La Dépêche Algérienne n° 20.113 du 29 mai 1941
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


En haut : Bidon V et le Phare Vuillemin.
En bas : Les carrosseries désaffectées, et à droite, les baraquements de tôle qui constituent le bordj-relais de la Compagnie Transsaharienne.
Rappelons que le Phare Vuillemin avait été érigé à la suite d'une initiative prise par notre regretté collaborateur R. FAOUEN et son collègue Pierre VIRE.
Une souscription ouverte par la « Dépêche Algérienne » en 1934, et l’appoint précieux de M. MELOPOLACE, directeur de Butagaz, permettaient cette réalisation.
Le Phare Vuillemin était allumé le 9 mars 1935 et inauguré le 15 avril de la même année. (Y. W. 10.569). (Photo R. Frison-Roche).

 

BIDON V
ESCALE DE LA SOIF

par Roger FRISON-ROCHE

On y fore un gigantesque puits artésien... mais l’eau jaillira-t-elle ?

    Bidon V ! Ce ne fut au début qu’un simple repère parmi tant d’autres : le cinquième Bidon en partant de la frontière Soudanaise, à 250 kilomètres plus au Sud ; puis, un dépôt d’essence pour les cars de la Transsaharienne, qui y déposèrent en outre deux carrosseries désaffectées, destinées à accueillir, la nuit, leurs passagers. On y laissa également une maigre réserve d’eau amenée à grands frais de Reggan ; elle ne fut pas toujours suffisante, et il y a quelques années, l’un des gardiens périt de soif. Depuis, Bidon V a prospéré.
    Entendons-nous ! le Reg est toujours aussi vaste, aussi nu, mais divers « monuments » marquent les étapes du progrès sur ce morceau de notre globe qui semble détaché de la surface lunaire.
    La piste arrive directement sur un vaste quadrilatère délimité par des bidons d’essence vides. Au centre s’élève le nouveau « Bordj » de la Transsaharienne : cinq baraquements en tôle, solidement ancrés dans le sol mou, dont les toits de forme oblongue rappellent des hangars à dirigeable en miniature. Ils remplacent les inconfortables couchettes des vielles carrosseries toujours en place, dont le vent a rôdé la peinture et effacé les inscriptions. Pauvres carrosseries ! Toutes blanches sur la noirceur du reg, vous êtes les seuls témoignages de l'héroïque époque : celle des pionniers qui naviguaient à l’estime dans l’inconnu du reg sans fin.
    Un poste à essence — vide naturellement ! — et un peu à l’écart, le poste d’essence pour l’aviation, semblable à un montoir d’équitation, complètent les constructions de Bidon V. Le phare surveille cet ensemble désolé.
    Cinq Européens nous accueillent. Bidon V est peuplé maintenant. Il y a le gérant de « l’hôtel », un vieux dur à cuire, tout basané et fripé, chargé de recevoir, à leur passage, les voyageurs de la Compagnie. Deux autres blédards, flegmatiques, les dirigeants du chantier de sondage, et enfin deux jeunes, deux gosses presque, l’un brun et maigre, l’autre blond et poupin, ayant la charge du poste de T.S.F.
    Il est dans un bel état, le poste de T.S.F. ! La tourmente a passé par là, avec une violence extraordinaire : la tente, l’antenne, tout a été enlevé, soufflé, brisé. Actuellement, les deux gamins recherchent philosophiquement leurs registres, leurs papiers, et les pièces légères de leur matériel éparpillé sur le reg.
    — Demain nous pourrons envoyer vos télégrammes. Tout sera à nouveau en ordre.

