par Jacques VENERI
IL était cinq heures et demie, par la fenêtre sans volets je vis l'aube éclaircir le ciel. J'étais de garde et en tant que caporal je prenais la garde en qualité de chef de poste. Ici, il a fallu grandir vite et faire face aux responsabilités qui vous étaient confiées. Je mis ma capote, j'éteignis la lampe à pétrole et je sortis du bâtiment.
Il faisait froid. Quand en Avignon j'appris mon affectation AFN, je n'aurais jamais imaginé qu'il pouvait faire aussi froid la nuit au Sahara, nous étions fin février et ce matin encore il faisait à peine 1°. Je contournais les tentes qui nous servaient de dortoir et je traversais le parc du matériel pour rejoindre près de l'entrée, barrée par un simple cheval de frise, le gars qui avait pris la dernière tranche horaire de la garde. Je le trouvais dans la cabine d'un GBC benne, emmitouflé, lui aussi, dans sa capote. Quand il m'aperçut, il descendit du camion, un manche de pioche à la main. En effet, ici nous n'avions pas d'armes, enfin moi je n'en ai jamais vu, c'était plutôt du gardiennage. Nous discutâmes un moment, puis je m'avançais à l'extérieur du camp. J'aperçus à cent mètres environ la sentinelle devant le ksar de l'ALN, l'arme en bandoulière, on se salua de loin. Je finis ma ronde en longeant la clôture du coté du Guir. Je m'attardais un moment, à cette heure matinale, le silence était profond, interrompu de temps en temps par l'aboiement d'un chacal. De cet endroit, j'avais une vue sur le chantier situé à 300 m environ et au-delà sur l'étendue grandiose et sans fin de la hamada. Mon regard se perdit ensuite sur la ligne d'horizon, au bout de cette plaine immense. Cela me fit penser au désert des Tartares, sauf que moi je n'attendais pas un hypothétique ennemi, mais tout simplement la « quille ». Il y avait déjà trois mois que j'étais là, au milieu de nulle part, avec des conditions de vie que je n'avais même pas imaginées, et je me demandais par quel concours de circonstances je me retrouvais ici, car je n'avais jamais demandé à partir au Sahara. Nous étions en marge de toute civilisation, pourtant nous avions tous fini par prendre nos marques, difficilement au début car ici le dénuement était total.
Je revins vers le bâtiment. Le soleil n'était pas passé au-dessus de l'horizon, mais on le pressentait pour bientôt. Je rentrais dans la cuisine et allumais le réchaud sous les deux grosses marmites remplies d'eau, préparées la veille pour le lait et le café. Je consignais ma dernière ronde sur le registre, je réveillais le cuisinier, puis j'allais faire la tournée des tentes pour réveiller le reste de l'effectif.
BIENVENUE, VOUS ÊTES À ABADLA,
au camp du 71ème Bataillon du Génie, sur le chantier de reconstruction du pont.
Jusqu’à cette année 1966, c’est vrai, je m’étais peu éloigné de la maison familiale. Mais là, à dix-neuf ans, c’était une vraie « délocalisation » : j’avais quitté mes parents, mes amis et amies, pris le bateau pour traverser la Méditerranée et quand j’arrivais en Algérie, j’eus vraiment l’impression que je débarquais sur la lune. En fait c’était exactement cela : à Abadla le paysage était lunaire, que du minéral, d’un côté des montagnes avec des sommets plats et des falaises abruptes, sans végétation, cela me changeait des Pyrénées verdoyantes de mon sud-ouest, de l’autre une immense étendue rocailleuse et stérile à perte de vue : la hamada et entre les deux coulait un oued qui à cette période de l’année, ne représentait qu’un mince filet d’eau, mais là aussi, plus tard j’allais être surpris.
Quant aux autochtones, ils étaient vêtus d’une tunique qui leur arrivait aux chevilles, ils avaient la tête enveloppée d’un grand foulard, on ne leur voyait que les yeux et en plus, ils s’exprimaient en faisant de grands gestes, de façon gutturale dans un langage que je ne comprenais pas, tout cela était pour moi très impressionnant.
Nous sommes arrivés à Colomb-Béchar, le jour où le bataillon fêtait la sainte Barbe, la fête des sapeurs mineurs. Ce fut une arrivée extraordinaire, un accueil formidable, suivi d’un repas mémorable, surtout après 48 heures de voyage (bateau, train) où il faut le dire pendant ces deux jours, ce ne sont pas les repas qui nous avaient pesé sur l’estomac.
Le lendemain fut moins gai. Le contingent fut dispatché vers diverses compagnies et là le choc fut rude : le groupe que nous formions se trouva dispersé. Je fus affecté à la 1ère compagnie. Je me retrouvais avec trois autres camarades dans une immense chambre qui prenait tout un bâtiment Fillod où il n’y avait que deux anciens. Mais où étaient les autres ? Ils étaient partis voilà maintenant dix jours en convoi pour récupérer du matériel à In Amguel. Ils auraient dû être de retour depuis deux jours d’après les prévisions, mais sur la piste, il avait dû y avoir des imprévus.
Le lendemain soir, vers 22h30, un bruit de moteur attira notre attention. Un des deux anciens alla à la porte, puis nous cria : « c’est le convoi, ils sont de retour » et il sortit. On entendit les camions se garer, des portières claquèrent. Peu de temps après des voix se rapprochèrent et la porte s’ouvrit sous l’effet d’un grand coup de pied, le premier gars apparut dans l’encadrement et pour moi ce fut un sacré choc. Je vis entrer un grand gaillard, maigre, le visage émacié, une barbe de huit jours, les cheveux ébouriffés, couvert de poussière, un treillis et une chemise dans un état de saleté pas croyable et en plus il lança : « il va falloir aérer cette piaule, ça sent la fumée du bateau ». J’étais sidéré. Les autres n’étaient pas mieux, ils étaient tous affreux, sales et méchants. Ce n’était pas possible, mais où étions-nous tombés !!! Je commençais à gamberger, je me dis qu’il allait falloir être vigilant, ne pas se laisser aller et faire tout notre possible pour ne pas finir dans un tel état. J’avais entendu dire que l’alcool et le soleil ne faisaient pas bon ménage, en ce qui me concernait : je ne buvais pas d’alcool, il allait donc falloir faire très attention au soleil et donc « au coup de sud ».
