Nous
avons fait un beau voyage…
Serge Le Puil *
Source:
LE
SAHARIEN
n° 198 - 3ème Trimestre - Septembre 2011
Revue trimestrielle éditée par La Rahla - Amicale des Sahariens
Tous droits de reproduction (articles et illustrations) réservés
pour tous pays
* – Serge Le Puil, intrépide routier des pistes sahariennes, membre du comité Rhône-Alpes, anime une ONG au bénéfice des populations de l’Adrar des Iforas. Deux sites qui méritent d’être visités :http://associationetar.blogspot.com/
http://www.archivedeladrardesifoghas.fr/
Depuis l’adolescence, je fais des projets de voyage, de tour du monde. Nous sommes en mai 1981, j’ai décidé de partir pour l’Afrique. Ensuite, aller là où le vent m’emportera, pour le moins cher possible. Programme pour le moins très simple. Première étape, Nice, d’où un ferry flambant neuf me conduit en Corse. De la Sardaigne, je rejoins la Sicile puis la Tunisie, cette fois sur un ferry dont c’était le dernier voyage. L’autostop, c’est facile et au Maghreb, encore plus facile. Quelques semaines plus tard, je suis déjà dans le Sud-algérien. In Salah, changement de cap, j’oblique à l’ouest vers Reggane. Pourquoi ? Je n’en sais rien, c’était écrit sur le sable. Nous sommes à la mi-juin et il fait très chaud. Pour rejoindre le Mali, je dois passer par Bordj Mokhtar. La SNTV (Société nationale de Transport des Voyageurs) vient de mettre en service entre Adrar et Bordj « la gazelle », un hybride résultat d’un croisement entre un camion et un autocar. À Reggane, nombreux sont les passagers qui veulent y monter. Il n’y a qu’une seule place, je suis l’élu, je suis mal à l’aise vis-à-vis des autres, mais content de partir et de ne pas rester une semaine de plus à boire de l’eau salée.
À Bordj, il faut trouver un véhicule pour rejoindre le Mali ; nous sommes à la mi-juin et à cette époque de l’année, les camions sont rares. Je patiente devant les préfabriqués de la douane et de la police, passage obligé des véhicules. L’ambiance avec les autorités n’est pas des plus chaleureuses. Deux touristes finissent par arriver (Michel et Michel) en Peugeot 604. Mes vœux ne sont pas exaucés : leur voiture est encombrée à l’arrière par un bidon de 200 litres d’essence. J’ai beau être dans le désert, il n’y a eu ni miracle ni mirage. Ils partent vendre leur véhicule en Afrique noire, sans savoir où précisément. Cela n’a guère d’importance, seul le voyage compte.
Le lendemain, j’embarque sur un camion, je me trouve une place douillette sur les sacs de dattes et de thé, entre les pains de sucre et les bidons d’huile. Voyager en haut du chargement à cette période de l’année, c’est comme être à l’entrée d’un four avec un sèche-cheveux sur le visage. Traversée de l’Adrar des Iforas de nuit, je ne me rappelle donc de rien. De Gao à Mopti, la piste est très pénible et le camion, vide de marchandise, saute de tous les côtés ; avec les autres passagers, je m’abrite des rayons du soleil sous une bâche. Aujourd’hui pour rejoindre cette ville avec le macadam et les bus, c’est de la rigolade. Taxi-brousse jusque Bandiagara.
Pour accéder au pays Dogon, un « petit » me conduit sur le porte-bagages d’une mobylette jusqu’en haut de la falaise qu’il me faut descendre pour rejoindre le village de Kani Kombolé. On m’invite à dormir et manger. Je suis le seul Blanc dans les environs, c’est le dépaysement total. Sur la place du marché, en me voyant, un petit garçon part en pleurant : je ne dois vraiment pas être beau à voir. Au repas du soir, je me souviens d’une sauce verte et gluante qu’il fallait enrouler par un mouvement elliptique autour d’une boule de céréale. Le lendemain, in pédibus, je rejoins la piste qui va à Bankass et j’attends patiemment qu’un taxi-brousse veuille bien passer. À mon arrivée à Ouahigouya en Haute-Volta [Burkina-Faso], les banques sont fermées et je n’ai plus un franc CFA sur moi ; comme j’ai une bonne étoile, un restaurateur très sympa me fait crédit tout le week-end.
Arrivé à Ouagadougou, deux problèmes : je n’ai presque plus d’argent et je tombe malade. L’innocent que j’étais partait avec presque rien, pensant trouver du travail en cours de route et de plus je ne m’étais même pas renseigné sur le climat, du coup, je me retrouve en Haute-Volta pendant la saison des pluies. Quel nul ! Vu mon état, je prends la décision de rentrer, j’ai de quoi payer un taxi-brousse jusque Niamey, l’avion jusque Alger et le bateau pour Marseille. Une surprise m’attend, sur le pont je retrouve un des deux Michel. On se raconte nos voyages respectifs, on s’échange nos adresses.En septembre, je reçois une lettre dans laquelle il me propose de partir avec lui en voiture en Afrique. La décision est vite prise ! J’achète 600 francs une magnifique 404 blanche. Aussitôt achetée, direction l’Espagne, sans oublier de passer voir l’autre Michel dans le Midi. Le moteur était une véritable horloge. Il n’en allait pas de même pour la carrosserie. Je m’apercevrai plus tard que je l’avais choisie avec l’option perforation : lors des passages de sable mou, des nuages de poussière envahissaient l’habitacle au point que je ne voyais plus rien. Je garde cependant un souvenir merveilleux de cette traversée du Sahara au volant d’une voiture.
Bien sûr, nous eûmes droit à quelques ensablements, quelques petits soucis mécaniques, mais c’était de l’ordre de l’infinitésimal. Cet espace, cette sensation de liberté, le voyage, le plaisir de conduire sur la piste du Tanezrouft, la plus grande plage du monde, que du bonheur à l’état pur, celui qui vous donne la folle envie de recommencer.
Michel a des amis à Tessalit, c’est Aguelhoc qui fera basculer ma vie. J’y rencontre Ehat, commerçant et éleveur : il est très intéressé par ma voiture, il la veut vraiment. On discute, on palabre, on rediscute, il faut parler, pas de problème : j’adore ça. On boit le thé, on marche main dans la main, on finit par se mettre d’accord, le courant passe tant et si bien que je lui fais crédit de la moitié de la somme, ça me laisse assez d’argent pour retourner en France. Pour rejoindre Adrar en Algérie, Ehat me trouve un camion. Cette fois, la traversée se fera avec des moutons. Le principe est simple : les camions transportent vers le Mali des dattes, du sucre, du thé et bien d’autres marchandises cachées sous les sacs, et, vers l’Algérie, des moutons et des chameaux. Adrar… Alger… puis de nouveau le bateau jusqu’à Marseille.
À peine arrivé en France, j’achète une nouvelle voiture et je repars vers le Sud avec un copain, chacun sa voiture et cette fois-ci, c’est moi le guide, j’ai vite pris du galon. Je retrouve Ehat. Si certains auraient hésité à vendre à crédit, mon innocence me l’a permis et je l’en remercie. Je récupère le solde de la vente ; bon, il en manque un peu, mais rien d’important. À cette époque, Kidal étant interdit aux touristes, nombreux étaient ceux qui achetaient des voitures à Tessalit et à Aguelhoc pour aller les revendre là-bas, c’est ce que fit Ehat avec la 404. Cet hiver-là, je fis cinq voyages en voiture.Depuis, Ehat et moi sommes devenus de très bons amis, j’ai gagné une nouvelle famille. J’allais souvent manger et dormir au campement : sa mère Batoula m’avait un peu adopté ; il y avait aussi ses sœurs Bakita et Wanaka, sa femme Aïcha, belle comme un cœur, malheureusement disparue trop tôt, leurs enfants dont Zeïna l’aînée si belle, si gentille et si gracieuse que lorsque notre fille est née en 1990, ma femme et moi avons choisi son prénom, ce qui créa des liens encore plus forts. Au village, c’était pareil : je m’y sentais très bien ; pourtant, à Aguelhoc, il n’y a rien d’extraordinaire : c’est plat, poussiéreux (notre parfum c’est la poussière, disait un ami) ; l’ambiance y était chaleureuse et moi qui aime les palabres, j’étais à l’aise. Malheureusement, à cette époque, les autorités ne voyaient pas toujours d’un très bon œil le séjour prolongé des touristes ; de toute façon, j’avais la bougeotte, j’aimais rouler sur les pistes, rencontrer du monde, découvrir d’autres manières de vivre et puis finalement arriver à la mer.
