut porter dans la transparence de l’air, du nord au sud, toute la chaîne du Tefedest longue de 100 km ! Un tel spectacle ne peut s’évaluer en pauvre monnaie du nord. Je reconnais à part moi que je suis privilégié.
À 13 h, la piste présente de nombreuses traces de coulées d’eau saline, récentes mais desséchées. La température monte. À 13 h 30, quatre gazelles se profilent dans le bled. Poursuite ! Une toute petite file devant nous. Coup de feu. Ratée ! Deux autres sur la gauche. Poursuite ! Mais notre camion flanche et ne tire plus. Les gazelles disparaissent, émotion en pure perte. Tout cela se déroule aux pieds du massif de l’Assaker. 14 h 35, deux nouvelles gazelles. Décidément la région est bonne. Nous filons à leurs trousses et nous nous rapprochons d’elles à 30 m. Un coup de chevrotine dans les pattes. L’une trébuche mais continue. Un coup de mousqueton remarquablement placé lui ouvre net la gorge. La bête continue sa course, puis stoppe tout à coup et reste debout immobile, le sang ruisselant de sa gorge ouverte. Je saute du camion et la prends en photo, raide sur ses quatre pattes, prête à tomber, mais se raidissant. Elle est superbe ainsi. Mais j’ai la guigne ! Mon appareil s’enraye ! L’obturateur bloqué par le sable fin ne se ferme plus. Je prends d’autres clichés sans plus de succès. Tout à coup l’animal, dans un sursaut d’énergie reprend sa course et se sauve vers de gros parpaings où elle va sans doute nous échapper. Lenert court après elle à pied, le mousqueton à la main, pour l’achever. Mais au lieu de tirer il saute sur elle, l’empoigne par les cornes et la jette à terre. Puis de son couteau rapide il l’étripe aussitôt. Lenert m'offrira plus tard les cornes de cette gazelle que je rapporterai à Alger comme trophée en souvenir de nos chasses aux portes du Hoggar.
À 15 h, nous franchissons la limite de partage des eaux du principal affluent de l’Ighaghar. Désormais et de ce point, les oueds vont couler (symboliquement !) non plus vers la Méditerranée, mais vers l’Atlantique. À l’horizon soudain se dresse comme une apparition massive le sommet arrondi de la montagne d’In Eker, premier contrefort du Hoggar. C’est ce grand massif mystérieux et renommé que nous allons aborder désormais. À 15 h 50, nous rejoignons l’embranchement de la piste d’Arak et d’In-Salah. La montagne d’In Eker (Taourirt Tan Afella) est un énorme pâté de roche noire calcinée, délitée en feuillets gigantesques. Ses pieds sont de véritables crassiers de charbon de pierre. Pendant plus d’une heure ½ la masse arrondie du Tan Afella va boucher l’horizon dans le prolongement de la piste. Véritable sentinelle du Hoggar et visible de très loin, je couvre mon carnet de topos successifs, au fur et à mesure que nous nous rapprochons d’elle. Nous arrivons à In Eker, après une étape de 333 km au total dans notre journée, à 16 h 15. En ce lieu se dresse un petit bordj carré en pierres jaunes. Ce n’est pas un poste militaire. C’est une sorte de refuge civil, gîte d’étape de SAAT (Société Algérienne des Transports Tropicaux) qui assure le courrier et le transport régulier des voyageurs sur l’axe Alger – Tamanrasset et le Niger. Il s’y trouve un gardien indigène qui met à notre disposition les chambres d’hôtes et la salle à manger du bordj. C’est à ln Eker que je contrôle la mise en place du ravitaillement prévu pour le détachement sénégalais qui doit y faire étape dans quelques jours. En effet 4 ou 5 caisses de vivres ont été déposées ces temps derniers par la SATT. Sur les étiquettes portant la nomenclature des denrées : riz, pâtes, sel, sucre, café, pain aseptique, vin etc. et même Kola, je constate que l’empaquetage a été fait par le service de l’intendance de Maison Carrée et a transité par Djelfa, suivant les ordres que j’avais moi-même donnés à Alger. Tout à donc bien marché de ce côté et mes sénégalais seront ravitaillés comme prévu en cours d’étapes.