Heureusement, le lendemain, quand ils eurent récupéré, après avoir pris une bonne douche, s’être rasé et mis des vêtements propres, ils prirent une figure plus humaine et devinrent même des collègues plutôt sympas. Mais quand ils nous racontèrent leur périple : ce qu’ils avaient vécu sur la piste, ne me rassura pas du tout : entre les pannes, les éclatements de pneus, les ensablements, ils en avaient vraiment bavé. Surtout que le soir, à la halte d’étape, il n’y avait pas de bloc sanitaire pour prendre une bonne douche, ni la roulante d’Africatours qui distribuait les repas, il fallait se débrouiller avec les conserves des rations, le pain rassis ou le pain de guerre qui n’est pas ce que l’on a fait de mieux pour ramasser la sauce dans l’assiette... !!
Peu de temps après, j’appris que je partais pour le chantier d’Abadla participer à la reconstruction d’un pont qui avait été emporté par une crue, c’était un pont Bailey. Je repris un peu d’espoir, je me dis que s’il suffisait de construire un pont Bailey, je serais rapidement de retour, car en Avignon, au 7ème Génie, avec l'adjudant-chef Julian « le spécialiste du Bailey » nous avions été à bonne école. Après avoir monté des dizaines de ponts à l’entraînement, j’avais bien assimilé la technique de montage et je me dis que même pour un 190 pieds (58 m, le max de la portée) en triple double, cela n’allait pas traîner, au pire dans une semaine je pouvais être de retour et retrouver les potes de la 66 1/C. Mais quelque chose me chiffonna, lors de la préparation du convoi je vis beaucoup de matériel mais pas d’éléments de pont. J’essayais de mener une enquête pour en savoir un peu plus : sans succès. Et un matin je partis dans un GBO qui tractait un porte-char, chargé d’un bull Caterpillar pour Abadla.
Sitôt sortis de la base, nous prîmes la direction du sud par la route n° 6. Après Bidon II, sur la droite j’aperçus une étendue qui miroitait sous le soleil du matin. Je posais la question à l’ancien qui conduisait : c’est un lac ? Il se mit à rire et me dit non : c’est une décharge !!! Je regardais mon collègue avec étonnement, je ne comprenais pas. Bien plus tard, à mon retour du chantier d’Abadla, j’eus la solution du problème. Cette zone baptisée « le désert de la Kro », était bien une décharge. Les divers corps d’armée présents à Colomb-Béchar depuis des décennies, déversaient leurs détritus sur ce site. Des familles entières vivaient et se nourrissaient sur la décharge de récupérations diverses, ensuite les chacals et le vent terminaient le travail. Il ne restait plus qu’en très grandes quantités les bouteilles de bière, des millions de canettes qui réfléchissaient la lumière du soleil comme un immense miroir et de loin donnaient l’illusion d’un plan d'eau.
Pendant le trajet, je questionnais mon chauffeur pour en savoir un peu plus sur l’histoire du pont, mais je n’appris rien de plus. Ce qui m’interpellait : c’est qu’un oued ait pu emporter un pont Bailey du type triple double ce qui représentait déjà une masse d’acier conséquente. Mais à ce moment-là j’avais dix-neuf ans et je n’étais pas au bout des surprises dans cet immense Sahara.
Vue du premier pont construit au printemps 1966, c’était un pont Bailey de 190 pieds du type triple double.
Chaque côté comportait trois rangées d’éléments doublés en hauteur.
Après environ deux heures de route sans croiser âme qui vive et avoir traversé un village fantôme : Ksi Ksou, ancien site minier, quelques dizaines de kilomètres plus loin, le convoi quitta la route goudronnée. On prit une piste légèrement pentue et l’on stoppa après avoir parcouru 500 m environ à coté d’une zone où étaient parqués du matériel et des camions, il y avait un château d’eau métallique et un mât avec nos couleurs, j’en conclus que nous étions arrivés. Je descendis du camion et fis un tour sur moi-même, le paysage était surréaliste : un décor de science-fiction. Rien qui ne ressemblait à un petit village comme j’en connaissais en France, même dans les endroits les plus isolés. Un léger vent balayait le secteur, soulevant une fine poussière rougeâtre, il y avait des bâtisses sans fenêtres, disséminées çà et là qui pouvaient être des habitations, l’endroit paraissait désert, je ne vis pas d’habitants, ni même d’animaux étonnant en ce milieu de matinée. Mon regard se porta à nouveau vers le parc du matériel, je cherchais des éléments de pont Bailey, c’était une idée fixe, mais je n’en vis pas, mon inquiétude grandit.
Un lieutenant vint à notre rencontre accompagné de deux adjoints. Ils firent le tour du convoi, inspectant rapidement le matériel que nous transportions. Ensuite ils nous ramenèrent vers le camp, nous indiquèrent nos chambres, enfin les tentes qui allaient nous servir de dortoir !!!
Peu de temps après, le lieutenant nous réunit, nous souhaita la bienvenue, puis nous expliqua ce que nous allions réaliser, insista sur l’importance stratégique de cette construction et surtout ce qu’il attendait de nous tous. Nous allions construire un pont avec un empilement de gabions1. Gabion... Qu’es aquò !!!!! J’avais été formé, entre autres, pour construire des ponts Bailey. Je connaissais les éléments de pont, les pièces de pont, mais gabion, c’était la première fois que j’entendais ce mot. J’interpelais le lieutenant en demandant ce qu’était un gabion. Celui-ci me regarda, puis donna une explication suffisamment détaillée et là je compris que mon retour à Colomb-Béchar n’était ni pour la fin de la semaine, ni même pour la fin du mois.
Situation et géographie
Abadla se trouve dans la vallée du Guir, près de l’oued du même nom. La vallée du Guir se situe à une centaine de kilomètres au sud de Colomb-Béchar. Cette vallée est encore appelée : la plaine d’Abadla.
La plaine d’Abadla, au sens large, se présente comme une vaste dépression limitée à l’ouest par la hamada du Guir, au nord par le Chebket Manounat (monts du gara el betick) et à l’est par les hauteurs tabulaires qui constituent les Gours Méziouket.
Le Guir serait le plus grand oued d’Afrique du nord, non seulement par la puissance de son débit, mais aussi par sa longueur (plus de 1 000 km). Il ne coule que par intermittence lors des crues qui d’une façon générale surviennent trois fois par an : en automne (octobre, novembre), au printemps (mars, avril) et en été (juin).
Le Guir dont le haut bassin versant draine l’extrémité orientale du haut Atlas marocain serpente à travers des gorges puis une vallée étroite en amont d’Abadla. La vallée s’élargit, après Abadla, plus au sud il reçoit son affluent l’oued Béchar dont le cours ne dépasse pas 200 km. Encore plus au sud, il s’unit à la Zouzfana à Igli pour former l’oued Saoura.
