Il y a, au centre du Sahara une centrale électrique capable d’éclairer une ville de 15 000 habitants. Dans ce paysage écrasé de soleil, elle maintient la vie sur la base de Reggan : le centre nerveux du Sahara. Une vie entièrement préfabriquée car il faut tout faire artificiellement à Reggan-Plateau : l’eau potable, avec de l’eau magnésienne, l’électricité avec du gas-oil, le béton avec du sable. Autant dire la pluie et le beau temps, car à Reggan on crée même le beau temps.
Arriver à Reggan par avion (et qui n’arrive pas à Reggan en avion ?), c’est un peu, sans jeu de mots, tomber des nues. Comme les bâtiments de la base, que l’0n croirait tombés du ciel derrière l’écran d’un vent de sable, et qui se seraient fichés dans le sol infertile par une faveur spéciale du désert.
À Reggan-Ville, ainsi nommée depuis que les Français ont créé une base à Reggan-Plateau, des hommes vivent, depuis des siècles, à l’0mbre de la dernière palmeraie que l’on puisse rencontrer avant d’atteindre le Soudan. Sur l’immense place rongée de soleil, deux rangées de foggaras. Quelques hommes passant en hâte en écrasant leur ombre. Dans la palmeraie, quelques cultures et, à chaque détour de chemin, un âne chargé débouchant en surprise. Non loin de là, au bordj Estienne, on vient du Plateau chercher la relative fraîcheur enfermée dans les murs épais et, surtout retrouver l’ambiance plus humaine d’une demeure ancienne.
Sur la base, en effet, il faux créer artificiellement tout ce qui est nécessaire à la vie. La nature, qu’il serait plus exact de nommer le désert, fournit, à quelque 100 mètres de profondeur, de l’eau magnésienne. En transformant ce liquide en eau consommable, le gas-oil en énergie électrique, et divers matériaux en construction en dur, on a fait Reggan.
Reggan est principalement l’œuvre du 11e Régiment du Génie Saharien. Seules, les habitations à étage, où logent et vivent officiers et sous-officiers, ont été installées par une entreprise privée à partir d’éléments préfabriqués.
Depuis que la mission du C. S. E. M. (Centre Saharien d’Expérimentations Militaires) a évolué, et que la base de Reggan n’est plus classée « SECRET », le 11e Génie ne sert plus ici que les armes spéciales. Une compagnie dépendant du 80e bataillon des services fournit et entretient les installations de la base aéroterrestre de Reggan. Le lieutenant Sempère nous a guidés partout, car partout il a à faire. De lui dépendent : la fourniture de courant électrique, la climatisation, l’eau, le froid, les égouts, autant dire la pluie et le beau temps. Mais il lui faut bien faire le beau temps puisqu’il contrôle des éléments vitaux pour une base où vivent près de 3 000 hommes. La centrale électrique consomme chaque jour plusieurs mètres cubes de gas-oil et produit chaque année 5 millions de kW/h. Elle pourrait éclairer une ville de 10 000 à 15 000 habitants. À Reggan, elle fournit le courant aux logements, ateliers, appareils de froid et de climatisation. Ceux-ci permettent de maintenir une température et une humidification à peu près constantes. Des centrales, à raison d’une par bâtiment, actionnent d’immenses bouches d’aspiration d’air, placées devant de vastes panneaux couverts d’anneaux rachig, sur lesquels coule une eau continuellement renouvelée. L’air humide et frais ainsi aspiré est diffusé dans chaque pièce par un appareil individuel.
Quand on sait que la température dépasse, l’été, 50 degrés, qu’on peut alors faire bouillir de l’eau au soleil et, bien sûr, faire cuire au sol des œufs sur le plat, quand on sait qu’un homme travaillant manuellement au soleil peut absorber jusqu’à 20 litres d’eau par jour, on comprend qu’il soit nécessaire de trouver la fraîcheur pendant les moments de repos. Et, pourtant, que doivent penser les gens d’Aoulef en lisant ces lignes ?
On trouve à Reggan de l’eau en abondance ? Encore faut-il la sortir de la nappe souterraine et la rendre potable. Trois châteaux d’eau, dont les citernes peintes en carreaux rouges et blancs dominent la base, stockent le volume nécessaire à une consommation qui peut varier du simple au double. Il existe deux circuits de distribution de l’eau, l’un déminéralisé, l’autre non. Une station de déminéralisation prend l’eau salée et magnésienne au taux de 3 grammes par litre et la rend au taux de 0 gr. 7. On peut alors la consommer, mais on ajoute habituellement des cachets de sel qui fixent l’eau dans l’organisme et évitent l’ankylose des articulations et les maux de tête.
