Le Petit Journal n° 28.624 du 26 juin 1941
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
SAHARA
De Sidi-Okba… à Tolga
La machine à forer… cherchera l’eau à 600m
Au secours la terre qui meurt
Bidon V
s’appellera désormais
Capitaine Cortier
Reportage
inédit de Pierre VIRÉ (Grand prix littéraire de l'Aéro-Club
de France)
J'ai
constamment eu, tout au long de cette extraordinaire randonnée,
la confuse impression d'avoir déjà vu ça quelque
part. Et tout à coup, du plus profond de mon subconscient la
lumière a éclairé le souvenir. Non, en vérité
: je n’avais encore, en aucun point du vaste monde, jamais rien
vu de pareil. C’est au temps de mon enfance, que j'avais lu la
nouvelle de H. G. Wells, qui m'avait fort impressionné : La machine
à parcourir le Temps. Monstre casqué, caréné, profilé comme une anticipation, miroitante, toute vibrante de sa vie interne, la machine à parcourir le Temps file de Biskra à Touggourt en remontant de l’An de Disgrâce 1941 vers les débuts de l’ère chrétienne. Et si l’on a poussé le souci de la mystification jusqu’à la doter d'un décor anachronique avec une vraie gare pourvue d’un chef solennel et galonné, il faut néanmoins ne pas s’y tromper ; beaucoup plus que sur la terre qui meurt, de Sidi-Okba à Tolga, c’est dans les temps révolus que va s'enfoncer la trépidante machine à l'aspect d’autorail. |
DEPUIS que .je suis-passager de la machine à parcourir le temps, la grande aiguille de ma montre a fait un tour de cadran. Mais que peut signifier cette unité conventionnelle dans cette folle course vers l'origine des temps ?
Une terre de mort circule devant moi. Rien ne vit, rien ne bouge ; un soleil implacable écrase leur ombre tronquée au pied des poteaux télégraphiques, dont le défilé réconfortant nous relie au point de départ, année 1941. Où sommes-nous ? Au seuil de l’ère quaternaire ? Mystère. La seule certitude dont je dispose, c'est que nous ne sommes pas encore rendus à l'époque glaciaire : çà, je peux l'affirmer rien qu'en passant mon mou choir sur mon front ruisselant...
Alerte ! Une vision : une large nappe d'eau, un miroir, axe de symétrie qui reproduit, renversés, les panaches d’un-groupe de palmiers au pied desquels une famille nomade a planté sa tente. Miracle : les êtres s’animent... Un gamin en loques pourchasse quatre chèvres qui fuient éperdues à l'approche de notre machine... Une femme vêtue d’amples guenilles multicolores, accroupie à l'entrée de la tente, se penche sur un feu qui brûle entre des grosses pierres.
Et voilà d'autres tentes, d'autres êtres, de maigres troupeaux de chèvres, des palmiers... Je me penche avidement à la portière du wagon (j’emploie ce mot faute de connaître le vrai nom du véhicule à parcourir le temps), pour contempler ces témoins d'un passé révolu brutalement ressuscité.
— À quelle époque sommes-nous donc ? demandais-je à mon voisin de siège, un vénérable patriarche vêtu, comme Booz, de lin blanc.
— « Choit Melrh’ir... », répond le patriarche !
À l’estime, je situe cette scène à l'époque immédiatement antérieure à l’assèchement du Sahara.Le Sahara où l'eau vive courait
J’avais raison : nous voici tout à coup au cœur d'un passé à jamais révolu, au temps fabuleux où le Sahara était vivant.
Décor de rêve : dans une forêt de palmiers, l’eau vive court dans les séguias, se répand dans les sous-bois ombreux où l'orge, le froment, le mil font un tapis verdoyant... Des houris, courbées, leurs marmots empaquetés sur les reins dans un pan de leurs amples vêtements rutilants, semblent caresser la terré féconde ; Sarah glane les épis, tandis que Ruth file, de la laine... Une sérénité oppressante émane de cette résurrection.
Je vais retenir mon souffle comme dans une nécropole, mais la machine, prise de convulsions, me projette sur le patriarche et stoppe brutalement, tout comme un petit tortillard d’intérêt électoral, de l’ère-de la Troisième République ; hélas, quelle plaisanterie : la gare.
La gare de Bethléem ?... Non : celle-ci porte un autre nom : N’Raïer. Et un chef de biblique, avec le képi galonné des chemins de fer algériens jeté sur l’occiput, brandit vers le mécanicien un sifflet autoritaire.