Après Abadla, le Guir coule en surface pour donner naissance à une suite de palmeraies d’importances diverses et à un chapelet d’oasis dont les principales sont : Igli, Béni Abbès, Elouata, Kerzaz, Timondi, puis les eaux tumultueuses de ce courant imprévisible continuent leur chemin pour se perdre dans les immensités désertiques du Sahara central. Elles vont alimenter notamment les nappes phréatiques du Touat et de ses environs (Adrar) du Gourara (Timimoun) et du Tidikelt (Aoulef) captées en partie par l’ingénieux système d’irrigation : les foggaras, système plusieurs fois millénaire, qui suscite l’étonnement et l’admiration des visiteurs étrangers.
La légende fait du Guir un oued mythique surtout par la soudaineté de ses crues, les quantités fabuleuses et inattendues d’eau qu’il peut charrier en un temps à peine croyable. Aujourd’hui son cours est régulé par le grand barrage de Djorf Torba (40 km en amont d’Abadla) et un petit barrage de reprise situé à 20 km plus bas. Cela n’aura pas empêché qu’en octobre 2008 et plus récemment avril 2011, des crues très importantes ont inondé Abadla et Béchar et des oasis plus au sud comme Taghit avec des dégâts considérables.
Le village d’Abadla
En 1966 le village d’Abadla bâti sur un petit plateau surélevé, rive gauche de l’oued, ne comportait que quelques habitations en toub, implantées de façon anarchique sans alignement, entourées de hauts murs pour protéger leurs habitants des vents de sable et de la vue, construites autour d’un vieux ksar qui abritait un casernement de l’ALN.
Notre campement était établi sur un terrain facilement repérable de loin ou sur des photos puisque situé au pied d’un château d’eau métallique, (toujours en place à ce jour) face au ksar de l’ALN, en bordure du Guir, avec vue imprenable sur le chantier du pont.
Les habitants étaient en majorité des éleveurs issus de tribus nomades sédentarisées aux conditions de vie rude. Notre détachement en employa en tant que manœuvres ou gardiens sur le site du pont et de la carrière pendant la durée du chantier.
Abadla avec son château d'eau
vu de la rive droite Photo plus récente (2000)
le château d'eau
a perdu de son éclat, mais il est toujours en place
La vie au camp
À la tête du détachement le lieutenant Marcel BALLY, notre chef, directeur de travaux, et en plus un vrai père de famille. Il était ferme sur les directives ou consignes qu’il nous donnait. Par contre souvent le soir après le repas il passait un moment au milieu de nous tous, attentif au moral de l’ensemble et aux problèmes de chacun d’entre nous. Il avait dû donner des consignes strictes à ses seconds car nous avions une paix royale dans la mesure où le travail sur le chantier était correctement effectué.
Nous n’avions aucune corvée, pas de rapport, si ce n’était quelques réunions informelles, souvent avant le repas du soir. Les seules contraintes étaient : le gardiennage du parc matériel la nuit, d’effectuer correctement la tâche qui nous était attribuée sur le chantier et surtout un suivi d’entretien rigoureux du matériel qui nous était confié.
Le camp était installé dans le village, sur un terrain d’une superficie relativement conséquente, en bordure du Guir. Il y avait un seul bâtiment en dur, qui abritait le logement du lieutenant, un local transmissions, la cuisine et une salle que l’on pourrait qualifier de bureau salle de réunion et qui servait de salle de garde la nuit pour le chef de poste.
Nous dormions sous des tentes, sur des lits de camp posés à même le sable, pas d’armoire ou de penderie, toutes nos affaires restaient dans le sac marin. Les nuits étaient glaciales, pendant les mois d’hiver nous avons tous souffert du froid. Le matin avant de mettre les rangers, il était fortement conseillé de les secouer après les avoir renversés, pour déloger d’éventuels « squatteurs indésirables » : les scorpions. Les sanitaires étaient plus que rustiques, en extérieur bien sûr, mais l’on pouvait prendre une douche froide tous les jours : un vrai luxe à Abadla et heureusement car il y avait des fins de journées où c’était plus que nécessaire. Pour cela notre lieutenant avait mis les moyens, un GLR citerne effectuait une rotation quotidienne sur Colomb Béchar, sept jours sur sept : la corvée d'eau. Eau qui servait aussi et surtout pour la cuisine.
Nous n’avions pas de réfectoire, nous prenions nos repas en extérieur, sous une tonnelle aménagée avec des bâches pour nous protéger du soleil le midi. Sur une terrasse en bordure de l’oued, nous avions une vue à 180°, on surplombait la vallée. Le soir c’était même sympa, après le repas nous restions à discuter en attendant que la nuit tombe pour assister ensuite à la projection du film. Pour cela on reculait le lot 7 et l’on accrochait l’écran contre les ridelles. Le matin aussi nous prenions notre petit déjeuner au même endroit, et tous les jours nous assistions au lever de soleil sur la vallée du Guir : un spectacle magnifique, qu’à ce moment-là nous n’avons peut-être pas apprécié à sa juste valeur...
Un point positif pour le cuisinier, la nourriture était correcte et les quantités suffisantes. Je pense que le lieutenant devait suivre cela de très près. Le plus problématique, c’était les jours où il y avait du vent de sable, surtout pour les repas car nous n’avions pas de plan B. Nous prenions notre plateau à la cuisine et l’on filait le plus rapidement possible à nos tentes, mais je peux vous dire que ces jours-là ça crissait sous les dents. Le matin nous zappions la toilette, pas possible de se laver ou de se raser en extérieur avec le vent de sable. Ces vents pouvaient durer quatre à cinq jours, à la fin de ces périodes nous étions tous dans un état d’hygiène plus que limite, entre la transpiration et la poussière, le matin sous les tentes nous nous réveillions recouverts par une pellicule de sable. Les cheveux ébouriffés, le visage empoussiéré, à la fin de ces périodes nous ressemblions plus à une armée de clodos qu’à un détachement du génie militaire.
Le village devait avoir une mini centrale électrique. Nous avions du courant jusqu’à minuit, après black-out. Aussi la première tranche horaire de la garde était très prisée, le parc matériel était éclairé par deux gros projecteurs, mais passé minuit, les nuits étaient si noires que l’on n’y voyait pas à deux mètres. Malgré tout nous n’avons jamais eu de souci d’intrusion sur le site, pourtant la clôture était complètement délabrée, voire inexistante sur certaines portions du périmètre. Et pour le chef de poste avec la lampe à pétrole la nuit était longue. Bien sûr pas de télévision, pas de radio, pas de presse. Certains avaient des transistors (des postes de radio à transistors) mais l’on n’a jamais réussi à capter quoi que ce soit. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais nous n’avions pas de spécialiste télécom. Nous tendions des longueurs de fils de cuivre au-dessus des tentes puis ces fils étaient raccordés à des enroulements que l’on positionnait sur les postes mais rien : aucun résultat.
