Henri Desgrange

Créateur du Tour de France



Henri Desgrange, rédacteur en chef de L'Auto, à son bureau en 1914

 

    Biographie

    Henri Antoine Desgrange est né le 31 janvier 1865 au domicile de ses parents, Jacques et Marie-Hortense, au 118 boulevard de Magenta dans le 10e arrondissement de Paris à 5 heures du matin. Il a un frère jumeau, Georges-Léon, né une heure avant lui. Son père exerce la profession d’architecte et d’entrepreneur en maçonnerie. Henri Desgrange est élève au lycée Rollin et obtient son baccalauréat avec un an d’avance, puis est titulaire d’une licence de droit à 20 ans. Il ne souhaite pas rejoindre son père au sein de l’entreprise familiale et commence sa vie professionnelle en tant que clerc de notaire dans le cabinet de Maître Depaux-Dumesnil à Paris, puis exerce le métier d’avocat à la cour d’appel de Paris. Renonçant à devenir avocat, il se consacre au sport, tant pour le pratiquer que pour l’organiser et le diriger.

Carrière cycliste


    Henri Desgrange découvre et se passionne immédiatement pour la pratique cycliste à l’occasion de la première édition de la course Bordeaux-Paris, le 24 mai 1891. Il adhère à l’Association vélocipédique amateur (AVA). En 1893, il s’entraîne tous les jours au vélodrome de l’Est, où il est abonné. Il y rencontre Victor Goddet, chargé de contrôler les abonnements. Il fréquente ensuite le vélodrome Buffalo, récemment inauguré. Son assiduité à l'entraînement lui permet d'atteindre « rapidement le niveau des meilleurs ». Le 11 mai 1893, il établit le premier record de l’heure sans entraineur homologué, en parcourant au Vélodrome Buffalo 35,325 km avec un braquet de 4,70 mètres. Desgrange voit son record battu le 31 janvier 1894 par Jules Dubois (38,220 km). Il s'attaque à d'autres records durant l’année 1893. Le 1er août, il bat ceux des 50 et 100 kilomètres en 1 heure et 30 minutes et 3 h 4 min 7 s, et le 14 septembre ceux des 100 miles et des 6 heures, en effectuant 183,34 km, toujours sans entraîneur. Les compétitions et records derrière entraîneurs sont alors plus prisées, mais Desgrange, encore amateur, n’y a pas accès. Dénigré pour ne pas s’attaquer aux performances des meilleurs spécialistes, il bat le 3 octobre les records des 100 miles, en 4 h 40 min 43 s, et des 6 heures, en parcourant 204,550 km, cette fois-ci derrière entraîneurs. Il est à cette occasion entraîné entre autres par Jules Dubois, précédent détenteur du record des 6 heures. Desgrange bat également quelques records en tricycle, une discipline qui tombe déjà en désuétude à cette époque.
    À la fin de l'année 1893, Desgrange quitte l’AVA, dont il est trésorier, pour devenir coureur professionnel, et subit les critiques des défenseurs de l’amateurisme. Sa première course chez les professionnels est le championnat de France des 100 km, dont il prend la sixième place. En avril 1894, il bat le record des 100 km derrière entraîneur en un peu plus de 2 h 39. En mai, il tente de battre le record des 24 heures mais abandonne, gêné par la pluie. Après une tentative manquée de reconversion comme entraîneur aux côtés de Jean-Marie Corre, et un dernier record battu sur 100 kilomètres en août 1895, il arrête la compétition cycliste pour se mieux consacrer à son activité de journaliste et à sa nouvelle carrière de directeur de piste.