Contrairement à ce qui avait été un jour écrit dans l’éditorial d’une brochure de voyage, les descendeurs de voitures n’étaient pas des trafiquants, arnaqueurs comme cela était suggéré. Ils existaient bien sûr, mais si peu nombreux. La très grande majorité achetait une voiture d’occasion et avec le fruit de la vente, passait l’hiver au soleil, ce qui vous offrait un voyage pour presque rien. Au total, j’ai fait 20 descentes en voiture, une fois avec un semi-remorque, comme simple chauffeur, ce fut d’ailleurs la seule fois où je suis passé par Tamanrasset. Beaucoup de monde sur la piste, il y régnait une bonne ambiance, on faisait notre petit commerce. Dans les villages traversés, les petits restaurants et les bars étaient ravis. Tout le monde y trouvait son compte. Le plus grand plaisir restait de conduire sur la piste, traverser le Tanezrouft, c’était magique. Sans tomber dans le trémolo et faire du passéisme, je peux dire que c’était « une époque formidable ». Quelle chance d’avoir pu connaître cela. Pour rentrer en France, je suis remonté autant de fois par avion que comme passager sur des camions de marchandises. Une fois, à Aguelhoc, j’ai même acheté une moto à un touriste, une XT 500, avec laquelle je suis allé jusqu’au Bénin puis le Togo et la Haute-Volta et retour en France par l’Algérie, la Tunisie, la Sicile et l’Italie.En 1985, je décide de partir de France avec une 404 bâchée, la moto derrière, je vends la voiture à Gao et continue avec la moto jusqu’au Congo où je la revends, ce qui me permet d’acheter un billet d’avion et de partir au Brésil, j’étais enfin bien parti pour réaliser mon rêve d’adolescent, faire mon tour du monde. Il me prendra deux ans et demi.
En 2005, avec un groupe d’amis, nous créons l’association ETAR dont les buts étaient de créer des liens avec le village d’Aguelhoc, d’aider la scolarité, le maraîchage et d’ouvrir un centre culturel avec bibliothèque, centre informatique, artisanat. En 2009, l’idée me prend de rassembler des archives pour l’Adrar des Iforas. Je fouille partout, aux archives militaires de Vincennes, d’Outre-mer à Aix-en-Provence. Je cherche et trouve aussi sur Internet, auprès des particuliers, d’anciens méharistes que j’ai contactés grâce à La Rahla. Je collecte tout ce qui concerne la région, livres anciens, photos, enregistrements audio, films, documents administratifs militaires et civils.
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Le raid du lieutenant de Kerviler
À Vincennes, j’ai eu la chance de trouver le compte rendu de la traversée du Sahara qu’effectua en 1926 le lieutenant méhariste Philippe de Kerviler. Après un séjour de trois ans passés au Soudan, il décide de prendre un congé sans solde pour traverser le Sahara en juillet/août avec une voiture d’occasion. Un peu inconscient, beaucoup chanceux, mais surtout courageux et téméraire, il sera le premier à traverser en été et prouvera à Renault et Citroën, qui ne l’avaient pas osé, qu’une voiture de série, sans aménagement spécial pouvait le faire pendant les mois de grosse chaleur. Aucun constructeur de voitures n’accepta de lui fournir une voiture, et c’est auprès des établissements Burnouf à Cherbourg qu’il acheta une Citroën Torpédo 10 CV de type B2 de 1923. Connaissant un peu la piste qu’il emprunta, pour l’avoir traversée plusieurs fois mais avec des Peugeot 504 et 404 nettement plus puissantes et confortables, je peux me rendre compte des difficultés qu’il dut affronter, le courage qu’il lui fallut, pour traverser seul cette immensité désertique sans possibilité d’être secouru. À travers cet article c’est un peu un hommage que je veux rendre à Philippe de Kerviler et son compagnon de route.
Si l’on connaît les croisières Citroën, Renault, la Compagnie Générale Transsaharienne, la famille Estienne, le nom de Kerviler reste méconnu, en dépit d’un article sur son exploit que lui consacra Le Saharien en 1964 (n°37, pp.32-52). Aujourd’hui, cet homme ferait des gorges chaudes de ces chauffeurs de 4x4 dans les grandes villes. Tous les jours, des chauffeurs de camions traversent le désert, parlent-ils d’aventures pour autant ? Ce mot est devenu complètement galvaudé, d’ailleurs même les acteurs de cinéma l’utilisent pour raconter leur tournage si confortable. Chez mon ami Solo à Aguelhoc, j’ai beaucoup discuté avec un propriétaire de camion qui partait du Mali avec son semi-remorque, allait en Libye, achetait des télévisions et autres marchandises, revendait tout cela en Algérie contre des dinars, avec lesquels il achetait du sucre, du thé qu’il revendait ensuite au Mali en devises. Un jour, sans rien dire, il était reparti à travers le désert, sans passer par les postes frontières. Il ne m’a jamais prononcé le mot aventure mais celui de commerce. Pour le lieutenant de Kerviler, c’était un voyage avec le désir de prouver aux constructeurs et à l’armée que la traversée du Sahara était possible, même en été, même avec une voiture de série.
Novembre 1925. Philippe de Kerviler vient de rentrer en France après un séjour de 41 mois en AOF, dont 36 dans le nord du Soudan, où il a eu la possibilité de voir toutes les missions transsahariennes sur la route où la section méhariste qu’il commandait se trouvait en nomadisation. Il fut membre des commissions chargées d’examiner, en 1922 à Tombouctou, le rendement des voitures Citroën à chenilles. Dès son retour en France, il décide de résoudre les questions qu’il se posait en Afrique, à savoir :
– 1° Une voiture spéciale à grande surface du système moteur-chenilles-six-roues jumelées est-elle indispensable ?
– 2° Les voitures spéciales employées étant toutes extrêmement lourdes, ne peut-on employer des voitures plus légères de manière à favoriser le roulement sur un terrain assez mou ?
– 3° Une voiture automobile légère et de faible puissance peut-elle porter un ravitaillement suffisant pour avoir un rayon d’action étendu ? (500 km par exemple, ce qui correspond à un parcours de 1 000 km)
– 4° Une voiture quelconque peut-elle faire le trajet en toute saison, seule la saison froide ayant été utilisée jusqu’ici ? Le moteur et les caoutchoucs peuvent-ils résister à la grande chaleur de la saison d’été ?
En résumé, le problème était de savoir si, dans l’état actuel des choses, l’automobile pouvait entrer au Sahara dans le domaine de la pratique, et dans quelles conditions, le pire étant envisagé, une voiture quelconque pouvait arriver d’Algérie au Niger.
Se trouvant en garnison au 1er R.I.C. à Cherbourg, il acheta le 28 mai 1926 une voiture 10 CV Citroën d’occasion : d’occasion, non seulement pour mettre les choses au pire, mais aussi parce qu’il ne disposait que de capitaux limités. À la voiture, il adjoignit une petite remorque modèle Citroën 300 kg. Puis il demanda un congé de 3 ans sans solde.
Le 24 juin à 7 heures du matin, il quitte Cherbourg seul, sans aucune préparation sur la route qu’il devait suivre. Craignant que certaines personnes ne considèrent son projet comme une folie et ne se liguent pour l’empêcher de partir, il préféra n’avertir que quelques proches et son garagiste.Les renseignements qu’il avait en sa possession dans son rapport étaient les suivants :
– 1° La piste était très praticable d’Oran à Colomb-Béchar (735 km).
– 2° Une piste comportant quelques passages assez pénibles existait entre Colomb-Béchar et Zaouiet-Reggan, dernière Oasis du Touat (700 km, environ).
– 3° Les traces des missions précédentes existaient encore de Zaouiet-Reggan à Tessalit, premier puits du Soudan (1 000 km environ).
– 4° Après Tessalit, les tornades et la végétation ayant effacé toute trace de piste, je devrai me fier à ma connaissance du pays (500 km environ).
– 5° J’aurai des points d’eau distants de 200 km au maximum entre Colomb-Béchar et Zaouiet-Reggan.
– 6° Entre Zaouiet-Reggan et Tessalit, je ne trouverai qu’un seul point d’eau à Ouallen, pouvant contenir en tout 500 litres d’eau (Zaouiet-Reggan à Ouallen : 400 km ; Ouallen-Tessalit : 600 km).