Peut-être pour compenser l’éloignement, beaucoup d’entre nous avaient un animal de compagnie. Notre lieutenant n’a jamais rien dit, pourtant cela finissait par représenter au final une sacrée ménagerie. On trouvait en majorité les gros lézards des sables, mais aussi un chien, un chiot chacal, des fennecs, et d’autres bestioles que je trouvais moins attachantes comme des scorpions et même une vipère à cornes. Pour la petite histoire, il faut savoir qu’une majorité de ces bestioles sont rentrées en France. À l’embarquement à Colomb-Béchar aucun problème. À notre arrivée à Metz, pour certains cela a été un peu plus « hard ». La prévôté de l’air nous attendait. Le chien avait un carnet de vaccination, par contre pour les fennecs très peu sont passés, pour le reste, les lézards, au fond des paquetages pas de problème.
Dans le groupe nous avions un infirmier, un appelé qui avait dû suivre une formation pendant les classes. Un colosse avec des mains comme des battoirs : il était maçon carreleur dans le civil...! Mais il prenait sa tâche très à cœur. Heureusement il n’eut à traiter que des petits bobos ou blessures légères, cela dit, s’il avait dû intervenir pour un cas grave, je suis persuadé qu’il aurait été à la hauteur, la vue du sang ne l’impressionnait pas. Quand il intervenait sur une blessure, il le faisait avec précision et sans hésitation comme un médecin urgentiste. Il avait en permanence avec lui sa trousse de secours. Quand il avait posé un pansement la veille, le lendemain, au saut du lit, il venait prendre des nouvelles du patient : un vrai toubib... Nous l’avions surnommé « la seringue », car chaque fois qu’il posait un pansement ou après avoir donné un traitement à un patient, il lui disait : « maintenant je vais te faire une piqûre » et deux fois sur trois ceux-ci partaient en courant. Plaisanterie mise à part, ceux qui ont eu besoin de piqûres reconnaissaient qu’il les faisait très bien. Il était aussi très apprécié du personnel civil qui travaillait sur le chantier, eux l’appelaient « doctor » car il soignait aussi leurs petits « bobos ». Pour les problèmes de santé qui nécessitaient une consultation, nous partions avec la citerne pour Colomb-Béchar.
Au camp nous n’avions pas de foyer, les buveurs de Kro et les fumeurs passaient leurs commandes au chauffeur de la citerne qui, certains jours, aurait dû avoir une remorque tant il avait de choses à ramener.
Le samedi et le dimanche, quand il n’y avait pas de contraintes de chantier, il fallait s’occuper. Ceux qui le souhaitaient, pouvaient partir pour une randonnée explorer l’erg vers le sud ou les massifs montagneux en amont d’Abadla à la recherche de sites rupestres, de cristaux d’améthyste ou de bois pétrifié. Au début nous étions assez nombreux à profiter de cette escapade, puis certains se sont lassés et nous fûmes un petit groupe d’irréductibles à continuer de réclamer la « permission de sortie ». Pour cela le lieutenant nous « prêtait » un camion avec le plein de carburant, des jerrycans de réserve, de l’eau et des rations E au cas où… encadrés par un de ses subalternes bien sûr. Lors de ces virées, nous remontions les gorges du Guir en hors-piste. Nous nous passions le volant à tour de rôle et nous nous prenions pour la « mission Ténéré ». La recherche d’améthyste était bien sûr une mauvaise excuse et le lieutenant n’était pas dupe mais du moment où il n’y a jamais eu d’incident il nous a toujours accordé la sortie. Cela devait faire partie du maintien du moral des troupes.
Par contre une fois par mois, il nous amenait faire du tourisme. Nous avons ainsi visité la palmeraie et les environs de Taghit, l’oasis de Béni Abbès, le CIEES d’Hammaguir où nous avons eu accès à toutes les installations : PC de tir, hangar de montage (où nous avons pu voir le dernier lanceur Diamant en préparation) et le pas de tir. Cerise sur le gâteau : alors que nous avions prévu comme d’habitude un pique-nique à base de rations E, nous avons été invités pour le déjeuner. Il fallait voir notre surprise quand nous sommes rentrés au réfectoire de la base. Nous étions comme des gosses la veille de Noël devant la vitrine d’un magasin de jouets, un self ultra-moderne, la salle était climatisée, les cuisiniers et serveurs en tenue blanche, des fontaines avec divers jus de fruits, et du vin. Nous avons eu le choix entre plusieurs plats. Ce fut un repas, digne d’un trois-étoiles, enfin c’est l’impression que nous avons eue ce jour-là. Cela faisait des semaines que nous n’avions pas pris un repas aussi bon dans un endroit aussi « chic ». Nous nous sommes dit que les « gonfleurs d’hélices » avaient vraiment de la chance de prendre leurs repas dans un endroit pareil tous les jours. Alors que nous avions un GLR qui nous approvisionnait en eau potable (minimum vital, surtout au Sahara), eux avaient un avion qui les approvisionnait en produits et légumes frais presque tous les jours, c’est sûr nous ne jouions pas dans la même catégorie.
Le chantier
Début décembre 1966 à notre arrivée à Abadla la traversée du Guir s’effectuait à gué de façon précaire, sur les décombres de la rampe d’accès de l’ancien pont, répandus par la dernière crue dans le lit de l’oued.
Il était donc important de rétablir un passage fiable le plus rapidement possible, pour faciliter le passage des convois qui remontaient des quantités importantes de matériel lourd, liées au déménagement du CIEES d’Hammaguir et des bases du sud : Reggane, In Eker, In Amguel, etc., vers les ports, en vue de leur évacuation vers la Guyane ou la métropole. La date limite de repli étant extrêmement proche.
Après les dégâts causés par la crue de l’automne 1966, la décision prise par les autorités était de reconstruire un pont en « dur » plutôt qu’un pont Bailey qui aurait été plus rapide à mettre en service mais dont l’inconvénient majeur était d’autoriser des convois en largeur limitée (passage des GBO délicat). L’option retenue était un pont fait de deux rangées de gabions percés à intervalles réguliers de passages perpendiculaires avec des voûtains de tranchée en acier nervuré permettant l’écoulement de l’eau. En un mot : c’était un radier surélevé de 3 mètres par rapport au fil d’eau, la largeur, 5 mètres environ, était sécurisante pour les chauffeurs de camions qui pouvaient circuler sans se soucier du gabarit du chargement et sans limitation de tonnage. La longueur totale, rampes d’accès comprises, dépassait 200 mètres.