Un phono joue « Il pleut sur la route... » (ironie suprême, ou expression de désirs refoulés ?... car ici la route et la pluie sont-à peu près également. inconnues). À une fenêtre du bâtiment administratif, une parisienne (je n’ai pas la présomption d’affirmer qu’elle soit native de Belleville, je veux simplement dire qu’elle présente l’aspect séduisant que la tradition prête aux parisiennes), une parisienne, ai- je dis, se penche et jette vers son chef de gare d’époux, un regard plein de méfiance...Des chameaux...
La machine à parcourir le temps doit être détraquée. Pourtant non ; elle repart. Et de nouveau la voilà lancée dans les époques de sécheresse : partout-le vide par le-soleil.
Mais à l’horizon, un nuage de poussière ; on-dirait que quelque chose y grouille. Mais oui : c'est vivant : ça approche... Des chameaux, des hommes, des troupeaux...
La caravane.
Sur trois kilomètres elle s’avance dans un brouhaha indescriptible. Des cavaliers au visage patiné de bronze, tous armés de fusils, ouvrent la marche, caracolant sur leurs petits chevaux nerveux, enfoncés jusqu’à mi-dos dans leur haute selle berbère ; les troupeaux de chèvres et de moutons suivent, poussés par les chiens sloughis du Sahara, blanc sale aux yeux rouges, et puis des bovins étiques, et puis des chameaux. pêle-mêle avec les gens, hommes et femmes vieilles. Les houris — jeunes femmes— cause de tentation pour les hommes, sont soigneusement dissimulées derrière les rideaux de palanquins balancés par les chameaux.
N’eussent été les fusils uniformément portés par les cavaliers, la crosse posée sur le genou droit, j’aurais estimé notre position au temps des patriarches, alors que poussant devant eux leur patrimoine — chameaux, femmes, enfants, troupeaux — ils cheminaient à la recherche des gras pâturages de la terre de Chanaan...
Mon patriarche, qui doit être quelque fonctionnaire de la Justice franco-musulmane, voyant que je m’intéresse si vivement à la caravane, se met en devoir de me fournir, en sabir, des tuyaux précis dont je lui sais gré rétrospectivement, tout heureux de pouvoir les retrouver sur mon bloc-notes où je les ai jetés en maudissant in petto le bavard.
Voilà la traduction des dires du vénérable vieillard.Vers l’eau
Certaines tribus sahariennes ayant chacune à sa tête son caïd, remontent ainsi les pistes millénaires pour atteindre après un voyage de plusieurs mois, la limite des régions entamées par la colonisation où leur arrivée donne régulièrement lieu à des frictions avec les indigènes sédentaires. Ils redescendent presque aussitôt vers le Sud pour faire coïncider leur arrivée dans les contrées sahariennes avec la saison des pluies.
Ils suivent sensiblement le va-et-vient du front sud de la zone de pluie. Rien que sur les pistes de Laghouat et de Biskra passent chaque année depuis des temps immémoriaux, 75 000 moutons, 20 000 chameaux, 70 000 chèvres, 40 000 chevaux et bovins.
Ces caravanes sont soumises à une stricte discipline réglementée par des codes traditionnels qu’ont ratifiés les autorités françaises. Le caïd est responsable de l’ordre. Pourquoi ces nomades ne se fixent-ils pas une fois pour toutes au point septentrional de leur parcours Nord- Sud, c’est-à-dire dans la région la plus arrosée ?
Mystère. Nous touchons là à la grande inconnue de l’instinct. À cette question logique, je répondrai par d’autres questions qui n’ont jamais reçu de réponse : Pourquoi les anguilles-de nos étangs vont-elles chaque année dans la mer des Sargasses uniquement pour y frayer, au lieu de rester tranquillement chez, elles ? Et les phoques des mers australes à la Terre Victoria ? Et les albatros dans l’Ile Tristan da Cunha ?... Oui, pourquoi ces inexplicables migrations ?
Touggourt : la machine à parcourir le temps me rejette en pleine actualité qu’illumine partout le portrait du Maréchal.
Biskra-Touggourt : un aller-retour dans les temps révolus.L’empire du néant
Je savais retrouver à Touggourt un vieux copain du lycée, mon fidèle-voisin de pupitre à qui j'ai accordé des preuves continuelles de ma confiance, en copiant sur lui toutes les compositions de thèmes latins, depuis la sixième jusqu'à la rhétorique inclusivement. Il exerce à Touggourt son art de médecin et sa curiosité d’éternel intrigué.
Je lui dois la révélation d’un drame poignant que je n’aurais jamais soupçonné, un drame qui se poursuit depuis des siècles —- des millénaires, peut-être... — une guerre sans espoir que l’homme soutient contre la nature. L’homme, d’avance, est vaincu. Il le sait. Il se cramponne, désespérément.