Je quitte le bordj et vais avec Gonnet aux environs pour prendre un croquis de l’ensemble des lieux. Nous nous installons sur un monticule de cailloux de grès et pendant que le soleil commence à disparaître et plaque de splendides couleurs sur le décor, nous dessinons en silence, subjugués par le magnifique spectacle de cette nature sauvage : une splendide chaîne de montagnes noires, pointues bornent l’horizon du côté du sud-ouest. C’est le Taourirt Tan Ataram., (Taourirt en arabe veut dire : petit piton). Nous revenons vers le bordj et visitons le puits situé dans un enclos à part. Je fais fonctionner la roue et je bois l’eau qui coule fraîche et délicieuse. Ceci est encore dans mon rôle de chef du 4ème Bureau, car si l’on songe un jour à multiplier les transports de troupes à travers le Sahara la question de l’eau est primordiale, non seulement en quantité, mais en qualité. La voie du Hoggar a cet avantage, que je constaterai et contrôlerai personnellement tout au long de mon déplacement, l’eau y est abondante et pure, alors que par la voie du Tanezrouft l’eau est rare et magnésienne. Cela seul doit suffire, à mon avis, pour décider lequel des deux grands axes sahariens devra être désigné pour relier, par convois autos massifs, Alger à Gao, la Méditerranée au Niger.
Auprès du puits, une petite fille toute noire, âgée de 1 à 2 ans est là, vêtue d’une seule chemise brune. Elle a la tête rasée avec une petite touffe de cheveux noirs au milieu du crâne et un collier d’amulettes autour du cou. C’est la fille du gardien du bordj. Ces enfants indigènes sont vraiment curieux à observer. Ils ont des mines cocasses et sont beaucoup plus éveillés et dégourdis que les nôtres au même âge. Ils font l’effet de jouets vivants que l’on aimerait emporter avec soi comme on emporte un jeune chiot pour amuser son intérieur. À In Eker vers le soir, c’est une fois de plus pour moi, la sensation que je suis détaché du monde. Nous n’avons en effet depuis notre départ d’Amguid ce matin rencontré aucun être humain et comme seuls êtres vivants les gazelles dont deux nous fourniront ce soir pour la popote de délicieux cuissots. Et puis le bordj d’In Eker ne possède pas de TSF qui est devenue la plaie du Sahara, la hantise des vieux méharistes, des grands nomades d’autrefois qui parcouraient le bled pendant des mois, coupés du reste de l’humanité. Aujourd’hui les antennes de la radio surplombent tous nos postes et nos unités sahariennes possèdent leurs appareils portatifs. Et je vous assure que la radio fonctionne ! chaque jour ce sont de longs messages où le commandement de l’arrière adresse minutieusement à tout chef de peloton perdu dans les sables ou dans la hamada l’horaire minutieux qu’il doit respecter ou l’état « néant » dûment vérifié qu’il doit adresser à la date prévue. « L’Administration » est en voie de conquérir le désert grâce à la Radio !Ce soir à ln Eker elle n’existe pas : il n’y a aucun compte rendu à adresser à mon chef d’EM et je n’ai aucun contre-ordre (toujours possible dans le métier !) à recevoir de lui. Je suis bel et bien « coupé » du monde. De telles minutes deviennent rares dans nos pauvres vies humaines. Vertier et moi tous trois réunis sous la lampe à acétylène de la popote dégustons la Chorba, le bifteck de gazelle, les haricots et le saumon de conserve, arrosés avec l’eau du puits (nous avons déjà consommé toute notre réserve de «pinard»), mais soutenus « in fine » par le café et-le cognac que Madame Vertier n’a pas oublié à notre départ d’Ouargla.
Lundi 28 février. L’étape d’aujourd'hui sera courte. Elle doit nous conduire à notre terminus : Tamanrasset ! En 185 km. À 7 h 10 nous partons. À 7 h 45 nous apercevons à l’extrême horizon, la chaîne du Hoggar avec son point culminant en forme de dôme arrondi le Tahat (3 003 m). Nous franchissons un défilé rocheux de schistes pourris roses et noires dont les feuillets sont en complète déliquescence. Vers 8 h 30 nous atteignons In Amguel. C’est en contraste typique avec tout ce que nous avons vu depuis Ouargla. Une large vallée avec un fond d’oued qui doit couler de temps à autre, car partout l’eau se révèle en de multiples séguias (petits canaux) arrosant des carrés d’orge d’un beau vert tendre. De la verdure fraîche ! C’est à peine croyable. Des bourriquots. Un centre de culture étendu (arrem). De la vie ! Le site est splendide et nous décidons de nous y arrêter pour le casse-croûte. Nous grimpons sur un piton dominant la piste. Le panorama par ce temps superbe m’impose une succession de clichés pendant que Gonnet fixe avec ses pinceaux les multiples couleurs de cet objectif. Fait à noter, la piste dans la traversée de l’oued se fraie un passage au milieu de roseaux géants qui balaient nos véhicules au passage. C’est le miracle éternel de l’eau au Sahara. Lorsqu’elle existe, elle donne lieu à une végétation exceptionnelle. C’est le cas pour In Amguel qui resplendit de verdure sous nos yeux déshabitués.