Journaliste et directeur de vélodrome


    Lorsqu'il arrête sa carrière de coureur, Henri Desgrange a déjà commencé sa reconversion dans le journalisme, la direction de vélodromes et au sein des organisations régissant le sport cycliste, et multiplie les activités en 1894, « année charnière de sa vie ».
    Il contribue à différents organes de la presse sportive naissante (La Bicyclette, Paris-Vélo et Le Journal de sports) depuis plusieurs années. Il est également auteur de deux ouvrages, La Tête et les Jambes (1894) et Alphonse Marcaux (1899). Le premier est un traité d'entraînement, considéré comme un manuel de référence pendant de longues années, le second un roman s’inspirant du monde du sport et de la bicyclette. Desgrange met également sa plume au service de l’industriel du cycle et de l’automobile Adolphe Clément, dont il est directeur de la publicité en 1894. Son travail pour Clément lui permet de « pénétrer de nouveaux cercles ». Il représente ainsi Clément dans la nouvelle Société française de prévoyance des employés de l’industrie et du commerce vélocipédiques, ou au premier salon de la bicyclette organisé en France, à la salle Wagram en 1894. Lorsqu’il quitte cette fonction en 1895, il reste proche de Clément et demeure son représentant au sein de ces organes. Il intègre également la commission sportive de l’Union vélocipédique française et devient président honoraire du syndicat des coureurs. En 1895, Henri Desgrange est enfin secrétaire général de l’Omnium. Ce club mondain, recrutant principalement dans l’aristocratie et présidé par le duc de Luynes, tente de prendre le contrôle de l’UVF, alors en difficulté, par la conclusion d’une « entente », aux termes de laquelle l’Omnium impose ses règlements de course. Cet accord est finalement rejeté par l’UVF lors de son congrès de 1896.
    Henri Desgrange prend la direction du vélodrome de l’Est, où il avait ses habitudes en tant que coureur, et celle du vélodrome Montdésir à Bordeaux. Il devient administrateur du Parc des Princes, récemment bâti à Paris, en 1897, avec Victor Goddet. Il dirige avec ce dernier un « salon des cycles et de l’automobile » un peu plus tôt, et qui sera longtemps son collaborateur. Dans cette nouvelle enceinte, Desgrange accueille notamment les championnats du monde de cyclisme sur piste de 1900, les premiers organisés par l’Union cycliste internationale. Il fait construire le Vélodrome d’Hiver, aménagé dans la Galerie des Machines, vestige de l’exposition universelle de 1889 et inauguré en 1903, puis, après la destruction de la Galerie des Machines, un nouveau « Vel d’Hiv » dans le 15e arrondissement, inauguré en 1910.

Directeur de L'Auto et créateur du Tour de France


    En 1900, Henri Desgrange devient directeur de L’Auto-Vélo. Le comte de Dion et Adolphe Clément, soutenus par les industriels de l’automobile et du cycle, lancent ce journal sportif dans le but de concurrencer, voire « couler » Le Vélo, journal de Pierre Giffard. Ils entretiennent avec celui-ci un conflit politique, économique, et sportif, qui s'est cristallisé autour de l’affaire Dreyfus. Mariant aptitude à diriger des hommes, expériences journalistique et sportive, fidélité à Clément, Desgrange est tout désigné pour prendre la direction de ce nouveau journal. Il entretient lui-même une rivalité avec Giffard, qui s’est opposé à la tentative de prise de contrôle de l’UVF par l'Omnium et boycotte le Parc des Princes. Déjà présent aux côtés de Desgrange, Victor Goddet devient trésorier de L’Auto-Vélo.
    Malgré les motivations à l'origine de la création de L'Auto-Vélo, Desgrange exige dans ses pages une neutralité politique. Même lorsqu’il invite Maurice Barrès à y collaborer en 1906, c’est en tant que « grand écrivain de l’Académie française » et en exigeant de lui de respecter cette neutralité. Desgrange déroge cependant lui-même à cette règle le 3 août 1914 avec un éditorial violent, dans lequel « les Prussiens sont des salauds », « des imbéciles malfaisants » avec lesquels « il faut en finir ».
    Les débuts de L'Auto-Vélo sont timides, il peine à faire concurrence au Vélo. Pour ses dirigeants, il faut copier Giffard en créant l'évènement et en organisant des compétitions sportives. Desgrange frappe un premier coup en obtenant l’organisation de Paris-Brest-Paris. Cette course, créée par Giffard lorsque celui-ci était au Petit Journal, était restée dans les mains de ce dernier. Disputée en août 1901, ce Paris-Brest et retour permet au journal de réaliser des ventes records. En 1902, Henri Desgrange crée sa première course, un Marseille-Paris disputé en mai. La lutte entre les deux titres aboutit à l’organisation de deux courses Bordeaux-Paris, à moins de deux mois d’intervalle.
    Cette même année, Giffard intente un procès contre L’Auto-Vélo s’estimant lésé par la présence du Vélo dans le titre du journal. Desgrange envisage l’issue négative de ce procès, et cherche à répliquer à cette attaque. Le 20 novembre 1902, son collaborateur George Lefèvre, dit Géo Lefèvre, émet l’idée d’un tour de France cycliste. Henri Desgrange est rapidement conquis, et convainc à son tour Victor Goddet.
   En 1903, Géo Lefèvre est directeur de course, tandis que Desgrange reste à Paris afin de diriger le journal. Ce premier Tour est un succès, qui permet à L'Auto de devenir le premier quotidien sportif du pays. La deuxième édition est cependant marquée par la triche et des actes de chauvinisme. Desgrange écrit alors : ce deuxième Tour de France aura été le dernier, il sera mort de son succès, des passions aveugles qu’il aura déchaînées ». Le Tour de France repart néanmoins en 1905, et Desgrange en prend lui-même la direction. Il la conserve pendant plus de trente ans, quasiment jusqu’à sa mort. Le parcours du Tour de Desgrange prend de l’ampleur. Influencé par son collaborateur Alphonse Steinès, il lance la course sur les routes des Pyrénées, puis les Alpes. Il étend le parcours jusqu’aux frontières du pays, évoquant un « chemin de ronde ». Malgré la neutralité politique affirmée par Desgrange dans les pages de son journal, il inscrit le Tour de France dans les pas du revanchisme.