Maître-nageur du Sahara
On ne peut pas parler de la vie de la base sans évoquer ses distractions : la piscine, le foyer, le cinéma. La piscine, évidemment couverte, climatisée, est dotée d’un système de régénération d’eau. Des vitraux au mur, et des maîtres-nageurs. On croit rêver : le nouveau venu au Sahara s’écriant : « Quelle belle plage ! » fait sourire, mais on prendra au sérieux celui qui dira : « J’étais professeur de natation à Reggan ». Le foyer, si l’on hasarde une comparaison, ressemble davantage à un établissement parisien de conception moderne, mais de goût très sûr, qu’à un foyer de soldats : des murs de pierres apparentes disposées irrégulièrement, tables et chaises, photo de sous-bois couvrant tout un pan de mur, une sorte de loggia entre plancher et plafond, sous laquelle les soldats, paraît-il, vont parfois se promener, avec l’espoir, toujours déçu, de voir un jupon dépasser d’une robe.
Le personnel féminin, il faut le dire assez peu nombreux, représente à lui seul toute la « colonie » féminine de Reggan. Toujours très à l’aise au milieu des militaires, il apprécie la base et s’y dispute même les places : « On est très bien ici, nous dit Mlle Faurel, je me porte beaucoup mieux qu’à Alger ».
On retrouve parfois ces dames au cinéma. Elles s’amusent beaucoup d’une tradition très ancienne : chaque fois que la Fox Movietone, avant les actualités, présente furtivement l’image de jeunes personnes effectuant debout, en short de gymnastique, un mouvement de balancement des jambes (nous nous excusons de ce détail), auprès de certains lecteurs, un rugissement de satisfaction emplit la salle. Si tout le monde se plaint de la mauvaise qualité des films, certains se laissent au moins aller à l’assoupissement dans des sièges confortables.
Regganite et Regganette
À l’hôpital, le médecin-commandant soigne toutes les maladies sauf la « Regganite », affection d’ordre psychique qui consiste en une incommensurable lassitude de la vie à Reggan. Ne pas confondre avec la « Regganette », l’eau magnésienne locale, qui représente « l’équivalent gratuit du traitement anticancéreux du Dr Delbet ». Pour toutes autres maladies ou blessures, le recours aux services de l’hôpital est nécessaire. On l’a construit moderne et vaste. Le bloc opératoire ne le cède en rien aux blocs des grands hôpitaux. De plus existe tout un système de décontamination. À Hamoudia, centre d’expériences voisin de Reggan, le sujet prend une simple douche.
Si la radioactivité demeure, il subit une « décontamination fine » (lavage à grande eau mêlés de teepol), puis un appareil décèle une éventuelle contamination interne qui n’a jamais été observée.
La base emploie, en effet, un certain nombre d’habitants, que tout le monde à Reggan connait sous le nom de P. L. B. T. (Population Laborieuse du Bas-Touat). Ils sont près de 300, embauchés par l’intermédiaire des Affaires Sahariennes pour des tâches de terrassement et de main-d’œuvre. Le quart d’entre eux, à peine, habitant Reggan-Ville, retourne chez soi chaque jour. Les autres logent dans un camp. Ils se répartissent dans 15 baraques, chacune abritant en principe une tribu différente. De même, chaque tribu a son « cuistot ». Il faut voir ces derniers travaillant, chacun à son four, disposé en arc de cercle sous un abri en dur épousant cette forme. Sur chaque four cuit une nourriture différente. Il ne faut pas s’en étonner, puisque certaines tribus viennent d’Aoulef et même du Soudan. Au milieu de tous, Abdelkader-Aïssa, le chef de camp, promène avec noblesse une djellaba turquoise. Il nous emmène au foyer, dont les murs en tourbe ont la couleur de toutes les constructions en terre de ce pays. Il se prépare à nous accueillir, comme tout visiteur, chaleureusement.
Bientôt nous nous asseyons sur un tapis de fabrication soudanaise et buvons du thé de Ceylan.
