Réflexion sur la « tôle ondulée »

Colonel Francis DAMY


Source :

LE SAHARIEN
n° 73 – Trimestriel – Juin – 1980
Revue trimestrielle éditée par La Rahla – Amicale des Sahariens
Tous droits de reproduction (articles et illustrations) réservés pour tous pays

 

    Tous ceux qui ont parcouru les pistes du Sahara dans une voiture, un camion ou un autocar, ont été secoués par la tôle ondulée ; ces ondulations, faites de petits cailloux, de terre et de sable qui se créent sur toute la largeur de la piste.


La piste d’Abadla et le camp de la section de discipline,
en 1938, après une bonne averse.


    Il en résulte une trépidation, un véritable supplice pour les passagers comme pour les voitures, qui ne s’estompe un peu qu’à partir d’une certaine vitesse, 65 à 80 km/h suivant les types de véhicules.

    Peut-être devrais-je parler de ce phénomène au passé car il y a maintenant au Sahara algérien de grandes routes asphaltées où il n’y a pas de tôle ondulée, et encore... Seuls ceux qui s’écartent de ces grands axes peuvent s’exposer à subir cette plaie des pistes. On ne trouve, en effet, de tôle que sur les pistes des regs et des hammadas, ces grandes étendues pierreuses qui sont plus fréquentes au Sahara, comme chacun sait, que les grands ergs si chers aux amateurs de photos artistiques.

    C’est en 1938 que j’ai fait connaissance avec la tôle ondulée et que j’ai vécu pendant les deux années suivantes à la contempler et à la subir jour après jour. Je venais d’être désigné, comme lieutenant, par le 5ème Régiment de Tirailleurs Algériens pour aller commander le détachement de la « Section spéciale de discipline indigène du XIXe Corps d’Armée », au sud de Colomb-Béchar, d’abord sur la piste sud-ouest en direction d’Abadla et Tabelbala, puis sur la piste sud qui conduit à Taghit, Beni-Abbès, Adrar, Reggan et au-delà vers Gao et Niamey. J’ai rejoint mon poste le 25 octobre. C’était un bivouac de grandes tentes coniques « marabout » qui abritait la section de discipline d’Algérie et la section d’épreuve de la division d’Oran ; au total près de deux cents hommes, y compris l’encadrement. Ce détachement, connu aussi à Colomb-Béchar d’après son indicatif radio, F.54, était toujours campé à plusieurs dizaines de kilomètres du moindre ksar ou village, pour des raisons évidentes d’isolement. C’était en quelque sorte, un pénitencier sans clôture, on les tirailleurs, spahis, artilleurs, sapeurs et tringlots d’Algérie et de Tunisie, jugés insupportables dans leurs régiments pour indiscipline répétée, ivresse, violences, absences illégales, outrages et voies de fait envers leurs supérieurs hiérarchiques, étaient envoyés pour six mois au minimum, renouvelables. Privés des tentations de la garnison, ils n’avaient là ni l’occasion, ni la possibilité de se livrer à leurs méfaits habituels.

    Ils étaient employés à des travaux de piste, soit à tracer des pistes nouvelles, soit, plus couramment à les débarrasser de la tôle ondulée et parf0is à les élargir à huit mètres.

    Il n’est peut-être pas superflu d’exposer ici comment travaillait cette main-d’œuvre, pour comprendre comment et pourquoi, après avoir fait enlever la tôle ondulée et aplanir la piste, j’ai été amené à assister à la renaissance de la tôle, ce qui m’a inspiré la réflexion que je livre aujourd’hui à la critique du lecteur.

    Le camp de la S.S.D.I. était implanté au bord de la piste à traiter. Il était transporté tous les trois mois environ, à 12 ou 15 km plus loin au fur et à mesure de l’avancement des travaux. Ce mouvement était effectué quand le chantier avait atteint un point situé à 6 ou 7 km en aval du bivouac. À partir du nouvel emplacement le personnel était transporté, en amont, cette fois, en camions, de vieux Berliet de 5 tonnes, 50 ou 60 hommes, debout, par véhicule. Ils retrouvaient leurs outils laissés la veille sur le sol et se mettaient à gratter la tôle, à combler avec de la caillasse les nids de poule qui apparaissaient, et à délimiter la piste à droite et à gauche par un bourrelet de sable et de petites pierres qui provenaient de ce travail de nettoyage. Ils reconstituaient ou surélevaient les « redjems », ces balises de pierre qui jalonnent les pistes.