– 7° Je trouverai soit des puits, soit des mares, entre Tessalit et le Niger (saison des tornades).
– 8° Les postes de Tessalit et de Tabankort ayant été supprimés en août 1925, je ne dois pas compter dessus.
– 9° Le puits de Tessalit sera néanmoins occupé par des arabes du marabout Baya, pour la cueillette des dattes.
– 10° Un gros dépôt d’essence existe à Ouallen et je pourrai m’y ravitailler dans une certaine mesure.
– 11° Un guide ne me sera pas indispensable à partir de Tessalit, ma connaissance des mœurs et de la langue touarègue étant largement suffisante.
Comme documents, il n’emporta pas grand-chose, une carte Taride de l’Algérie du Nord, la carte provisoire du sud de l’Algérie, la carte Meunier de la partie nord de l’Afrique et le seul livre qui lui paraissait fiable : À la recherche du grand axe, de Gaston Gradis. À Colomb-Béchar, un membre de la Compagnie Générale Transsaharienne lui offrit une boussole Peigne. Il se servait des traces laissées par les expéditions précédentes, mais la boussole lui rendit de grands services entre Tessalit et Bourem.
La voiture roule à une vitesse maximum de 70 km/h, autant dire que les journées de conduite sont longues. 33 heures de conduite du 24 au 26 juin pour relier Cherbourg à Port-Vendres, il y arrive à 7 h 30, embarque à 8 h sur le vapeur Mustapha qui largue ses amarres à 10 h.
Il arrive à Oran dans l’après-midi du 29 juin. Débarquement de la voiture, une journée de repos et départ le 2 juillet. Les routes en Algérie sont bonnes en général, tout se passe le plus merveilleusement du monde. Le voyage, ce sont des rencontres et du hasard (d’ailleurs al-zahr ne veut-il pas dire « dés » en arabe ?) ; à Méchéria, dans le garage où il est venu faire le plein d’essence, ce fut un joli coup de dés que de rencontrer le mécanicien Lallemand. On peut imaginer la scène :
– Vous allez loin avec votre automobile ?
– Au Soudan
– Au Soudan ! Et vous n’auriez pas besoin d’un mécano par hasard ?
– Pourquoi pas !
Une heure plus tard, ils partent ensemble, c’est si simple parfois de voyager ! Une forte présomption qu’il soit ainsi le premier auto-stoppeur transsaharien ! Un coup de sirocco juste avant Colomb-Béchar les oblige à s’arrêter ; du coup, ils n’y arrivent que le matin du 3 juillet. Selon le rapport de Philippe de Kerviler, à part le passage d’un col dans les monts des Ksours, la route était très bonne. Pendant treize jours, du 4 au 17 juillet, ils préparent, renforcent la voiture et font des essais. 350 litres d’essence sont répartis en 7 bidons de 50 litres. Le carburant, c’est important, mais, comme disent les Touaregs, « Aman iman » [L’eau c’est la vie]. Deux bidons de 50 litres, une guerba de 30 litres pour constituer la réserve d’eau du moteur et des hommes. Aux liquides, ils ajoutent des conserves diverses et de l’extrait de viande ; ils sont prêts pour le grand départ.
Aux environs de Bourem – au volant, le lieutenant de Kerviler
– debout, le mécanicien Lallemand
– un tirailleur, portant la chéchiaLe passage du col d’Oglet de Ménouarar est dangereux, pas pour le véhicule mais pour les voyageurs ; le cercle de Colomb-Béchar décide de mettre à leur disposition deux carabines et 60 cartouches prêtées jusqu’à Beni Abbès. La voiture est déjà bien chargée (bagages, pièces de rechange, nourriture, eau, carburant), mais la Citroën va devoir souffrir un peu plus : un troisième passager prend place à bord, un guide qui les accompagnera jusqu’à Adrar.
Ils quittent Colomb-Béchar à 17 h 30 ; la piste est bonne jusqu’au col Oglet Ménouarar où se trouve un oued sablonneux qu’ils doivent franchir en première. Tantôt des plaines, tantôt des djebels, avec un jalonnement suffisant et un terrain solide ; ils atteignent la Saoura à 6 h du matin le 18 juillet.
Le chef de poste du Bordj d’Igli leur indique qu’il existe deux pistes, l’une par la Saoura (45 km) l’autre par la hamada (75 km) : ils optent pour la première. À 7 h 30, traversée de la palmeraie ; au sortir d’Igli, la piste est très mauvaise à cause du sable, ils avancent péniblement en s’aidant de planches et de rameaux de palmiers. En vue de Beni Abbès, les boulons du crochet de la remorque cassent, la remorque est abandonnée, provisoirement, et, à 17 h, ils arrivent au bordj de Beni Abbès. Une Citroën torpédo 1923 avec une remorque lourdement chargée, ça manque de puissance mais ils n’ont pas d’autre solution pour tout transporter, ils sont donc obligés de venir la récupérer et bien sûr de réparer les boulons du crochet.
Le 20 juillet, un radio leur annonce l’arrivée prochaine du lieutenant Gyerzinsky venant de Timimoun dans une camionnette normande Citroën, se rendant à Colomb-Béchar chercher le capitaine Rongieras qui doit prendre le commandement de l’annexe de Timimoun.
À son arrivée, le lieutenant leur signale qu’un rezzou important est signalé dans le secteur, qu’il serait préférable d’attendre son retour pour faire la route ensemble. Kerviler décide de ne pas attendre ; dans l’après-midi du 22 juillet, alors qu’il s’apprêtait à partir, un télégramme arrive : le lieutenant Favre doit rejoindre son poste le plus vite possible pour donner la possibilité au capitaine Ressot de partir en contre rezzou. La voiture de Gyerzinsky ne peut prendre que quatre passagers ; pas de problème, on détache la remorque, on embarque le maréchal des logis Sorbach qui servira de guide et, à 19 h, départ vers Colomb Béchar ; bien sûr, Lallemand est du voyage, un mécanicien, c’est toujours utile ! Ils en profitent pour tester la deuxième piste, celle qui passe par la hamada. Elle est presque deux fois plus longue, mais tellement plus roulante. À 4 h du matin, ils arrivent exténués au terrain d’aviation, une petite sieste et à 6 h 30, ils sont en ville ; cerise sur le gâteau, une lame de ressort vient de casser.
Il faut s’organiser pour le retour, le lieutenant Gyerzinsky reviendra avec Sorbach, Favre et tous les bagages. La torpédo prendra Rongieras, son épouse et le lieutenant Flye Sainte Marie qui se rend à Beni Abbès. Les stations services n’étaient pas monnaie courante à l’époque, l’essence chère et précieuse. Kerviler trouve un arrangement avec l’armée, il est convenu de lui en donner 60 litres pour son déplacement et d’en laisser 180 litres à Beni Abbès, récupérables plus au sud grâce à un bon d’échange ; c’était une solution intelligente afin de soulager la voiture. L’intelligence, c’est bien beau, mais la lame de ressort ne se répare pas toute seule...
Juillet, c’est la saison des grosses chaleurs, il vaut mieux rouler de nuit. Dodo toute la journée et départ à 21 h. À 5 h du matin, une petite pause s’impose ; après un repos d’une heure à Igli, ils arrivent à 8 h à Beni Abbès sans aucun incident. Ils reprennent la piste à 20 h ; passer l’oued Saoura, ce n’est rien, il faut maintenant escalader la hamada, des habitants poussent la voiture afin d’atteindre le sommet vers 22 h ensuite c’est de la rigolade, le terrain est plat, bon et solide, que du bonheur après cette montée.
– À 22 h, nous quittons la hamada et entrons dans les montagnes de la Saoura (piste Lagardette). Montagnes russes avec des cassis très brusques. Terrain consistant. Marche pénible en raison de la température étouffante et des bouffées d’air chaud qui viennent par le couloir des montagnes. De temps à autre, on voit se profiler au clair de lune, vers la gauche, entre les montagnes, les hautes dunes du Grand erg, de l’autre côté de la Saoura, parallèlement auquel nous roulons à quelques centaines de mètres de distance.
– 26 juillet. La route se poursuit sans incident jusqu’au jour. Même terrain sablonneux coupé de cassis plus ou moins sablonneux. À 7 h, ma courroie de ventilateur saute, réparation. Un peu plus loin, nous semblons nous éloigner un moment de la Saoura et à 7 h 30, nous tombons dans un petit oued que nous longeons et qui nous ramène vers la Saoura. Les cassis deviennent de plus en plus nombreux et mauvais. Je casse encore deux fois ma courroie de ventilateur. Nous quittons enfin les bords de l’oued et arrivons dans une plaine de reg assez fin, hamada surplombant la Saoura, au bord de laquelle se trouve le campement de Timoudi, où nous stationnons vers 8 h 30. Coup d’œil aux voitures ; réparation d’un boulon de la remorque qui a cédé encore une fois. Repas et repos.