Certains P. L. B. T. travaillent en chantiers et en équipes, mais d’autres, individuellement, pour tel ou tel service de la base. Ils font réellement partie du personnel de Reggan-Plateau, et, quand on vous montre une réalisation, il n’est pas rare d’entendre : « C’est mon P. L. B. T. qui a fait ça », comme une marque de sympathie affectueuse.
Des invités de marque
Telle se présente la base de Reggan au moment où le général Revol, Commandant Interarmées au Sahara s’y installe. El-Biar, localité noyée dans la verdure et dominant Alger, abritait, jusqu’en juillet, le C. I. S. De juillet à octobre s’étale le déménagement de l’état-major et des bureaux. Le matériel de bureau se fait une place dans les containers et ces derniers dans des camions se déplaçant en convoi. 20 juin, 3 septembre, 24 septembre : 3 dates, 3 départs de convois. Le G.T. 520 assurait le transport jusqu’à Reggan. Le 1re classe Roger nous raconte son voyage : « En trois étapes nous étions à Béchar, sans trop de problèmes ; les camions ne se suivaient peut-être pas en rames harmonieuses, et il y a eu des pannes, mais on était sur du macadam, et ça simplifiait bien des choses. À Béchar, il a fallu transporter les caisses des Willème dans les G.B.O. et faire monter les 403 du convoi dans des camions spéciaux. Au moins, le convoi allait-il avoir une allure normale, parce que, avant Béchar, les gars au long de la route regardaient avec étonnement notre curieuse procession : des 403, des Willème, des Command-Car ». « Et après Béchar, vous entriez vraiment dans ce Sahara que vous ne connaissiez pas ; vous avez été déçus ? » « Déçus par la chaleur, oui. C’était en plein été, et nous avions toujours cru que nous ne quitterions El-Biar avant l’automne. Et puis, nous étions fatigués par les journées précédentes, il fallait monter la garde, les rations tournaient en eau à la chaleur, et surtout un command-car est tombé quatre fois en panne. Mais il y a eu des paysages magnifiques ». Chaque bureau, tout en gardant une antenne à Alger, s’est installé, l’un après l’autre à Reggan. Parfois, les plus récemment arrivés se plaignaient d’hériter des emplacements les plus défavorables, comme, dans une chambrée, le retardataire occupe le lit voisin de la fenêtre ou du poêle.
Mais, semaine après semaine, l’ordre revient et les nouveaux arrivés s’habituent à une existence en désert conditionné. Le problème, affirment les anciens comme le capitaine Persuy, est de trouver le « dérivatif ». Il y a des gens qui lisent énormément, d’autres qui gibernent sans arrêt devant des verres de dimensions insolites, appelés, pour la circonstance et suivant le format : « baignoire » ou « piscine », d’autres, enfin, les plus heureux parait-il, qui arrivent à dormir pendant tout le temps qu’ils ne travaillent pas.
Désert et voie des airs
La vie du personnel de la base dépend entièrement des liaisons avec l’extérieur. Celles-ci se font essentiellement par air. Quand on sait qu’un Nord 2501 transporte moins de 4 tonnes de fret ou de personnel et que, en vivres frais seulement, chaque homme a besoin de plus d’un kilo par jour, on imagine l’importance du trafic. En dehors des moyens aériens fournis par la 5e Région Aérienne, la base dispose en propre d’une escadrille de liaison : C. 47, Dassault 312.
La navigation aéricnne pose au Sahara des problèmes particuliers. L’été, la chaleur oblige le pilote à prendre de l’altitude par paliers successifs. Le colonel Matras, adjoint du général Revol, évoque ce jour où, à Fort-Thiriet, il faisait 70 degrés dans la cabine de pilotage. L’hiver, le vent de sable bouche la visibilité. Enfin, la « cloche », phénomène saharien consistant en la suspension de particules dans l’atmosphère, limite, tel un brouillard, la visibilité à 300 ou 400 mètres.
Les gens de Reggan qualifient à leur manière leur existence sur la base : « bagne confortable », « prison sans barreaux », « prisonniers des sables ». Mais ces paroles amères les amusent sans les abuser. Ils ont à leur actif quelques explosions nucléaires expérimentales qui ont fixé l’attention admirative et inquiète de la France entière. Ils savent que leur confinement dans les sables représente un exil nécessaire.
Philippe Valangé