    À midi, retour au camp, repas, sieste, puis encore un après-midi de travail. Est-il bien utile de préciser que pendant la saison chaude, de mai à octobre, l’horaire était modifié et que même le détachement n’était plus logé sous ces tentes qui auraient atteint une température insupportable, main dans des « zéribas », des huttes faites de « khedjbas » ou troncs de palmiers coupés en trois dans le sens de la longueur et de « djerids » ou palmes de palmiers.

    Au fil des semaines le chantier se rapprochait du camp. Bientôt on y allait à pied, quand il était à moins de 2 km. Puis il passait devant le bivouac et le dépassait vers l’aval. Très vite il fallait reprendre la navette en camion jusqu’à environ 6 ou 8 km, et enfin déménager de nouveau…

    C’est pendant cette phase où les travailleurs étaient transportés en aval du camp, sur une piste qui venait d’être nettoyée de sa tôle que j’ai pu constater, à chaque fois, que cette même tôle se reformait progressivement après plusieurs passages de mes camions. Mes camions reconstituaient la tôle en aval du camp, alors que la piste en amont restait plate...

    Les vents, aussi violents soient-ils, n’interviennent pas dans la création de ces ondulations régulières. S’ils en étaient la cause, pourquoi n’y aurait-il de tôle que sur les pistes et pas ailleurs ? Certes, ils contribuent à dessécher l’air et les matériaux de la surface du sol et à faciliter de ce fait leur mise en place devant ou derrière ces multiples rides de la piste.

    Il faut noter encore que cette trépidation infernale que nous avons tous subie ainsi que nos véhicules, cessait miraculeusement lorsque, hélas trop peu souvent, il nous arrivait de traverser une « daïa », cette légère dépression argileuse, rougeâtre et en général un peu craquelée, où la tôle n’existe jamais et où l’on roule comme sur une route plate et lisse. En cas de pluie, évidemment, la « daïa » devient une flaque boueuse qu’il faut alors contourner. La tôle est donc aussi un phénomène lié à la composition géologique du sol.

    Au moment où la tôle se formait de nouveau après le passage de mes camions, j’avais tout le loisir d’en suivre la formation progressive et c’est ainsi que j’ai pu observer que les bosses et les creux se reformaient à l’endroit même où ils avaient été arasés par les pelles et aussi avec la même fréquence, c’est-à-dire la même distance entre deux bosses ou deux creux.

    Cette fréquence n’est d’ailleurs pas la même sur toutes les pistes. Il est vraisemblable qu’elle dépend de la composition du sol et de la période de vibration propre à chaque sol.

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    J’étais alors encore fraîchement imprégné du cours de physique de la classe de mathématiques élémentaires — je n’avais que vingt-cinq ans — et je n’avais pas encore oublié le chapitre des ondes vibratoires stationnaires, en particulier l’expérience du tube de Kundt que je me permets de rappeler maintenant :

    Imaginons un tube de verre posé horizontalement sur une table et obturé à une extrémité par un bouchon. Dans le tube, on met un peu de sable très sec, ou de la poudre de lycopode que l’on dispose au fond du tube le long de la génératrice inférieure du cylindre. À l’autre extrémité, on introduit un piston de diamètre légèrement inférieur à celui du cylindre. Ce piston est porté par une tige d’acier fixée dans un étau. Au moyen d’un chiffon imprégné de colophane, on frotte l’extrémité de la tige d’acier et l’on fait entendre ainsi un son plus ou moins strident qui n’est autre chose qu’une onde vibratoire longitudinale. Cette onde se réfléchit sur le bouchon à l’autre extrémité. Si cette onde vibratoire est entretenue par des frottements successifs de la tige d’acier, on constate que le sable, ou la poudre, bien sec et qui donc n’adhère pas au verre, se rassemble et s’ordonne en petits tas régulièrement espacés. Ce sont les « nœuds » de l’onde stationnaire, les zones de calme. Entre les nœuds, les « ventres » au contraire, sont des zones de turbulence d’où le sable est chassé vers les nœuds. En faisant varier la distance entre le piston et le bouchon, on change la période de vibration propre au milieu et l’on obtient des nœuds, ou de petits tas de sable, disposés avec une fréquence différente.