– À 18 h, départ ; nous roulons d’abord sur la même hamada que le matin. Puis vers 20 h, nous entrons à nouveau dans une région de montagne ; mais ce n’est plus un couloir, c’est une ascension de plaines plus ou moins larges coupées d’oueds et bordées par des montagnes à teinte sombre. Le terrain est solide et nous roulons facilement, sauf aux passages d’oueds constitués par des rampes très fortes et parfois par un fond de gravier assez mouvant.
– À 21 h, nous arrivons en vue du Col 15, à hauteur de Ksabi. La montée est facile entre les montagnes qui se resserrent. Ensuite la descente commence sur une longueur de 2 km. La piste est constituée par un fond de sable très mou sur lequel ont été rapportées de grosses pierres, pour former une surface solide. Descente très délicate en raison de la grossièreté du pavage moyenne maxima : 4 km à l’heure. À quelques km du pied du col, le Lt Gyerszinsky se trouve en panne ; son collier de dynamo a sauté. Réparation de fortune avec un collier de durit. On repart, piste molle et sablonneuse. Nous roulons cependant assez vite.
À minuit, nous traversons la Saoura à hauteur de Foum el Rheneg. Reconnaissance du Foum par le Lt Gyerszinsky. Passage très délicat à cause de la succession de petites dunes molles à franchir, beaucoup d’élan, première vitesse, accélérateur à fond. Nous arrivons de l’autre côté du Foum el Rheneg trois quarts d’heure après le début de la reconnaissance, près d’un petit bordj abandonné. Nous faisons le plein d’eau et d’essence et repartons.
– 27 juillet. À 1 h 30, passage difficile d’un petit système de dunes. Puis le terrain devient plus dur, les montagnes s’abaissent sur l’horizon, quelques dunes apparaissent encore à gauche. À 4 h, nous roulons facilement sur une belle plaine de reg. À 5 h 30, nous arrivons en vue des palmiers de Sba. C’est toujours la plaine aussi favorable au roulement. Le crochet de la remorque se casse, j’abandonne la remorque et la confie aux bons soins du caïd de Sba, qui doit me la ramener à Adrar, distant seulement de 45 km. Nous roulons à 50 de moyenne jusqu’à un village où le chef nous apporte du lait et des dattes.
Adrar, c’est déjà le grand Sud, aller jusque là, c’était déjà un beau voyage pour l’époque. Depuis Oran, ils ont toujours trouvé du monde, le Tanezrouft, ce n’est pas encore pour aujourd’hui ; pourtant ils y pensent souvent, comment pourrait-il en être autrement ? Ils sont partagés entre l’envie de réussir, certes, et la crainte de cette immensité désertique sans secours possible où tout peut arriver. Le lieutenant de Kerviler n’est jamais allé dans le Tanezrouft, mais, avec les différents récits qu’il en a eus, il sait ce qui l’attend, une traversée dans un milieu hostile, avec la chaleur, la solitude, la fatigue, la soif. À cette époque de l’année, on boit environ dix litres d’eau par jour, une journée sans boire et c’est la mort assurée. La grande interrogation : la voiture tiendra-t-elle ? Le moindre incident peut devenir catastrophique.
À 22 h, ils quittent Adrar pour Timimoun, où ils doivent déposer le capitaine Rogerias et son épouse. Sur cette plaine de reg, la piste est très bonne, et, par cette belle nuit étoilée, la voiture roule merveilleusement bien, elle atteint même facilement le 60 km/h. Les changements de chauffeur sont fréquents, ils doivent lutter contre la fatigue, cela fait presque cinq nuits qu’ils conduisent. À 4 h, la piste devient très rocailleuse ; avec la fatigue accumulée, il est grand temps d’arriver, finalement une demi-heure plus tard, ils atteignent le poste de la Compagnie saharienne de Timimoun. Toute la journée est consacrée à une seule chose : se reposer.
À cette époque, pas de magasin de pièces détachées ; la journée du 29 est consacrée à la confection de courroies de ventilateur. Le soir, la chaleur ayant un peu diminué, ils repartent de nouveau vers Adrar.
Le 31 juillet, des hommes du caïd de Sba ramènent la remorque, un pneu est à plat, la chambre à air inutilisable, il faut remettre aussi en état le crochet de la remorque, toujours des petites réparations.
Le 1er août, alors que les préparatifs de départ vont bon train, vers 13 h un rezzou de 75 fusils est signalé à 10 km d’Adrar. Kerviler renonce à partir pour le moment et se met à la disposition du lieutenant Le Dref pour toute mission qu’il voudra lui donner. Le Breton d’Adrar confie au Breton voyageur le commandement d’un bastion et la défense de diverses positions.
– 3 août : arrivée du Lt Gyerzinsky venant de Timimoun prendre le commandement de la défense du Touat.
– Du 3 au 7 août : formation d’un goum avec des éléments du peloton du Touat et quelques volontaires. Arrivée, avec un peloton de 25 Chambas, du Lt Flye Sainte Marie, venant de Tabelbala.
– 8 août : à 21 h départ des goums Le Dref et Flye Sainte Marie pour les oasis du Touat, le rezzou se trouvant toujours dans la région de Zaouiet-Reggan.
– 10 août : à 9 h, arrivée du lieutenant de Beaumont venant de Tidikelt avec 25 Chambas (il y a eu 2 Chambas tués l’avant-veille au Tamset au cours d’un chouf). À 21 h, départ du lieutenant de Beaumont pour le sud du Touat.
– Du 11 au 16 août : aucun changement, je couche toujours au bastion.
– 15 août : le Lt Gyerzinsky reçoit une lettre du lieutenant de Beaumont, annonçant qu’il a fait la liaison entre les deux autres groupes, et que le rezzou est parti en direction de l’Ahnet. Les groupes de Beaumont et Flye Sainte Marie continuent la poursuite vers l’Ahnet. Le groupe de Le Dref reste en observation dans la région Sali-Reggan.
Sans le savoir, le lieutenant de Kerviler est témoin indirect d’un épisode saharien fameux, car il vient de côtoyer les véritables acteurs d’une « geste » qui donnera lieu, cinq ans plus tard, à un formidable succès littéraire sous la plume du romancier Joseph Perey, L’Escadron Blanc. Mais pour l’heure, il n’a pas fait tous ces kilomètres pour retrouver la vie de militaire. La décision est prise : départ pour Reggan le 17, il faut y aller. Dans la soirée, Gyerzinsky lui demande de transporter au Tidikelt les bagages et le chien du lieutenant de Beaumont.
Le 17 août, chargement des 180 litres d’essence, d’un peu d’eau, Aoulef le premier poste du Tidikelt n’étant qu’à 225 km, distance qu’ils comptent franchir en une nuit. Le ravitaillement est constitué de vivres suffisants pour rejoindre le Soudan et comprend : 10 boîtes de « singe » (bœuf en conserve), 4 boîtes de cassoulet, du café, du bouillon Kub, du Viandox et un panier de dattes fraîches.
Départ à 16 h, la piste est excellente, ils suivent les traces de deux voitures Delahaye passées au début de l’année, et dont les empreintes sont encore visibles. La nuit tombe, le clair de lune est superbe, ils roulent normalement. Vers une heure du matin, le terrain devient rocailleux, accidenté, il faut redoubler d’attention. La végétation est inexistante, sur la droite, se dessinent quelques montagnes peu élevées. Un petit col, et c’est la descente vers une plaine absolument plate où le roulement est parfait. À 7 h, ils aperçoivent au sud un oued avec des palmiers ; une demi-heure après, des maisons, c’est Aoulef. À 3 kilomètres de l’agglomération, le terrain devient mou, coupé de petits oueds sablonneux, le genre d’endroit où il est très facile de s’ensabler.