Au nord et à l'ouest du chott Mel’rhir que j'ai vu défiler hier, par la portière de mon wagon, s'étend une immense région naguère fertile, riche et prospère; l'eau y ruisselait. Elle se meurt, lentement, régulièrement. Elle meurt de soif, dirions-nous : les sahariens ont un terme atroce et précis : par déshydratation.
L'eau, impitoyablement, se raréfie. Verdoyante aux temps de la préhistoire, peuplée et animée, je l'ai vue hier cette contrée, paysage infernal, steppe calcinée, effrayant empire minéral, domaine du néant...
Deux ou trois bastions y tiennent encore : N’Raïer, oasis encerclée, image de ce que fut le Sahara tout entier, au temps où l'eau y ruisselait, Sidi-Okba, Tolga, Téhouda…La vie s’est résorbée dans ces réduits. Mais la mort patiente poursuit inlassablement le siège. Bientôt, elle aura envahi Sidi-Okba et puis Tolga, à son tour capitulera...
Bientôt : un siècle peut-être. Dans cent ans des tumulus de sable marqueront les sépultures des riches oasis ensevelies, tuées par la- soif... Mais, dès aujourd’hui, Sidi-Okba est condamnée, Tolga entre en agonie, Téhouda est dans le coma. C'est écrit : Mektoub ; Inch’Allah, que la volonté de Dieu soit faite...
En attendant, les populations — les garnisons assiégées —- réussissent le tour de force de vivre, comme des poux sur un cadavre encore chaud.L'eau qu'on ne retrouve pas
Cette lutte sans merci et sans espoir, entre la vie et la mort, a quelque chose de poignant. Le gouvernement général de l'Algérie a mis en œuvre tous les moyens de salut, a lancé, pour briser ce siège de la mort sèche, ses spécialistes les plus qualifiés : ingénieurs des Ponts et Chaussées et des services hydrologiques, officiers sahariens spécialisés, géologues, radiesthésistes.
Les études les plus minutieuses aboutissent régulièrement, depuis 1850, sensiblement aux mêmes conclusions; l'eau de ruissellement qui provenait des monts de l'Aurès, ne parvient plus à la steppe saharienne parce que les montagnards l'accaparent : ce n’est pas un des aspects les moins tragiques de ce supplice de l’eau au Sahara, qu'un homme ne puisse boire à sa soif sans priver son voisin.
Quant à l'eau d'infiltration qui s'évade, malgré leurs ruses, elle se corrompt dans la plaine maudite, au contact d'un mal incurable : une secrète chimie qui s'élabore dans les entrailles de la terre, la libère à la surface, corrompue de sels nocifs. Ce sang pur que l'Aurès lui envoie, la plaine en fait une sanie suintant par les plaies qui la rongent : les chotts, lacs de boue salée...
En vérité, cette terre est maudite. Un sort maléfique lui a été jeté, aux temps reculés où les-forces effrayantes de la nature se sont partagé le Globe.
Les gens de la plaine s'acharnent à exister sur ce cadavre géologique, et les plus infimes détails de leurs us et coutumes, de leur législation, leurs tournures de phrases, leur conversation, les moindres manifestations de leur activité sont marqués au coin de la hantise de l’eau.
Toute la matinée d’aujourd'hui, le toubib m’a raconté des détails de cette défense inutile : elle tient du feuilleton, du roman-policier, de la thèse anthologique et géologique, du cours d’histoire et de législation. Toutes les facultés humaines hypertendues pour la capture et l’utilisation d’une « loukza » (volume du poing fermé, pouce non compris) d »eau...
Pensez à la « loukza » d’eau saumâtre des ksouriens de Sidi-Okba lorsque la pluie, cette « eau qui vient du ciel », contrecarrera un dimanche vos petits projets...Un pays ressuscite
J’ai traversé, par l’autorail, la région des chotts, ces ulcères purulents, qui tuent la terre du Sud. À peine libérée du chancre des chotts, la terre ressuscite : on arrive à l’éden de l'eau.
Imaginez les rêves insensés d'un ksourien de Sidi-Okba, hantés de « loukza », quand il pense aux puits de Touggourt jaillissants d'eau fraîche... Car ici, il suffit de percer le sol pour qu'une gerbe de cette eau, qu'eux mesurent par volume de poing, vienne spontanément inscrire dans l'air surchauffé un panache de paradis...
La terre recèle ici une sève généreuse. Abondante, certes, mais pas inépuisable : la convoitise immodérée de l'eau avait poussé les habitants de cette région à saigner à blanc leur terre privilégiée. La terre, lardée de puits artésiens indigènes, s'anémiait inexorablement vidée par l'hémorragie de ses multiples blessures. Vers 1860 elle se préparait à mourir, comme la région maléfique des chotts.