Je pense que le maître d’œuvre devait être l’Organisation Saharienne, le 71ème Bataillon du Génie n’étant que le maître d’ouvrage.
La carrière
À sept kilomètres environ à l’est d’Abadla se trouvent les collines du « Koudiet Zériguat » avec un imposant massif tabulaire, c’est l’endroit que choisit notre lieutenant pour installer la carrière avec comme responsable un de ses subalternes, spécialiste en explosifs. L’option technique choisie pour la construction du pont allait demander un tonnage phénoménal de granulats.
Il fallut d’abord dégager les stériles pour atteindre la roche massive. C’est là que deux appelés de mon fameux groupe se distinguèrent. Malgré les recommandations appuyées du lieutenant, qui leur signifia de ne jamais prendre de risques inconsidérés, ils se baladaient, à flanc de montagne, sur des dévers pas possibles et des pentes proches de la verticale. Ils pilotaient deux bulldozers Caterpillar, deux vrais kamikazes, leurs bulls n’étaient pas équipés de cabine ROPS2. Il n’y eu jamais d’accident. Ils ont eu beaucoup de chance car plus d’une fois leur bull a ripé sur la roche sur plusieurs mètres, à la limite du renversement. Mais cela ne les calmait pas, bien au contraire… Leurs exploits se racontaient le soir au moment du repas. Nous les avions surnommés les Fratellini car les évolutions avec leurs engins, en limite de l’équilibre, s’apparentaient à du grand cirque.
Quand la roche était dégagée, intervenait une équipe de civils, embauchée au village, avec des marteaux perforateurs pneumatiques, qui forait la pierre. Nous avions deux GMC équipés de compresseur LEROY, conduits par deux maîtres ouvriers et surtout il y avait un énorme compresseur Chicago de la marque INGERSOLL RAND avec un gros moteur Caterpillar sur un châssis à deux essieux à roues jumelées qui, un peu plus tard, me donnera des sueurs froides.
En fin de journée le responsable de la carrière, aidé de deux chefs d’équipe, bourrait les trous de dynamite et après s’être assuré que plus personne n’était sur le site, effectuait le tir. Le matin ils étaient les premiers arrivés et vérifiaient que toutes les charges avaient bien sauté. Pour compléter le matériel, un tractopelle à chenille aménageait le site, constituait les stocks et chargeait les camions.
Le soir, on positionnait deux civils pour assurer un gardiennage car du matériel restait sur place.
Les travaux
Parallèlement au démarrage de l’extraction de la pierre à la carrière, sur le site du pont notre premier travail fut de déblayer les restes de la rampe d’accès de l’ancien ouvrage et de curer le fond du lit de l’oued sur l’emprise des nouvelles fondations, de façon à atteindre un terrain le plus ferme possible afin de préparer une assise solide pour poser les bases du nouveau pont.
Pour ce travail, nous avions un bulldozer CD8 Richard Continental, conduit par un maître ouvrier et j’avais un tractopelle à chenilles TP6 R.C. pour évacuer le sable et les limons que me rabattait le bull. Ce travail était rendu délicat, car en ce mois de décembre 66 l’oued continuait de couler avec un débit faible mais nous n’avions pas de batardeau3 pour nous protéger.
C’est dans cette phase de travaux que nous avons eu notre premier et heureusement dernier incident. En manœuvrant dans le lit de l’oued, le bull se trouva piégé dans une zone de sables mouvants. Le chauffeur essaya de se dégager mais cela ne fit qu’aggraver la situation. Il stoppa le moteur car le ventilateur brassait déjà l’eau de l’oued. À ce moment-là, le train de chenilles n’était plus visible. Le lieutenant qui avait été prévenu arriva rapidement sur le site et au cours de la discussion qui s’ensuivit des solutions furent proposées, mais peu de temps après, quelqu’un interpella les chefs et les sous-chefs : le bull continuait à s’enfoncer !!!
Aussitôt, la crainte de se retrouver confronté au « syndrome chinois », il fut décidé de l’amarrer en toile d’araignée à tout le matériel lourd que nous avions sur place. GBO, tractopelle, camion benne chargé. Puis comme il se faisait tard, on mit en place un gardiennage pour la nuit. Le soir, pendant le repas, les commentaires allaient bon train, certains anciens dramatisaient grandement leur récit, racontant que lors de la construction du premier pont, ils avaient eu le même incident. N’ayant pu sortir le bull le jour même, le lendemain, mauvaise surprise, le bull avait disparu, « avalé » par les sables mouvants !!! Aussi le lendemain matin, sitôt levés, nous étions tous à la clôture pour voir si le bull était toujours là. Et le bull était là.
On rapatria les deux Caterpillar de la carrière, on ajouta à ceux-ci un TP6, deux GBO, on arracha le CD8 de sa gangue de sable. Il fut rapatrié à Colomb-Béchar : l’eau avait pénétré dans le carter moteur et l’on reçut en retour un nouveau CD8.
Quand l’assise fut prête on commença à approvisionner la pierre pour la couche de fondation. Dès qu’une trentaine de mètres furent réalisés, on commença à poser les gabions. Pour ce travail on employa du personnel civil du village. Les manœuvres arrangeaient la pierre dans les gabions sous la direction de ceux d’entre nous qui n’avaient pas de permis US et qui furent baptisés pour l’occasion chef d'équipe, ils dirigeaient chacun un groupe de sept à huit civils. Les gabions étaient montés à joints alternés comme un mur de briques et attachés solidement entre eux.
Tous les autres étaient sur des bennes à effectuer des rotations incessantes pour approvisionner le chantier en matériaux. Travail qui devenait vite monotone, nous étions seuls toute la journée, secoués comme des pruniers sur la piste, comme il faisait chaud, nous ouvrions le pare-brise pour avoir de l’air, mais quand on croisait un autre camion on avalait des tonnes de poussière. Ce qui paraissait intéressant au début pour certains devint vite rédhibitoire pour d’autres.
Alors on se trouva une raison pour se motiver à ce boulot, on se lança des défis : qui passerait le gué à l’endroit le plus profond, qui prendrait la rampe la plus pentue pour accéder à la carrière, etc. Le soir, au repas, nous débriefions nos « exploits » et l’on préparait des possibilités de prochains franchissements encore plus compliqués !!!