Quand on consacre ses nuits à rouler, les journées sont consacrées à se reposer. Après avoir choisi un guide pour rejoindre Taourit et Zaouiet-Reggan, de Kerviler récupère les 60 litres d’essence promis pour le voyage supplémentaire qu’il a effectué de Beni Abbès à Colomb-Béchar aller et retour. Le départ s’effectue en fin d’après-midi, le terrain est mauvais et à la tombée de la nuit, c’est l’ensablement, la galère. Il faut décrocher la remorque, faire avancer la voiture 400 mètres plus loin, décharger les bagages de la remorque et la pousser jusqu’à la voiture, puis transporter les bagages. Au moment de raccrocher la remorque, de Kerviler s’aperçoit que la clavette du crochet est tombée dans le sable, surtout ne pas s’énerver, finalement la clavette est retrouvée à 11 h du soir.
Je résume, Colomb-Béchar puis juste avant Beni Abbès, le crochet de la remorque qui se casse, abandon et récupération de la remorque, retour sur Colomb-Béchar pour prendre des passagers, casse d’une lame de ressort, retour sur Beni Abbès, direction Adrar, escalade de la hamada avec poussette, plusieurs casses de courroie de ventilateur, du boulon de la remorque, puis casse du crochet, abandon de la remorque, à peine arrivé à Adrar, direction Timimoun, rien qu’un petit aller-retour, de nouveau Adrar, direction Reggan avec détour par Aoulef avec ces galères d’ensablement et perte de la clavette etc., etc. Tous ces trajets se sont en plus effectués de nuit, il y avait vraiment matière à perdre sa santé ; j’oubliais le rezzou qui pouvait être dans le secteur et qui procurait une sensation d’insécurité.
Une heure après avoir retrouvé la clavette, ils distinguent un large feu dans la direction du nord ; par mesure de prudence, Kerviler préfère ne pas aller voir. Vers 2 h du matin, ils atteignent une région très montagneuse ; après plusieurs essais pour la franchir, il est décidé d’attendre le jour, la sagesse dans le désert, c’est la première règle à adopter. Ils repartent à l’aube, le guide finit par trouver de bons passages, ce qui leur permet de rouler à la vitesse folle de 40 km/h de moyenne.
Il est 8 h quand le barouf de la Citroën annonce à la population qu’aujourd’hui, il se passe quelque chose à Zaouiet-Reggan. Reçus par le caïd, ils se reposent puis font les pleins d’eau (300 litres environ) quatre bidons de 50 litres et trois guerbas (pour l’eau potable), les guerbas sont munis d’un tube caoutchouc pour permettre de boire au biberon sans gaspiller l’eau. Kerviler en profite pour faire parvenir un courrier à Le Dref pour l’avertir de son arrivée.
Ce sont encore les grosses chaleurs écrasantes lorsqu’ils s’élancent à 15 h dans le Tanezrouft. Une première étape de 400 km jusqu’à Ouallen, puis une deuxième de 600 km jusqu’à Tessalit. Les premiers kilomètres se font sur le sable mou d’une plaine infiniment plate. La pauvre Citroën avance péniblement en seconde, le moteur finit par trop chauffer. Seulement 15 kilomètres et déjà un arrêt, simple mesure de bon sens, il vaut mieux attendre 18 h pour continuer. Maintenant, le terrain devient de plus en plus solide, ils peuvent rouler facilement. Le moteur chauffe de moins en moins à mesure que la nuit descend, le clair de lune est superbe. Ils se guident sur les traces des missions précédentes, encore très visibles. À minuit, Lallemand prend le volant et le chef de mission s’endort, le guerrier n’en peut plus.
______________Lors de mes traversées je n’en menais pas large quand je franchissais les 50 premiers kilomètres après Reggane. Pour arriver jusqu’à Niamey, il fallait un réservoir plein, plus 200 litres d’essence, il n’y avait pas de poste d’essence à Bordj Mokhtar et Gao n’était pas toujours approvisionné. Les passages de sable mou, il fallait pour les franchir prendre de la vitesse, sans oublier qu’en fin du passage de sable, il y avait une marche que les amortisseurs n’aimaient pas, j’avais l’impression de vivre Le Salaire de la Peur ; mais c’est comme tout, au bout d’un moment, on s’y habitue. Je n’ai jamais vu sur la piste une voiture prendre feu, mais j’y ai vu beaucoup d’épaves. Dans le désert, soleil, vent et sable, travailleurs infatigables polissent à la perfection les carcasses délaissées. Les premiers travailleurs ne sont pas les éléments, un véhicule abandonné, ne l’est pas pour tout le monde. Il est dans un premier temps démonté, vidé de ses tripes, on ne laisse que son squelette. Pour cela, s’il le faut, on le remorque à un camion, entraîné loin des regards indiscrets, l’opération récupération peut commencer en toute tranquillité.
______________– 20 août. Je me réveille vers 1 h. Nous ne sommes plus dans la plaine, mais dans une espèce de massif composé de petites montagnes qu’il faut contourner sur un sol offrant cependant un très bon roulement, c’est le krebb Azz et Matti. Je me rendors. À 2 h 30, Lallemand me réveille, il a perdu les traces depuis 12 km. Je décide de continuer vers le sud à la boussole, comptant retrouver les traces un peu plus loin. À 3 h, arrivant en haut d’une petite crête, nous manquons de tomber dans un trou de 15 mètres au bord duquel le moteur a calé. Nous attendons le jour en prenant une heure de sommeil. Paysage sinistre rendu encore plus sinistre par le sifflement du vent. Solitude absolue.
À 4 h 30, nous repartons sur nos traces jusqu’à l’endroit où nous avons perdu les empreintes qui doivent nous guider. Nous les retrouvons vers 6 h 30 et les suivrons à travers le krebb.
À 8 h, nous montons sur un plateau de reg par un petit col qui nous fait sortir du krebb. Le soleil ne chauffe pas encore énormément et nous roulons vite.
À 8 h 30, on aperçoit au loin les premiers contreforts de l’Ahnet. Soudain, quelques ratés se produisent à l’allumage. Arrêt d’une demi-heure pour changer la magnéto qui est simplement encrassée par le sable. Puis nous continuons jusqu’à 9 h 30. Nous marchons parallèlement aux hautes falaises de l’Ahnet qu’on aperçoit à l’horizon de ce reg infiniment plat. Enfin, le terrain devient plus accidenté : montagnes, sol plus ou moins mou, il y a du tirage et le moteur chauffe un peu. À 10 h, à droite et à gauche, on commence à apercevoir un peu de végétation (quelques épineux et quelques touffes d’herbe). Ce n’est déjà plus le Tanezrouft : c’est l’Ahnet et ses hautes falaises dans lequel nous roulons et où se cache le puits d’Ouallen derrière le col Tarit que nous atteignons à 11 h. Voulant le gravir sans le reconnaître, j’ensable la voiture (tout le pont est noyé dans le gravier fin et mouvant du col). Je décide de nous restaurer, nous aviserons après. Le puits n’est qu’à 8 km ; nous n’avons pas faim, mais très sommeil. Lallemand fait un café très fort dont nous buvons chacun un litre. Puis Lallemand s’endort sur le sable. Pendant ce temps, je parviens à désensabler la voiture au moyen de planches et du cric.
À 15 h, Lallemand se réveille et nous reconnaissons ensemble un passage en bordure du col dans les rochers (le col n’a en somme que 200 m de long). La voiture sans la remorque et vide peut passer sans difficulté. Nous franchissons le col à 16 h ; je laisse au col la remorque et les bagages et ne monte à Ouallen qu’avec la voiture, quelques bidons de 50 litres vides, les guerbas, très peu de vivres et les inséparables pièces de rechange. Nous longeons une chaîne de montagne à notre gauche, puis le terrain d’aviation à notre droite. Enfin, voici le bordj d’Ouallen gardé seulement par son isolement dans ces régions inhabitées. Il est 18h ; aucune trace fraîche. Deux puits pouvant contenir en tout 500 litres d’eau. Le bordj comprend dans ses murs des alvéoles murées dans lesquelles sont enfermés des bidons de 50 litres d’essence appartenant en partie à la maison Citroën, en partie à la C.G.T., en partie à l’aviation. Je décide de nous reposer le soir, de passer une bonne nuit et de ne procéder au ravitaillement que le lendemain.
Ce n’est pas le moment de se laisser abattre, ce n’est d’ailleurs pas le genre de Philippe de Kerviler, ni de Lallemand. Il faut encore faire la vidange du moteur et du pont, le ravitaillement en eau, en essence et, bien sûr, pour que la voiture puisse continuer à remplir son contrat, la vérifier sous tous ses angles.