C'est alors que les-Français arrivèrent. Régénérant l'exploitation des puits artésiens, ils pansèrent les blessures de la terre, installèrent la ponction scientifique et rationnelle. Et de Touggourt à Ouargla, le R’hir, qui allait mourir, tué de main d'homme, ressuscita. Il est aujourd'hui en pleine vitalité, en pleine exubérance, parce que l'eau jaillit du sol, sous le contrôle des ingénieurs hydrologues et des officiers des compagnies sahariennes.
À travers la terre qui meurt de soif, la « Machine à parcourir le Temps » des chemins de fer algériens, emmène chaque année vers le monde 130 000 quintaux de dattes transparentes et sucrées comme le miel, que les Ksouriens nomment « Deglet-Nour », le doigt-de-Dieu ; en échange de quoi elle ramène vers le R’hir, en traversant les oasis où les hommes meurent de faim, 80 millions de francs.
L'alchimie de l'eau...Le mirage vaincu
Et bientôt cette alchimie transmuera-t-elle en richesses le soleil, le sable et les mirages du Tanezrouft, l’infini Pays-de-la-Soif des riverains ? On peut l'espérer.
Naguère, les frères Estienne, en laissant tomber dans les solitudes calcinées un bidon vidé de son essence — jalon auquel, dans leur course téméraire vers le Soudan, ils affectèrent le numéro 5 —ne se doutaient pas que l’Empire susciterait peut-être un jour-un miracle en ce point quelconque de la mer de sable.
1925 : le néant.
1926 : un bidon sur des traces furtives.
1928 : deux bidons superposés, marqués du chiffre 5, au point milieu de la-« Piste Estienne » Reggan-Gao.
1930 : Bidon-Cinq — désignation anonyme que l'usage a érigée en nom propre —halte qui recèle une soute à essence et des bidons d'eau enterrés.
1931 ; une carrosserie désaffectée de car transsaharien offre désormais à l’escale ses confortables couchettes.
1932 : Bidon-Cinq reçoit un habitant permanent, gardien de l'escale.
1933 : le gardien meurt de soif ; une citerne à essente avec pompe-compteur, surmontée d'une manche à air, s'érige en bordure d'un terrain d'atterrissage délimité par des bouteilles vides.
1935 : un phare de 32 mètres, le phare Vuillemin érigé par souscription publique; illumine la nuit saharienne.
1938 : de confortables barraques s'élèvent en bordure de la piste impériale pour loger les passagers transsahariens.
Enfin, en 1941, une éphémère cité du travail va décupler la paradoxale activité qu'y suscita naguère l'érection du phare Vuillemin.
Cinq cents hommes vont travailler à arracher au sous-sol le matériau d’empierrement de la route impériale, cinq cents hommes pour lesquels on va chercher l'eau à 120 kilomètres. Déjà un chantier a installé une foreuse qui pourra rechercher jusqu’à 600 mètres l'eau qu'on espère rencontrer à 200 m de profondeur. Et des abris souterrains, aménagés pour résister à l’enfer de l'été du Tanezrouft, témoignent de la volonté d'aboutissement.
Ce cadavre géologique recèle-t-il encore un flux secret réfugié au plus profond de son corps momifié ? Les géologues l’affirment. Rêve insensé, l’Empire réussira-t-il le miracle de rendre la vie au Tanezrouft, en faisant jaillir l'eau dans le grand Désert de-la-Soif des Touareg... On peut dès maintenant l'espérer.
Bientôt peut-être quelque caravane ignorante atteindra-t-elle, frappée de terreur, une oasis réelle là où elle croyait à l'illusion d'un mirage…Capitaine Cortier
Cette île artificielle, aménagée par l’Empire dans l'océan de sable, gardera-t-elle alors pour nom cette, évocation d'inventaire de quincaillerie, bidon n° 5 ?
En 1934, un quotidien d'Alger — La Dépêche Algérienne — en ouvrant la souscription publique qui érigea le phare Vuillemin, proposait de donner au point important balisé par le bidon n° 5 le nom évocateur d’un conquérant du ciel saharien, Vuillemin. Au milieu des préoccupations mesquines des gouvernants de l'époque, cette suggestion passa inaperçue. Elle a pourtant eu, sous une forme un- peu différente, une conclusion.
L'Empire, qui a retrouvé le sens de la grandeur, n'a pas voulu laisser à son île artificielle du Tanezrouft sa désignation pittoresque, certes, mais saugrenue, et, en fait, anonyme ?
Le bidon numéro 5 des frères Estienne — dont la piste impériale conserve le nom — s'auréolera, désormais, du symbole d'un fidèle serviteur de l'Empire, le capitaine Cortier, qui reconnaissait la totalité du Tanezrouft en 1912, deux ans avant de mourir en défendant-la Marne.