Au début il y avait la jeep, le GMC, voire le Dodge 4x4 ou 6x6 et puis il y eut le Berliet GBC MK8. Un look d’enfer, surtout le premier modèle civil le GBC 8M avec les phares dans les ailes et en version cargo, avec des capacités de franchissements exceptionnelles. Je ne connais pas les essais qui ont été réalisés par les techniciens de Berliet pour valider la sortie de ce véhicule, mais je peux vous assurer que les appelés du 71ème BG qui étaient à Abadla à cette période, l’ont poussé dans ses dernières limites. Que ce soit sur les pentes de la carrière, la piste, dans les sables limoneux de l’oued ou les passages à gué, nous lui avons tout fait endurer, à vide, en charge et plus d’une fois en surcharge, c’était incroyable comme il se sortait de toutes ces situations. Mais son terrain de prédilection était le sable. Ce fut pour nous un jouet formidable, surtout que nous avions le terrain de jeu qui allait avec.
Au 2ème plan, la voie du Méditerranée - Niger qui n'a jamais traversé le Guir,
au fond, le massif tabulaire où se trouvait la carrière
Nous étions en février, nous avions depuis un moment déjà pris une certaine routine, nous nous étions habitués à l’inconfort et à l’éloignement, comme il n’y avait rien de mieux à faire nous nous concentrions sur le travail qui nous était confié car nous pensions que plus tôt ce serait fini, plus tôt nous retournerions vers la civilisation.
À cette période, j’étais affecté à l’approvisionnement du chantier en matériaux. Je conduisais un GBC benne quand une fin de journée, le responsable de la carrière me demanda de rapatrier l’énorme compresseur Chicago au camp, les mécaniciens devaient effectuer une opération d’entretien. Après avoir attelé je cherchais les flexibles de frein que je ne trouvais pas bien sûr, je fouillais dans tous les coffres du compresseur sans succès, quand le chef, qui commençait à s’impatienter, me demanda de quitter l’endroit rapidement : il allait procéder au tir de mine. Je partis donc sans avoir mis les flexibles. Dès les premiers mètres je compris que cela allait être plus compliqué que ce que j’avais imaginé, surtout quand j’attaquais la descente pour quitter la carrière, je pris conscience du poids du compresseur qui devait peser autant, voire même plus que le GBC. Je restais sur un petit rapport ne touchant que très peu le frein pour éviter la mise en portefeuille de l’attelage. Malgré cela j’arrivais au bas de la rampe avec une vitesse relativement élevée, puis je pris la piste en roulant assez lentement, histoire de m’habituer à cette encombrante remorque. J’entendis la déflagration du tir, peu de temps après l’équipe des artificiers, à bord des deux GMC, me dépassa en klaxonnant bruyamment et je me retrouvais seul sur la piste en direction d’Abadla.
Quand nous revenions de la carrière nous avions pour habitude d’arriver au village par des raccourcis que nous avions créés, suite à des passages répétés, des rampes d’accès plus ou moins pentues, permettant d’accéder sur le plateau où se trouvait le camp.
Lors de mon approche, je choisis la rampe qui me paraissait la plus accessible pour mon attelage. Arrivé au pied de la pente je sélectionnais un petit rapport et j’écrasais l’accélérateur. Mauvais choix. Quand l’essieu avant arriva au sommet, le moteur était en limite de caler. Je débrayais et tentais de repasser en première, je me sentis repartir en arrière, j’écrasais la pédale de frein, cela ne servit à rien. J’arrivais au bas de la rampe, les six roues bloquées dans un énorme nuage de poussière, l’ensemble fini par s’immobiliser. À ce moment, inutile de vous décrire mon désarroi, l’incident n’avait pas duré dix secondes : une éternité quand vous ne maîtrisez pas la situation. J’avais toujours le pied sur le frein, cramponné au volant, le souffle court, la sueur me dégoulinant dans le cou. Quand la poussière fut dissipée, je descendis et je constatais avec soulagement que l’ensemble était resté pratiquement en ligne, donc pas de dégâts. Je regardais en direction du village, je ne vis personne, pas de témoin de mon « exploit ». Je remontais dans la cabine, soufflais un bon coup puis je reculais pour me dégager de la rampe et après un demi-tour je pris la direction de l’entrée du village, route que j’aurais dû prendre initialement. Peu après mon arrivée au camp, je croise le responsable de la carrière qui me demande si tout s’est bien passé et je confirme que tout s’est bien passé !!! Mais dans mon for intérieur, je n’étais pas du tout fier de ma prestation.
Je me remis rapidement de cette contrariété car un collègue, quelques jours plus tard, a fait encore plus fort toujours avec la même machine. Il a eu la surprise sur la piste, alors qu’il regardait dans le rétroviseur, de voir le compresseur qui déboitait, comme s’il s’apprêtait à le doubler. Surpris, il leva le pied de l’accélérateur et le compresseur le dépassa. Bien sûr il le suivit sur près de 800 m avant qu’il ne s’immobilise et qu’il constate la rupture de l’anneau d’attelage !!!
À la carrière, le compresseur était souvent déplacé en fonction de l’avancement du front d’abattage de la roche. Pour cela on sollicitait soit un des deux bulldozers soit le tractopelle qui eux n’avaient pas de crochet mais des chapes d’attelage. Ceci explique peut-être cela. Là aussi, aucun problème matériel, si ce n’est l’anneau d’attelage. On imagine la catastrophe si cet incident s’était produit sur un périphérique à une heure de pointe !
En cette deuxième quinzaine de mars 67 les travaux avançaient suivant les plannings établis, le chantier entrait dans la phase finale. Tout le personnel n’était pas employé pour les finitions. Pour occuper le reste de l’effectif, notre lieutenant proposa à ceux que cela intéressait, de faire un stage de conduite sur GBO. Par petits groupes de trois ou quatre, tous les matins nous prenions la route nationale n° 6 en direction du sud. Nous roulions jusqu’au milieu de la matinée puis nous faisions demi-tour et nous revenions vers Abadla pour le repas de midi. L’après-midi nous restions au camp et nous faisions de l’entretien sur les véhicules car nous trouvions qu’il commençait à faire chaud pour faire de la route ou de la piste.