À 16 h, direction du col de Tarirt qu’ils atteignent normalement. Le matériel laissé la veille est récupéré et remis en ordre de marche. À 19 h, ils sont prêts à repartir pour la dernière étape qui doit les conduire au Soudan jusqu’à Tessalit (600 km environ sans eau). À bord, 200 litres d’essence et 300 litres d’eau, dont 100 dans les guerbas. Tout de suite, c’est la plaine absolue, le terrain est très solide, ils peuvent rouler vite. La nuit est tombée, sur le ciel éclairé par la pleine lune, se profilent de temps en temps des massifs de dunes. Les squelettes qui jalonnent la route, squelettes d’hommes et de chameaux, leur rappellent à chaque instant le danger qui les guette. Il faut écouter le bruit de la mécanique, être aux aguets de la moindre défaillance, il faut aussi étudier les passages, surveiller le terrain : un trou ou un rocher peut entraîner une catastrophe.
Nous suivons toujours la trace des roues. De loin en loin, on rencontre des bidons d’essence et d’huile vides, des bouteilles cassées, qui peu à peu formeront un fil d’Ariane ininterrompu. Il sera alors impossible de se perdre au Sahara.
Au Tanezrouft : le Lt de Kerviler est au volant ; Lallemand est à côté de luiLe 22 août à 2 h du matin, ils arrivent au pied d’un erg qu’ils décident de longer, mais le terrain mou les oblige à rouler en première. Il arrive un moment où les traces, recouvertes par le sable, sont perdues ; Kerviler pense les retrouver plus loin. Après avoir parcouru plusieurs dizaines de kilomètres, au pied d’une dune d’un sable très mou, il s’ensable et décide de retourner sur ses pas pour retrouver les traces où ils les avaient perdues. Vers 3 h 30, les traces sont retrouvées, une reconnaissance à pied pour se remettre sur la bonne voie. Il fait jour, ils roulent vite, le soleil ne chauffe pas encore, il faut en profiter mais le vent se lève, il augmente, c’est le sirocco. Il est 7 h du matin, 200 kilomètres depuis Ouallen mais impossible de continuer, il faut savoir être patient, en profiter pour se restaurer et se reposer, surtout ne pas s’énerver. À 11 h, le vent s’étant calmé, ils reprennent la route, mais si le soleil chauffe fort, Félicie aussi. La plaine est toujours aussi plate ; de temps à autre, ils aperçoivent de petits massifs de dunes, rouler, rouler et encore rouler, tous les 20 km il faut laisser le moteur refroidir et faire le plein d’eau du radiateur. En fin de journée, le terrain devient accidenté, le sol tourmenté, puis le vent recommence à souffler. Ils sont à 350 km de Ouallen, il est de nouveau impossible de continuer. Le vent finit par se calmer, ils sont si près du but, ils repartent, la route s’améliore un peu mais la baraka ne dure pas : à 21 h, de nouveau ils perdent les traces. Profitant du clair de lune, ils font une reconnaissance à pied, et c’est une heure plus tard qu’ils peuvent de nouveau repartir.
Il est 11 h, lorsqu’ils stoppent devant un petit poteau, très certainement laissé par les frères Estienne, qui porte l’inscription : « Tessalit 185 km route directe ». Ça commence à sentir le Soudan, le moral est reparti au beau fixe, comme le soleil. Deux faisceaux d’empreintes se présentent, l’un se dirigeant en plein dans l’erg, l’autre partant vers l’Ouest. Ayant consulté le livre Gaston Gradis, Kerviler opte pour le second. Le terrain devient mouvementé, et, pour atteindre le pied de l’erg, il faut descendre par un col dont il se méfie ; il décide de s’arrêter et de dormir. Ils en ont d’ailleurs grand besoin, le campement est vite installé. Lallemand dort en chien de fusil dans la voiture, Kerviler se couche par terre, enroulé dans sa couverture.
À 5 h du matin le 23 août, c’est le départ pour ce qu’ils espèrent être la dernière journée dans le Tanezrouft. La route est délicate, ils doivent s’approcher d’un erg, et, par endroits, les traces sont effacées, le terrain mou et pourri n’arrange pas les choses.
À 7 h, au pied de l’erg, les traces les conduisent en plein dans une dune où elles disparaissent. Une courte reconnaissance permet de les retrouver de l’autre côté, ce qui prouve que la dune s’est formée depuis le mois de mars, époque du dernier passage des autocars Renault des frères Estienne (C.G.T). Dans le prolongement de cette dune, ils trouvent un petit passage de 4 ou 5 mètres de large qu’ils empruntent. L’erg est assez étroit, seulement quelques centaines de mètres. Après en être sorti, devant eux c’est la plaine, où de loin en loin, quelques dunes isolées apparaissent. Le sol redevient consistant, l’allure est rapide, que du bonheur. C’est le moment que choisit le tuyau d’essence pour faire des siennes, réparation mais à peine repartis, c’est un filtre Técalémit qui casse, heureusement le magasin de pièces détachées de la maison Citroën était au coin de la rue. Une plaine de reg s’étend à perte de vue avec un sol très dur et des traces mal marquées. Enfin du végétal, quelques touffes d’herbe apparaissent ; elles deviennent de plus en plus nombreuses. La route, la plupart du temps, est accidentée, coupée de vallonnements et de grosses pierres, les traces sont quasi inexistantes. Parfois, à l’horizon, un pylône indique la route à suivre. Vers midi, la végétation augmente.
Un autocar Renault de la Compagnie Générale TranssaharienneQuatre antilopes addax s’enfuient devant eux, premiers êtres vivants depuis Zaouiet-Reggan. Des arbustes font à leur tour leur apparition, les addax s’enfuient maintenant. Soudain, un paysage chaotique se dresse devant eux ; ce sont les premiers contreforts de l’Adrar des Iforas dans lequel ils pénètrent par une piste bien faite, bordée à droite et à gauche de grosses pierres. À 14 h, ils entrent franchement dans le massif, la piste serpente tantôt au fond d’un véritable couloir, tantôt à flanc de montagne. À 17 h, ils pénètrent dans un oued verdoyant, où pullulent les gazelles ; au loin, tout au fond de l’oued, se dresse sur le flanc de la montagne le bordj abandonné de Tessalit, premier poste du Soudan. Ils stationnent sur le puits où quelques Arabes du marabout Baye les accueillent sans surprise apparente. Et Kerviler de songer :
Pour la première fois le Tanezrouft est franchi en plein été, et, en m’endormant sur le sable, pendant que la guenille tricolore flotte gaiement au vent d’est sur le montant du pare-brise où je l’ai fixée au départ, je suis fier de penser que cette victoire n’appartient qu’à Lallemand et moi.
______________Le « grand axe » tant recherché par Gaston Gradis avait bien changé dans les années 80, la fréquentation n’était pas celle d’une autoroute, tout juste celle d’un chemin vicinal. Je me souviens d’y avoir fait des rencontres très pittoresques. Après avoir travaillé en France, un Malien revenait chez lui avec un petit camion benne, un tracteur agricole comme chargement. Malheureusement une durite a cassé, du sable est pénétré dans le moteur, et, lorsque je l’ai croisé en plein milieu du Tanezrouft, il conduisait son tracteur qui remorquait le camion. Un jour, arrive à Tessalit un gros 4x4 remorquant un petit chalutier dont l’essieu de la remorque venait de casser. C’était un couple de retraités partant au Cameroun pour y enseigner la pêche. Ils avaient encore beaucoup de piste ; tout comme à Tessalit, nombreux ont dû être ceux qui furent étonnés de voir un bateau dans le désert. Le Tanezrouft est large, très, très large. Il est vrai qu’au niveau du tropique du Cancer, à cause des dunes à proximité, les traces se croisent et se recroisent, mais de là à ce que deux camions se percutent en plein jour, il faut le faire… et le voir pour le croire ! Lorsque je suis arrivé peu après l’accident, un des camions était couché sur le côté, l’autre avait son avant tout défoncé. Incroyable ? Rare ? Je ne sais pas.