Des indigènes viennent à nous pour nous saluer d’un « labès » prononcé ici « labeûs » en agitant la main ouverte au dessus de la tête. La plupart de ces hommes voilés portent autour du cou des sachets de cuir contenant des amulettes. Sur leurs poitrines pendent également leurs couteaux, des clefs de cadenas travaillées, des petits sacs où ils placent je ne sais quels objets. Tout cela pendille sur leurs gandouras. L’un d’eux vient s’asseoir philosophiquement à côté de nous pendant que nous achevons notre casse-croûte. En général ceux qui cultivent la terre ne sont pas des Touareg Hoggar. Ceux-ci sont nomades. Les sédentaires, cultivateurs ou jardiniers ne sont que des Harratines, anciens esclaves noirs du Soudan, assez métissés parfois. Les vrais Touareg sont en plein massif aux hautes altitudes où l’Aménokal du Hoggar a sa rente et son campement.
Nous repartons d’In Amguel à 9 h 10. Nous croisons un peu plus loin deux cars touristiques de la SATT qui remontent vers le nord. À l’intérieur de ces véhicules nous apercevons des civils européens, hommes et femmes qui nous saluent. Ce sont les premiers visages semblables aux nôtres depuis Touggourt et Ouargla où nous avons laissé des familles françaises. J’avoue que nous les dévisageons avec un peu de commisération. Ils sont derrière les glaces de leurs voitures un peu semblables aux bêtes rares et curieuses que l’on admire derrière les barreaux d’une cage. Après des saluts rapides, nous repartons. Le conducteur de la SATT vient de nous apprendre que le convoi sénégalais, motif principal de notre mission, n’a pas quitté Gao le 25 février comme prévu et qu’il a un retard de quelques jours. Cela nous permettra donc de nous reposer à Tamanrasset et nous n’en sommes pas fâchés. À 9 h 55, nous franchissons la ligne du Tropique du Cancer. Ce n’est pas l’Équateur, mais ce n’est tout de même pas mal pour des nordiques. Je prends au vol un croquis des lieux.
À 11 h 15 se dressent le long de la piste de nombreux arbres bizarres à grosses branches blanches recouvertes de feuilles vertes larges et plates comme des oreilles d’ours. Ce sont des « krumcas », arbres vénéneux très nocifs. La chaleur monte, mais l’air reste frais car nous sommes à 1 000 m d’altitude et nous ne cesserons de monter aux flancs du massif du Hoggar jusqu’à Tamanrasset. Depuis In Amguel la piste est encadrée de rochers et de cailloux noirs. Nous atteignons un carrefour de pistes, vers la droite (ouest), c’est la direction de Tin Zaouaten à 425 km, dernier poste algérien, frontière de l’AOF, route de Gao, par laquelle arriveront nos Sénégalais. À 11 h 05, nous descendons sur Tit, situé dans un oued analogue à celui d’In Amguel, mais moins vaste. Des huttes, des cases carrées en « toube », 4 à 5 palmiers, un fond d’oued à sec et quelques touffes verdâtres. Un peu plus loin un embranchement marqué de deux pierres dressées signale à deux km de là, en marge de la piste le monument du Lieutenant Cottenest. Nous nous engageons sur le chemin qui y conduit pour visiter ce lieu émouvant où tout bon français de passage ne peut manquer de faire un pèlerinage.
Devant nous se dresse bientôt le Monument Cottenest. Nous mettons pied à terre aussitôt et Verdier nous sert de cicérone. Nous sommes sur les lieux où en mai 1902, le Lieutenant Cottenest, adjoint à l’Annexe d’In-Salah, livra combat aux Touareg du Hoggar, les mit en déroute en leur infligeant de grosses pertes et nous ouvrit définitivement l’accès du Hoggar jusqu’alors inoccupé par nous. Ce combat de Tit mérite quelques commentaires. J’ai pu, grâce à Vertier, retrouver dans les archives du poste de Tamanrasset, le surlendemain, le rapport qu’écrivit le Lieutenant Cottenest à la suite de ce combat. Vertier m’en a fait taper un exemplaire que je conserve précieusement dans mes archives. Il est remarquable de précision, d’intérêt et de simplicité modeste.