    Il m’est apparu qu’il y avait bien une certaine analogie entre l’expérience de Kundt et la formation de la tôle ondulée.

    Les camions qui circulent sur les pistes de reg constituent une source vibratoire qui ébranle l’air et le sol. Les riverains des rues parcourues par les poids lourds en ville en font tous les jours la pénible expérience. Cette source de vibration se déplace avec le camion et entretient pendant quelques secondes une onde vibratoire stationnaire, aussi bien dans l’air que dans le sol, qui s’atténue progressivement au fur et à mesure que le véhicule s’éloigne.

    Dans le cas particulier, il n’y a pas, à proprement parler d’obstacle à une autre extrémité pour provoquer une réflexion des ondes entretenues et pourtant il y a une certaine réflexion. On ne saurait, en effet, mieux illustrer ce phénomène qu’en imaginant une rame de wagons heurtée assez violemment par une motrice : le choc se transmet de wagon en wagon jusqu’au dernier, et même si ce dernier ne heurte pas un butoir, ce choc revient, en s’amortissant certes, mais parfois jusqu’au premier wagon heurté.

    En fait, on remarque parfois que les ondulations sont un peu plus accusées à droite et à gauche que dans l’axe même de la piste. Peut-être est-ce là le fait de deux sources d’ondes vibratoires qui se déplacent suivant deux lignes parallèles, sous les roues de droite et celles de gauche. Il est vraisemblable aussi que les pneumatiques modernes à carcasse radiale qui ont une grande adhérence, contribuent à accélérer la formation de la tôle. En effet, le passage de tels pneus soulève, sans doute, davantage de petits cailloux que ne le faisaient les bandages pleins de jadis. Ces petits cailloux retombent sur un sol en vibration et se rassemblent aux nœuds de l’onde stationnaire.

    Pourquoi, peut-on se demander alors, ce phénomène est-il si spécifique du Sahara et pourquoi ne se produit-il ailleurs que sous une forme tellement plus rare et atténuée. L’explication est précisément fournie par l’état hygrométrique pratiquement nul du désert. Comme le sable ou la poudre de lycopode de Kundt, les matériaux de la surface du sol sont très secs et ne sont pas liés entre eux comme ils le sont, à des degrés divers, par l’humidité qui règne en permanence dans les pays tempérés. Ils sont ainsi disponibles pour errer à la surface à la moindre vibration et au moindre souffle de vent.

    En outre, dès que la tôle commence à se former sur une piste qui vient d’être nettoyée, elle inflige aux véhicules une trépidation qui augmente encore la vibration du sol et enrichit d’autant plus les ondulations.

    Enfin pour conclure cette réflexion, le fait qu’après le nettoyage de la piste, les ondulations ont reparu avec la même fréquence, mais surtout exactement aux mêmes points : les nouveaux nœuds à l’emplacement des anciens nœuds constitue en quelque sorte la synthèse du phénomène qui renforce encore, à mon sens, la similitude frappante avec l’expérience de Kundt.

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    Cette constatation, si on la tient pour valable, n’apporte pas pour autant le remède à ce fléau du Sahara. La niveleuse qui arase facilement la tôle n’est qu’un expédient très provisoire.

    Depuis les années 60, les grands axes du sud de l’Algérie sont devenus des chaussées modernes revêtues de tapis d’enrobés bitumeux. Néanmoins, ce revêtement soumis aux températures extrêmes de l’été aurait une certaine tendance à ramollir et l’on verrait apparaître, par endroits, de légères ondulations...

    Alors quel matériau pour éliminer la tôle ? Peut-être le béton ? Encore faut-il qu’il soit en mesure de résister aux conditions atmosphériques exceptionnelles et surtout aux écarts de températures des régions sahariennes.



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