Sur le chantier, un bi-couche avait été réalisé pour finaliser la voie de circulation. Nous posions des bornes à intervalles réguliers pour matérialiser la largeur du pont, quand notre lieutenant reçut un message du PC de Colomb-Béchar, annonçant une possible crue. Aussitôt il donna l’ordre d’évacuer le chantier avec tout le matériel. Il prévint aussi les autorités du village pour informer la population qui gardait des troupeaux ou ramassait du bois dans l’oued pendant la journée. Le soir, après le repas, nous sommes descendus au pont, mais l’oued coulait normalement.
La surprise fut pour le lendemain au matin. L’oued était passé de 4 à 5 m de large à 150 m. Les voûtains n’étaient plus suffisants pour absorber le débit, l’eau commençait à passer par-dessus le pont. À midi l’eau continuait de monter. Il y avait maintenant au niveau du pont un énorme remous. Quand l’eau butait contre le mur de gabions, cela avait pour effet de créer une énorme vague. À ce moment-là, la largeur de l’oued devait approcher les 500 m, l’eau se répandait partout, toute la plaine était inondée.
Nous étions soucieux pour le pont, l’ouvrage allait-il tenir le choc ? Cela faisait maintenant quatre mois que nous travaillions à cette construction, avec des conditions de vie rudes et difficiles, nous espérions bien ne pas avoir travaillé pour rien. Nous assaillions le lieutenant de questions, il ne laissait pas voir son inquiétude mais on le sentait soucieux, c’était justifié. En attendant que l’eau baisse on ne resta pas inactif : certains partirent en renfort à la carrière pendant que d’autres firent de l’entretien sur leur camion ou engin.
Le quatrième jour, on eut l’impression que le débit ralentissait, le courant était moins fort et en fin d'après-midi l’eau commença à baisser. Le matin du cinquième jour le pont réapparut, tout le monde fut soulagé et même fier : le pont avait résisté à la crue. En fin d’après-midi le niveau de l’eau avait encore baissé, le lieutenant pris son niveau de chantier et avec un petit groupe descendit au pont pour effectuer des relevés, contrôler le niveau et l’alignement des murs. Les deux rangées de gabions n’avaient pas bougé, par contre la partie centrale était vide de remblai, cela paraissait à peine croyable. Ce devait être le remous que l’on voyait les premiers jours qui, par un effet de dépression, avait excavé la partie centrale. Chaque voûtain fut inspecté, apparemment rien n’avait bougé. À son retour, notre lieutenant paraissait soulagé. Certes il y avait du boulot en perspective, mais rien de vraiment grave pour les éléments de structure du pont.
Alors que le chantier était pratiquement terminé et que l’on commençait à souffler, il a fallu reprendre les rotations sur la carrière pour remplir l’espace entre les gabions en remplacement des matériaux emportés par la crue. Tous les camions opérationnels étaient mobilisés et deux tractopelles effectuaient le chargement à la carrière.
Pendant ce temps les autorités compétentes avaient décidé de couler une dalle en béton plus résistante, il est vrai, que le bi-couche qui avait été réalisé précédemment. Le jour suivant, nous vîmes arriver des bétonnières Richier avec skip de chargement. Notre lieutenant les fit aligner en bordure de la route, rive droite, il y en avait dix. Il baptisa l’ensemble : centrale à béton !!!
Le lendemain, changement de terrain. Le remplissage étant terminé, notre chef avait prospecté et trouvé un gisement de mélange à béton (sable et gravier) pratiquement prêt à l’emploi à 20 kilomètres environ du pont, en direction d’Hammaguir. Là aussi ce fut une grosse journée, j’étais préposé au chargement des camions avec un TP6. Arrivés tôt, nous quittâmes le site à la nuit tombante. Nous avions rempli l’espace derrière les bétonnières de matériaux à béton. Le même jour nous avions reçu une livraison de ciment en sacs, qui avait été stocké et réparti à coté de chaque bétonnière.
Le jour suivant les camions restèrent sur le parc. Nous avons finalisé le stock d’eau pour les bétonnières et nous avons réalisé quelques gâchées d’essai qui furent utilisées en sous-couche. En fin d’après-midi le lieutenant nous a réunis pour organiser le travail du lendemain, il définit le poste et les responsabilités de chacun d’entre nous. Au lever du jour, nous avons commencé le bétonnage de la dalle. Avec le TP6, j’étais désigné pour le remplissage des skips, il y avait trois hommes par bétonnière, et un chargeur sur pneus Michigan de l’OS conduit par un civil, qui récupérait le béton et l’amenait sur le pont à l’équipe de mise en œuvre. Le midi nous avons déjeuné en deux équipes pour ne pas arrêter complètement le bétonnage. Enfin le coulage se termina tard dans la soirée. Ce soir-là, nous n’avons pas reculé le lot 7 pour la projection du film. Dès la fin du repas nous sommes tous allés nous coucher sans rien demander.
Quelques jours plus tard, nous étions au début du mois d’avril, un télégramme de ma famille annonçant le décès de ma mère (elle avait 45 ans) arriva au bataillon et sur ce problème, je dois reconnaître que l’armée a été efficace. Le télégramme est arrivé à Colomb-Béchar en début de matinée. Mon lieutenant m’a annoncé la mauvaise nouvelle vers 11h00, j’étais sur la piste entre la carrière et le pont. Il me demanda de rentrer au camp et de me préparer, après le repas il me fit rapatrier à la base, avec sa Land Rover par son chauffeur. Arrivé au bataillon, mon commandant, après les politesses d’usage, m’annonça qu’il m’accordait six jours de permission. J’embarquais le lendemain à cinq heures à bord d’un Noratlas qui, de retour de mission de Fort-Lamy au Tchad, avait fait une escale technique à Colomb-Béchar. J’étais le seul passager à bord et une fois de plus je peux vous dire qu’à 2 500 mètres, même début avril, il ne fait pas chaud. Dans cette carlingue le courant d’air était épouvantable et le bruit des moteurs infernal. Sept heures après nous atterrissions à Orléans. Je descendis de l’avion comme un automate, frigorifié, complètement sonné et désorienté. Je tournais en rond sous l’avion quand un agent de la prévôté de l’air m’interpela et me dit : « Hé petit, la sortie c’est par là ». J’ai pu rejoindre rapidement la gare en stop et j’arrivais à Toulouse vers 20h00. C’est-à-dire que trente heures après être parti d’Abadla, j’étais auprès de ma famille, et j’ai pu assister aux obsèques. Même de nos jours, je pense qu’il aurait été difficile de faire mieux.