On fore un puits artésien

    À quelques centaines de mètres, un deuxième campement apparaît, aux solides guitounes rouges bien enchâssées dans le sol, et tout proche, une étrange armature sort des sables, s’élève déjà jusqu’à une dizaine de mètres de hauteur. On dirait la base d’un nouveau pylône. Construirait-on un nouveau phare ? L'un des blédards qui nous accueillit se présente : Morlon, Chef de Sondages, et tout de suite il nous renseigne :
    — Nous allons forer ici un énorme puits artésien. La charpente est arrivée, le soubassement construit, les travaux pourront bientôt commencer.
    — Vous espérez trouver de l’eau ? Interrogeons-nous, non sans scepticisme.
    — Il doit exister une nappe d’eau à 200 mètres de profondeur ; mais nous pouvons forer beaucoup plus bas s’il le faut. Le difficile est de recevoir le matériel, les machines, et de monter tout cela. Mais nous sommes maintenant complètement installés. Venez voir !
    Une large guitoune sert de salle à manger et de cuisine. On y descend par quelques marches cimentées. Dedans tout est envahi par le sable qui repose en couche épaisse sur la table, sur les bancs, sur le fourneau. Les occupants du lieu trouvent cela tout naturel ; ils nettoient paisiblement, remettent tout en ordre... Jusqu’à la prochaine tourmente.
    Une autre tente sert de chambre à coucher ; deux autres, de logement pour les travailleurs, qui actuellement s’affairent autour de la charpente en construction.
    Morlon continue ses explications.
    — La hauteur totale du pylône sera de plus de dix-huit mètres. Ici s’incrusteront sur leur socle les puissantes machines qui enfonceront les éléments de la sonde à travers le sol. Si les machines arrivent comme prévu, nous devons avoir terminé cet été.
    — Vous êtes optimiste !
    — Très optimiste. Il n’y a pas de raison pour que nous ne réussissions pas. Imaginez-vous ce que sera ensuite la vie à Bidon V ? Nous prévoyons rencontrer une nappe artésienne jaillissante ; l’eau apportera la vie et la sécurité dans ces parages.

Mais l’eau jaillira-t-elle ?

    À vrai dire, il me parait extraordinaire d’envisager une oasis dans ce coin du Tanezrouft, et pourtant !... l’eau a bien jailli à M’Raier... et en tant d’autres coins qui semblaient désolés. Mais il y a eu aussi l’expérience d’Ouargla, qui fut désastreuse. La partie est risquée mais, qui ne risque rien n’a rien, et n’existerait-il qu’une chance sur mille de trouver de l’eau, il faut tenter cette chance.
    Car l’eau, c’est la facilité d’entretenir une piste, bien mieux, une route ; c’est rendre l’étape humaine, supprimer le danger permanent de la soif. Éviter le retour des accidents qui se sont produits à cadence régulière sur ce parcours. C’est pratiquement supprimer le désert, car un désert avec eau n’est plus un désert.
    Une question brûle nos lèvres :
    — Vous espérez terminer avant l’été, m’avez-vous dit ?
    — En tous cas au milieu de l’été.
    — Mais les chaleurs sont déjà là ; bientôt il fera ici plus de quarante degrés la nuit !
    — Nous travaillerons quand même, reprend Morlon. Tenez ! j’organise en ce moment notre logement d’été. Et il nous désigne un souterrain qui s’enfonce sous le reg pour aboutir à une cave fraîche et spacieuse. Vraiment ce blédard était fait pour vivre ici.
    — Quand la vie sous la tente ne sera plus possible... et ce sera bientôt, conclut-il, nous vivrons sous terre.
    Beau courage en vérité et bel optimisme, qu’il ne serait pas digne de décourager. De tout cœur, souhaitons que ces audacieux réussissent ; oublions que les opinions sont très partagées sur l’existence d’une nappe aquifère sous cette partie du Tanezrouft. D’illustres géologues, dont les travaux font autorité, prétendent qu’on aura beau sonder, on ne trouvera rien ; d’autres, qui ont tout autant qualité pour parler, assurent au contraire que l’on fera jaillir une eau merveilleuse. Une seule chose peut départager les courants de ces opinions contraires ; la recherche active que nous voyons faire ici. Oui ! voyez-vous, c’est du bon travail et du travail utile ; en cas de réussite, c’est un apport considérable sur la route transsaharienne ; en cas d’échec, eh bien ! on avisera d’autres moyens pour parer à l’insuffisance de l’eau. On n’aura tout au moins rien à se reprocher.