Le Lieutenant Cottenest parti d’ln-Salah avec 130 goumiers et un convoi léger de 25 chameaux pour une tournée de police de grande envergure avait réussi, après de longs jours, à traverser à méhari le massif du Mouydir et faire le tour complet du massif du Hoggar vers l’est. Il avait atteint Tamanrasset et rentrait vers ln-Salah lorsque, le 7 mai 1902, il fut attaqué par une bande de 300 Touareg qui le suivaient à la trace, bien décidés à l’exterminer lui et sa troupe et à lui faire subir le même sort que la mission du Colonel Flatters dont aucun membre ne put s’échapper vivant. Cottenest flairant le danger s’était arrêté au sommet d’un éboulis d’énormes rochers formant une sorte de bastion naturel et s’était mis en état de défense. Il ne pouvait espérer aucun secours, étant à 600 km environ de sa base de départ d’ln-Salah. Attaqué avec fureur par les Touareg qui le chargèrent à méhari et qui engagèrent ensuite l’assaut à pied, jusqu’au corps à corps, il se défendit avec une héroïque vigueur. Les Touareg armés de fusils l’attaquèrent par trois fois repoussés. Ils durent finalement se replier devant la résistance acharnée du détachement Cottenest pourtant nettement inférieur en nombre. Ils laissèrent 93 tués sur le lieu du combat, (chiffre énorme), abandonnant 91 méhara et 100 fusils. Cottenest n’avait eu de son côté que 3 tués et lui même était blessé légèrement. Sa troupe avait tiré 14 000 cartouches ! Le lieu du combat présentait un véritable charnier et les ossements des cadavres de méhara restèrent sur les lieux pendant des années. Le combat avait duré deux heures et demi.
À la suite de ce sanglant échec infligé aux guerriers du Hoggar, Cottenest put rentrer à ln-Salah sans être inquiété le 23 mai 1902, après 62 jours d’absence et après avoir parcouru au total avec sa troupe 1 686 km à méhari. Que l’on médite ces chiffres si éloquents, ils magnifient nos soldats de l’Armée d’Afrique qui surent toujours, sans éclat et sans réclame, conquérir un empire à la France, complètement ignorés de leurs compatriotes, pour lesquels le verbiage électoral a toujours eu, hélas plus d’attraits ! Le Lieutenant Cottenest fut tué sur le front de France en 1914.
Détail à noter : les enfants des guerriers Touareg restés au campement pendant le combat de Tit, et qui sont de la génération actuelle, s’appellent aujourd'hui dans le Hoggar: « les fils des morts ».
Vertier, Gonnet et moi arpentons ces lieux glorieux avec respect. Aujourd’hui un monument élevé juste aux pieds des rochers noirs où Cottenest se défendit incruste dans le roc un médaillon de bronze vert frappé à l’effigie de l’officier, tête énergique à barbe et à longues moustaches sous un képi d’avant guerre. Une inscription sous le médaillon :
Commandant Gaston Cottenest
1870-1914
Au Lieutenant Cottenest, vainqueur à Tit
et à tous les braves qui y combattirent
Vaillamment
Le 7 mai 1902.
Nous quittons Tit à midi pour gagner au plus tôt notre terminus Tamanrasset. La piste est en montagnes russes dans une région de cailloux pourris. Elle est très bien entretenue et circule en lacets rocheux. Les monts qui nous entourent sont littéralement dégoulinants de cailloux tantôt ronds (grès) tantôt en feuillets (schistes). Nous longeons en le dominant un fond d’oued sur notre gauche avec de la végétation et un unique palmier. Ses berges sont abruptes. Nous atteignons un plateau qui précède de peu Tamanrasset. Nous faisons halte sur la piste pour remettre un peu d’ordre dans nos tenues avant de faire notre entrée dans la capitale du Hoggar. C’est de tradition dans les unités sahariennes de ne jamais entrer dans un poste sans avoir au préalable abandonné ses effets de voyage, secoué sa poussière, s’être lavé et avoir revêtu des effets nets et impeccables. J’admire cette coutume en voyant nos compagnons de route ouvrir leurs sacs ou leurs cantines déposées à même la piste, se mettre le torse nu sous le robinet de la réserve d’eau des camions, enfiler des chemises propres, un séroual sans tache et se sangler dans leurs vareuses de toile blanche immaculée. Vertier en tête donne l’exemple. Nos chauffeurs abandonnent leurs bleus couverts de poussière. Gonnet et moi-même nous nous mettons à l’unisson et c’est flambants neufs que nous remontons dans nos Latil pour achever le dernier kilomètre. Il serait en effet indécent d’apparaître devant les camarades qui nous attendent, eux-mêmes astiqués et briqués « nickel », revêtus de la poussière des pistes du désert.