Je venais de passer plusieurs jours à Aguelhoc et je trouve place sur un camion chargé de moutons à destination d’Adrar. Tout allait bien, lorsque, en pleine nuit 150 km après Bordj, le camion s’arrête. Tout le monde part roupiller, je fais de même, nous sommes dans une période de l’année où il fait chaud, normalement les camions roulent le plus possible la nuit. Aucun bruit, personne ne parle, on n’entend que les clic… clic… clic… du moteur qui refroidit. Au matin rien ne bouge, aux premières chaleurs, le patron, le chauffeur et l’apprenti se réfugient sous le châssis. L’ambiance était tendue, je n’osais pas poser de question, surtout qu’à Aguelhoc, le patron ne voulait pas me prendre, il avait fallu insister. Je finis par apprendre que l’embrayage était cassé, j’avais la sensation d’être le Roumi qui portait la poisse. En temps normal, il y a pas mal de véhicules sur la piste, la fête du mouton venait de commencer et le désert était comme il doit être, désertique. La journée fut longue, pas un véhicule ; juste après la tombée de la nuit, venant du sud, de pâles lueurs illuminèrent l’horizon, puis ce fut le bruit caractéristique du moteur diesel qui ralentit dans le sable mou et reprend du régime sur un terrain plus dur. Trente minutes plus tard, on pouvait distinguer trois paires de phares. Un patron, dans sa voiture, accompagnait ses deux camions, chargés eux aussi de moutons. Nos bêtes sont réparties dans les deux autres véhicules, la voiture et le premier camion repartent, je monte dans le deuxième, le chauffeur et l’apprenti restent sur place à garder le camion, un véhicule abandonné dans le désert est vite désossé. Mon nouveau chauffeur roule, roule vite… il veut rattraper les autres. Au loin, on aperçoit des lumières, elles se rapprochent de plus en plus, le camion roule toujours très vite, les lumières deviennent plus précises, maintenant on distingue nettement les deux phares. La règle de conduite dans ces étendues, veut que chacun bifurque sur sa droite, mon chauffeur tourne son volant dans le bon sens mais au même moment la voiture d’en face tourne sur sa gauche. Boum ! On vient de la percuter, on en perd une roue. Je me précipite vers elle, le pare-brise est cassé, le visage du chauffeur en sang, l’arrière rempli de bidons d’essence, il faut vite sortir le gars de là. Je vais voir mon chauffeur, il ne veut pas m’aider ; avec son cric, il met déjà son camion sur cale, je pouvais lire sur son visage et dans son attitude, la crainte des reproches de son patron. Je m’occupe du blessé, le sors de la voiture et éloigne les bidons d’essence. Pendant ce temps, les deux autres véhicules continuaient leur route. Le gars s’appelle Maurice, il est de Nice et part vendre sa 504. Il finit par retrouver ses esprits, il est parti le matin de Béchar, nous sommes au 400e km après Reggane, exténué, il s’est endormi. Je l’aide à faire le tour de son véhicule et avec l’accent de Nice il constate : Ah putain, je comprends tout maintenant ; je perds un million cinq ! C’était il y a 25 ans, c’est comme si c’était hier. Il était vivant mais ne voyait que le million cinq (CFA). Son surnom, le facteur : il allait plus vite que le courrier, prenait des commandes de tout sur la route et redescendait la marchandise. Avec l’argent gagné, il faisait faire des bijoux à Niamey que sa femme revendait en France. Je suis monté avec lui dans le 4x4 du patron, direction l’hôpital de Reggane. Il est retourné sur les lieux de l’accident le lendemain avec la gendarmerie et le patron ; à qui il a revendu son épave. Fortiche le mec, bien sûr la gendarmerie a fermé les yeux puisque, normalement, toute revente de véhicules étrangers de plus de trois ans étaient interdites.
______________24 août 1926 : un repos bien mérité. Toute la matinée, les images de leur exploit ont dû passer et repasser ; la traversée avec une voiture d’occasion, en juillet-août, vraiment, il fallait oser. Ils repartent à 15 h sur un terrain que Kerviler connaît bien. Il y rencontrera maintenant des Touaregs, il parle leur langue, connaît et respecte leur mode de vie. Après avoir quitté l’oued, ils rentrent de nouveau dans la montagne. À 6 km de Tessalit, au niveau du deuxième oued, ne subsiste aucune trace. Reconnaissance à pied et départ à 17 h sur une route bien tracée mais hérissée de lamelles d’ardoise d’un effet désastreux pour les pneus, cela ne les empêche pas pour autant de rouler assez vite. À la nuit, les traces sont de nouveau perdues, et, devant l’impossibilité de les retrouver, ils décident de stationner. Il n’est plus question maintenant de se presser, ils peuvent prendre un peu de temps, sachant qu’ils trouveront des points d’eau suffisamment rapprochés pour ne pas mourir de soif.
S’ils peuvent se permettre de rouler doucement, ils n’oublient pas pour autant que la chaleur est le pire ennemi de la voiture. Le 25 août, ils partent juste avant le lever du jour, marchent à la boussole à travers la brousse, tantôt en plaine, tantôt en région accidentée en se dirigeant vers l’oued Tarlit. Reconnaissant assez bien le pays, y ayant nomadisé comme méhariste, Kerviler sait qu’ils recouperont l’oued dans peu de temps.
À 7 h 30, ils aperçoivent un campement. Deux Touaregs les conduisent à 500 m de là au puits d’In-Tanout, dans l’oued Tarlit. Ils stationnent à un campement presque sur le puits, se font préparer un agneau cuit sur le sable, leur première viande fraîche depuis Zaouiet-Reggan. L’Iforas leur donne quelques renseignements sur la route. Ayant consulté le livre de Gaston Gradis, Kerviler sait que, dans une trentaine de kilomètres, ils doivent trouver la vallée du Tilemsi dont le prolongement les mènera jusqu’au fleuve Niger.
Le jour touche à sa fin lorsqu’ils atteignent cette vallée immense qui conduit au fleuve Niger. La végétation n’existe que par bouquets, entre lesquels s’offrent de grands espaces de reg. Il s’agit donc de contourner ces bouquets qui ont parfois plusieurs kilomètres de large. Le Tilemsi, à cet endroit, est large d’une cinquantaine de kilomètres. C’est une nuit du mois d’août, il fait bon, quel plaisir de camper à cet endroit, ils attendaient cela depuis si longtemps, ils ont réussi à surmonter toutes les épreuves, ils méritent bien de savourer leur victoire.
Le repos est de courte durée, le soleil va bientôt durement frapper. À 3 h du matin, le 26 août, c’est le départ à la boussole, direction S.S.O. Trente minutes plus tard, ils retrouvent des traces d’automobile qu’ils suivent pendant quelques kilomètres, puis les perdent. Le jour se lève, la végétation augmente. Kerviler espère arriver aux alentours de Tabankort vers midi. À 8 h, ils trouvent des piquets alignés indiquant sans doute le jalonnement de la piste, ils les suivent mais n’arrivant pas à les localiser facilement, finissent par les perdre. C’est maintenant une région de touffe de merkba, paille très dure dont les bouquets espacés de 75 cm à 1 mètre portent à leurs pieds une motte de sable de 15 à 20 cm de hauteur, sur lesquelles la voiture saute effroyablement. La progression est excessivement pénible, ils ne peuvent rouler qu’en première ou en deuxième, horriblement secoués et, bien sûr, pour ne rien arranger, le moteur chauffe. Ce supplice dure jusqu’à 14 h. N’ayant pas vu le poste de Tabankort, Kerviler s’imagine l’avoir bien laissé à sa gauche. Malgré un terrain bien plat, leur avancée reste retardée par les nombreux arbres morts qui les obligent à des détours.
Lorsque le soir tombe, ils roulent avec, sur leur droite, cette plaine immense, à leur gauche, une végétation assez forte. C’est à ce moment qu’ils trouvent à nouveau des traces de piste qui les conduisent à un campement d’Arabes se disant appartenir au Marabout Baye, mais ignorant où se trouve Tabankort. Ils progressent rapidement sur une piste jalonnée, arrivent finalement à la hauteur d’un bâtiment. Ce dernier est inhabité ; à sa forme caractéristique en triangle, Kerviler reconnaît le poste de Tabankort qu’il croyait bien loin derrière ; il fait encore jour, In-Tassit où se trouvait l’an dernier le carré de sa section méhariste n’est qu’à 55 km, il voudrait l’atteindre ce soir. Le jalonnement est compliqué à suivre, les piquets sont pour la plupart à terre et se confondent avec les arbres morts. À 19 h 30, ils perdent la route et la nuit les surprend avant qu’ils aient pu la retrouver. Pendant que Lallemand reste auprès de la voiture, le méhariste qu’il était retrouve ses marques, il se sent chez lui, part en reconnaissance à pied et trouve un grand puits qu’il reconnaît pour être celui de Tabrichat. Il est inoccupé : pour passer la nuit, c’est parfait.