Mesquineries...

    La nuit vient comme nous quittons Bidon V. Avant de partir, l’un des « Bidonniens » nous glisse dans le tuyau de l’oreille.
    — Je voudrais vous avertir ; le gérant de l’hôtel a été très ennuyé ; vous avez arrêté votre convoi sur la concession de la Transsaharienne, sans le savoir, bien sûr, mais comme ce coin de reg lui appartient, et qu’elle avait donné ordre à son personnel de ne pas vous y accueillir... Il ne sait comment vous transmettre cette remarque... Il est horriblement gêné... c’est si peu dans les habitudes sahariennes !
    Tiens ! tiens ! la mesquinerie existerait-elle au Sahara ? Elle est bien bonne !
    — Rassurez ce brave homme, disons-nous en riant, le Tanezrouft est encore assez vaste pour que nous allions planter notre tente ailleurs, et la Piste Impériale, jusqu’à preuve du contraire, n'est pas l’apanage d'une société et reste ouverte à tous les Français de bonne volonté. Seulement pour éviter les erreurs futures, il serait bon que la Compagnie fasse construire un mur d’enceinte haut de trois mètres, afin de mieux séparer « son » désert du désert.
    Nous quittons Bidon V, dans l’éblouissante splendeur du couchant. Très loin, un nouveau bidon apparaît, nous indiquant la route à suivre, une route toujours aussi droite dans un paysage toujours aussi désespéré. Mais il n’y a plus qu’une vaste piste creusée par le roulement des cars qui nous ont précédé, et un peu partout sur le reg des traces pleines de fantaisie qui vont et viennent à la recherche d’un terrain solide.
    Nous allons entrer dans la région des sables pourris.

Nocturne

    Le camion de tête était lancé à pleine allure dans la nuit très claire du Tanezrouft. Subitement, sans aucune raison apparente, une trace se détacha de la piste principale vers l’Ouest, puis, un peu après une autre trace fonça, vers l’Est, ensuite un véritable faisceau divergent, rayonna à tous les azimuts et nous nous demandions pourquoi, car la piste principale était toujours aussi excellente.
    Nous hésitions à la quitter pour nous lancer dans l’inconnu de la nuit lorsque tout à coup notre camion affronta sans ménagement un lit d’oued large et profond qui était apparu tout soudainement dans la clarté des phares. De grosses touffes de végétation ensablées le parsemaient comme autant d’obstacles qu’il fallait contourner ; rapidement le chauffeur descendit ses vitesses, se sortit de justesse d’un énorme trou d’ensablement, et à son tour, mais un peu tard, chercha sa voie en dehors de la piste. Poussés par l’élan nous avions déjà franchi les deux tiers du mauvais passage, lorsque le lourd véhicule, freiné par une force invincible, commença à s’enfoncer des quatre roues.
    Bientôt la seconde vitesse fut insuffisante, et comme le conducteur tentait une ultime manœuvre, le véhicule se bloqua pile dans les sables mous. L’homme avait débrayé et coupé le contact avant que le moteur ne s’emballât inutilement.
    Derrière, les autres camions fonçaient à leur tour, accompagnés du vrombissement puissant de leurs moteurs, mais bientôt eux aussi s’ensablaient. Les moteurs arrêtés, le silence écrasant du désert couvrit tous les bruits humains. Quelques ombres descendirent et inspectèrent le sol. Les phares en veilleuse apparaissaient dans nuit comme les yeux rougeoyants de quelques étranges et monstrueuses bêtes à l’affût dans les touffes d’herbe. La voiturette, plus légère, s’était enfuie bien loin, de l’autre côté des sables pourris et, dressée de toutes ses roues sur un tertre, nous appelait de tous ses phares, semblant dire : « Venez jusqu’à mol, Je suis en sécurité ! »

Roger FRISON-ROCHE.