Six jours plus tard, à 14h00, j’embarquais à Istres4 à bord d’un Breguet Deux-Ponts, chargé ras la gueule. Dans la soute, nous étions une vingtaine au milieu des paquetages : en fait en avril 1967 il y avait encore des contingents qui étaient affectés en Algérie !!! Ce jour-là, le vent soufflait en rafale. Après le point fixe, le Breguet roula sur la piste, décolla une première fois puis retomba, redécolla, puis retoucha à nouveau la piste. Je sentis l’affaire mal engagée. Les moteurs tournaient à plein régime, l’avion vibrait de partout, par le hublot je voyais le train d’atterrissage et la piste qui défilait. L’avion quitta enfin la piste, il était temps : il n’y avait plus de piste. Le Breguet peinait à prendre de l’altitude. Je vis le sol défiler sous l’aile, on survola des étangs, puis je vis arriver la Méditerranée. L’avion prenait de l’altitude, mais lentement. À ce moment-là, j’espérais que les mécanos aient bien fait le niveau d’huile des moteurs, car à ce rythme, pendant trois ou quatre heures... Enfin, après une escale à Bou-Sfer, où le contingent descendit, j’arrivais tard dans la soirée à Colomb-Béchar.
Le lendemain matin, au 71ème BG, je traînais autour des fillod, désemparé par le décès de ma mère et par cette folle semaine où tout avait été très vite : l’avion, le train, la famille, dont certains que je n’avais pas revus depuis pas mal de temps, puis à nouveau le train, l’avion. Aussi quand je vis arriver, aux environs de 10h00, le GLR citerne d’Abadla avec Joseph au volant, inconsciemment je retrouvais mes repères. Je sautais sur le marchepied et je l’accompagnais au poste de remplissage. Il commença à me bombarder de questions, je le stoppais et lui demandais de faire le plein le plus rapidement possible, je m’occupais du reste : film, courrier, etc. et que l’on reparte au plus vite d’ici. J’avais hâte de retrouver le groupe et Abadla.
Enfin, peu de temps après, vint le jour où pour nous le « job » fut vraiment terminé et l’on prépara le retour à la base. Par convois successifs nous avons rapatrié le matériel sur Colomb-Béchar et au final nous avons démonté le camp. Une fois les derniers camions chargés, nous avons été faire une ultime visite au pont et traîné aux abords du village, pas du tout pressé de quitter Abadla.
Sur la piste
Une famille venant de ramasser du bois dans l'oued Distribution de pain et de biscuits aux enfants d'Abadla Le 71ème BG quitte définitivement Abadla
Alors qu’à notre arrivée il nous tardait de repartir au plus vite, presque cinq mois après le moment était enfin venu et nous avions du mal à quitter les lieux, un peu inquiet à l’idée de reprendre la vie de « caserne » avec toutes les tracasseries qui allaient avec, pourtant nous avions vécu ici des moments plus que difficiles, surtout au début du séjour.
Aujourd'hui avec le recul, je pense que l’exploit réalisé par le lieutenant Marcel BALLY fut d’avoir, bien sûr, terminé le pont dans le temps qui lui était imparti, malgré les aléas du chantier, d’avoir réalisé un ouvrage solide puisqu’il a résisté à la forte crue de mars 1967, mais le plus important : d’avoir réussi à fédérer une trentaine de jeunes, moyenne d’âge 19/21 ans environ, non professionnels, pour ce travail, qui dura pratiquement cinq mois, avec des conditions de vie exceptionnellement difficiles, au milieu de nulle part. Surtout que l’argent n’était pas notre motivation première, en effet, à ce moment-là, notre solde était de douze francs soit un peu moins de deux euros par quinzaine !!!
J’ajouterais une mention spéciale : le chantier s’est déroulé, sans accident corporel et sans accident matériel important. Une vraie chance, car à ce moment-là nous nous prenions tous pour des as du volant ou des conducteurs d’engins confirmés alors que l’on n’y connaissait rien et surtout pas conscient des risques encourus, car souvent nous utilisions ces matériels dans des conditions plus que limite et non prévue par les manuels.
Bien plus tard, durant ma vie professionnelle, j’ai participé à la construction de dizaines de ponts avec des majors du BTP ou du Génie civil, utilisant des techniques de construction modernes et novatrices et, à chaque fin de chantier, j’ai toujours eu une pensée émue en repensant au pont d’Abadla.
Je garde de ce séjour au Sahara que de bons souvenirs, malgré l’éloignement et les conditions de vie plus que spartiates, surtout au chantier du pont d’Abadla. Mais l’ambiance générale était excellente, l’entraide et la camaraderie étaient de règle, même l’encadrement était plus que tolérant sur les « us et coutumes » militaires et cela nous a permis de mieux supporter ces conditions de vie extrêmement difficiles.
INDEX1 - Gabion : le gabion moderne est une cage métallique de forme parallélépipédique destinée à retenir des pierres.
2 - R O P S : Roll Over Protection System : obligatoire depuis 1978 sur tous les engins de terrassement. (Protège le chauffeur en cas de renversement).
3 - Batardeau : digue provisoire pour mettre à sec un endroit normalement baigné par de l’eau.
4 - ISTRES - LE TUBÉ : Base 125 de l’armée de l’Air, possède la piste la plus longue d’Europe depuis 1992, Airbus l’a utilisée pour certains essais de l’A380 (essais piscine), et plus récemment : début 2014, pour les essais VMU de l’A350. Du fait de ses équipements de sécurité et de la longueur de la piste, elle a servi pour plusieurs atterrissages d’urgence d’avions civils en difficultés. Depuis 1999 elle est en outre l’une des rares bases aériennes en dehors du territoire des Etats-Unis, équipées et habilitées pour l’atterrissage de la navette spatiale américaine.
Jacques VENERI
Appelé du contingent 66 1/C
71ème Bataillon du Génie à Colomb-Béchar
SP 87765http://www.3emegroupedetransport.com/VENERIJacques.htm
Avril 2014
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71ème Bataillon du Génie
Historique :
Créé le 1er mai 1964 à Colomb-Béchar par fusion de deux compagnies du génie saharien (la 3ème CG et la 122ème CTGS), le 71ème Bataillon du Génie Saharien est chargé des travaux d’aménagement des sites militaires du Sahara : Hammaguir, B2 Namous et Reggan. Ramené en France en mai 1967, il est dissous à Metz et intégré au 2ème RG.
Symbolique de l'insigne :
Son insigne rappelle celui du bataillon du génie de la 9ème DIC dont il porte le numéro et garde la tradition (croix de Lorraine). La croix d’Agadès rappelle l’origine des deux compagnies dont il est issu et son stationnement.
Homologué G.2032 en septembre 1964
Fabrication : (Drago, L.R.).