Au lever du jour du 27 août, pendant que Lallemand fait le plein d’essence, Kerviler part chercher des traces. Ne trouvant rien, il décide qu’ils continueront à la boussole jusqu’à un grand plateau qu’il connaît bien, ils devront rouler environ 30 kilomètres, puis le puits d’In-Tassit sera en face à 4 km sur la rive est du Tilemsi. Ils roulent facilement sur un terrain crevassé où les trous en partie cachés par la végétation obligent à la vigilance.
À 9 h, c’est l’arrivée à In-Tassit, où ils sont reçus par le lieutenant Guyot commandant la section Méhariste n° 2 du bataillon de Tombouctou, section avec laquelle le lieutenant méhariste de Kerviler avait fait les trois années précédentes son apprentissage de saharien.
Tous ceux qui ont eu une sandale traversée par une épine d’acacia peuvent imaginer ce que les pneus ont pu souffrir, des réparations s’avèrent nécessaires. Lallemand en profite pour effectuer un nettoyage complet du carburateur, lui aussi indispensable. Il reste treize litres d’essence dans le réservoir et il y a 100 km d’In-Tassit au fleuve, c’est juste mais cela devrait suffire.
Le Niger n’est plus très loin maintenant ; à 15 h, c’est le départ, la route est bien tracée. À 16 h 30, ils atteignent le pied des falaises d’Agamor ; malheureusement la végétation est dense et malgré des recherches jusqu’au soir, ils ne trouvent pas le passage. Il est plus sage de revenir à In-Tassit. Une tornade les prend en route, impossible de continuer. Pourvu qu’il ne pleuve pas trop… la capote de la torpédo est leur seul abri et le sol de la vallée du Tilemsi, détrempé, devient à certains endroits un véritable champ de boue pouvant empêcher la voiture de rouler.
La tornade de la veille n’a duré que deux heures, le départ se fait avec le lever du jour. In-Tassit n’était vraiment pas loin, ils n’ont mis qu’un quart d’heure pour y parvenir. Il ne reste que six litres d’essence dans le réservoir, c’est insuffisant pour arriver à Bourem. La solution est simple pour Kerviler : demander au lieutenant Guyot d’emprunter un chameau pour rejoindre Bourem et rapporter l’essence nécessaire. Le départ se fait le lendemain matin, deux goumiers l’accompagnent ; le soir, ils couchent à l’oued Tinéraloen, le voilà dans son élément.
Imprévus dans la zone sahélienneLe 29 août, ils partent avant le jour et arrivent à 7 h à Bourem. Ils sont reçus par le lieutenant Fave et l’administrateur Bartel, qu’il a déjà connu à ce poste l’année dernière. Il se trouve tout étonné de le voir arriver en chameau par le nord. Il n’y a pas d’essence à Bourem, mais c’était un jour de chance : alors qu’ils étaient en pleine conversation, un commerçant de Gao, monsieur Laplace, arrive avec sa pétrolette, et, bien sûr, consent à céder au vainqueur du Sahara deux bidons de 18 litres d’essence. L’administrateur Bartel se propose de faire le chemin jusqu’à In-Tassit et de revenir à Bourem en voiture, il en profitera pour voir les travaux qu’il faudrait effectuer sur la route.
Le 30 août, à 8 h du matin, direction In-Tassit qu’ils atteignent le lendemain vers 10 h, après une nuit passée au même endroit qu’à l’aller. La voiture est prête, il n’y a que le plein à faire et à prendre un déjeuner. Le retour vers Bourem s’effectue avec deux passagers, l’administrateur et le chef goumier de la section méhariste, Harla ould Barka, qui doit servir de guide. Ils passent à Agamor vers 13 h, la brousse y est très épaisse. Au début de l’après-midi, alors qu’ils arrivent à l’oued de Tinéralouen, force est de constater qu’une récente tornade a détrempé le fond de l’oued et pendant une heure ils doivent rechercher un passage. Et finalement, finalement….À 18 h ; nous arrivons à Bourem. Pour la première fois, la liaison
automobile entre la Méditerranée et le Niger est réalisée en été, prouvant la
facilité de relations permanentes entre l’Algérie et le Soudan français.
J’ai terminé la mission que je m’étais donnée.Le voyage n’est pas fini pour autant ; Kerviler et Lallemand rejoignent Gao sur une route rendue difficile par les pluies de la veille ; à plusieurs reprises ils doivent faire appel aux indigènes pour les aider à tirer la voiture. Pendant un séjour de trois semaines à Gao, Lallemand s’occupe de la voiture, une révision complète est nécessaire pour continuer le voyage.
Le premier projet était de rejoindre Cotonou mais, arrivés à Niamey, ils apprennent qu’une épidémie de fièvre jaune sévit au Dahomey. Risquant de rester en quarantaine, Kerviler choisit de passer par la Haute-Volta pour rejoindre Bamako. Le calvaire est fini pour la brave Citroën Torpédo qui a parfaitement rempli sa mission, elle voyagera maintenant confortablement en train jusqu’à Dakar puis en bateau jusqu’à Marseille.
Philippe de Kerviler avait pris un congé sans solde de trois ans. Tout alla plus vite que prévu, cinq mois plus tard, il reprenait sa carrière militaire.N’oublions pas de présenter l’héroïne de cette traversée :
Marque Citroën Force H.P. - Type B.2 - Torpédo à 4 places de 1923 traînant une remorque modèle Citroën de 300 kg de charge utile.
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À la lecture du rapport de Philippe de Kerviler, et après m’être documenté sur lui, je me suis souvent demandé comment il se faisait que Lallemand et lui soient pratiquement inconnus de l’histoire des traversées sahariennes en automobile. Aucun livre en France, aucun site sur Internet n’évoque cet exploit ; nous n’en avons nulle trace. Cherchant les raisons de ce manque, je me dis que, peut-être, Kerviler, ayant repris du service juste après sa performance, ne put communiquer et ainsi se faire connaître. Renault n’avait aucun intérêt à en parler et André Citroën, pourtant friand de publicité, misait sûrement plus sur les expéditions de ses voitures à chenilles pour faire parler de lui, et certainement pas sur l’exploit de ces deux intrépides. Avec peu d’argent, contrairement aux autres projets, ils réussirent avec une voiture de série ce que les autres n’avaient jamais osé : la traversée du Sahara en été.
Le lieutenant de Kerviler obtint pour cette prouesse la Légion d’honneur, pour Lallemand je ne sais rien… Si vous avez des renseignements n’hésitez pas à me contacter via La Rahla.
Retour triomphal à Cherbourg !
Le télégramme de Colomb-Béchar
L’article du journal L’Auto du 26 novembre 1926*
* *Philippe de Kerviler au Sahara
Capitaine en 1931 et à nouveau en Mauritanie
Colonel, à son retour d’Indochine
Philippe Pocard du Cosquer de Kerviler avait une personnalité dynamique et brillante. Né le 18 mai 1900, il fut avec son frère Jacques engagé volontaire le 17 novembre 1917 pour la durée de la guerre. Après l’armistice, il est envoyé se battre contre les Turcs en Syrie-Cilicie ; il y est blessé en 1920 et fait l’objet d’une citation. Passe par Saint-Maixent et devient lieutenant méhariste : homme d’action et de décision, il commanda pendant trois ans la section n° 2 du bataillon de Tombouctou et s’attacha aux mœurs et à la langue touaregs.
Après son raid réalisé à titre personnel, son plus cher désir a été d’être à nouveau désigné pour le bled. Il sera comblé, comme en témoigne la suite de sa carrière africaine. En particulier, notons qu’en 1939, ses compétences le porte à la tête de la 7e Cie portée qui, venue d’Agadès, devient l’une des pièces maîtresses de la fameuse base de Dirkou (Kaouar) des Confins Libyens.
La « popote » d’Atar, en avril 1934
13 août 1934 : liaison avec le GN d’Atar, au sud de Zoug
Mai 1935 : palabre avec des chefs maures
Kerviler rendant la Justice en public (à Kiffa ?)
14 décembre 1934 : tentative de franchissement de la passe d’Amokjar
sur la portière : Cercle de l’Adrar - Atar - Mauritanie
Le véhicule est cette fois-ci une Renault ; semble-t-il une Monasix de 1929 carrosserie
type break. Modification effectuée par le Cercle d’Atar : les roues arrière ont été
jumelées, ce qui a nécessité de déformer (au mieux) les garde-boues en conséquence
Merci à « La Rahla - Amicale des Sahariens »
de nous autoriser à diffuser les articles parus dans la revue «
Le Saharien ».