De gauche à droite : Maurice Goddet, Henri Desgrange et Jacques Goddet,
pour l’inauguration du nouveau stade vélodrome du Parc des Princes, le 22 avril 1932.


    Les années Desgrange sont marquées par des tergiversations à propos du règlement de la course, que Desgrange nomme sa « formule ». Dès les débuts du Tour, le règlement du Tour qui prévoit une course individuelle, sans entraide, est contredit par les faits : les coureurs d’une même équipe favorisent la victoire de l’un d’entre eux, et certains constructeurs peuvent suffisamment peser sur la course pour la fausser. Desgrange modifie également parfois le règlement afin de maintenir ou de renforcer le spectacle, au risque de déboussoler les spectateurs. C’est le cas en 1927 où, lors des étapes de plaine, les équipes s’élancent séparément. En 1928, il met en œuvre une nouvelle idée : chaque équipe est autorisée à faire appel à trois remplaçants après les Pyrénées afin de leur permettre de concurrencer l’équipe Alcyon qui domine la course. Six coureurs entrent ainsi en course à Marseille, et font l’objet d’un classement général séparé. En d’autres occasions, Desgrange renonce à son idéal sportif pour maintenir l’intérêt de la course. Il paie par exemple des coureurs pour qu’ils accélèrent lorsqu’il estime que le peloton est trop lent. En 1929, le Belge Maurice De Waele, malade, s’impose grâce à l'aide de ses coéquipiers de l’équipe Alcyon. Pour Henri Desgrange, « on fait gagner un cadavre ». Le Tour et son règlement, qui interdit l’entraide, sont définitivement discrédités. Desgrange a alors l’idée qui relance l’intérêt de sa course et « révolutionne » sa formule. À partir de 1930, le Tour est disputé par équipes nationales, dont les coureurs sont tous équipés de vélos fournis par une même marque. Les frais des coureurs sont payés par L'Auto. Pour financer cette dépense nouvelle, Desgrange fait désormais payer une redevance par les villes-étapes et, en 1931, crée la caravane publicitaire, reprenant une idée appliquée par les chocolats Meunier l’année précédente. Pour renouer avec le succès populaire, il favorise la victoire des Français, « faisant fi de l’équité sportive ». Ainsi, ni De Waele ni Girardengo ne sont invités, tandis qu’Alfredo Binda est payé pour ne pas gagner.

    Au printemps 1936, Henri Desgrange subit une intervention chirurgicale. Remis sur pied, il est au départ du trentième Tour de France contre l’avis de ses proches. Souffrant, il quitte la course dès la deuxième étape et en confie la direction à Jacques Goddet.

    Le Tour de France 1939 s’achève un mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Henri Desgrange envisage toujours l’organisation du Tour 1940, d’autant que s’installe la « drôle de guerre ». Il doit cependant y renoncer en raison des zones militaires inaccessibles à la course qui en réduisent le parcours à une « vessie dégonflée », et de la mise au service de l’effort de guerre de l’industrie. Henri Desgrange donne rendez-vous à l’été 1941, mais malade, il meurt le 16 août 1940 et laisse Jacques Goddet lui succéder à la direction de L'Auto.

    Un monument à la mémoire d’Henri Desgrange est élevé par souscription au col du Galibier. Un prix, le souvenir Henri-Desgrange, récompense chaque année sur le Tour de France le coureur qui franchit en tête le col du Galibier, ou le col le plus haut de la course si le Galibier n’est pas au programme.

    Un prix Henri Desgrange est également décerné à un journaliste, auteur ou artiste français ayant, dans l’exercice de sa profession, le mieux servi la cause sportive, soit par son action, soit par la qualité de ses écrits, de ses missions ou images.


Source :

 

 

Les éditoriaux d'Henri Desgrange parus dans L'Auto pendant le Tour de France 1903 :


Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 


L'Auto du n° 990 du 1 er juillet 1903

LE TOUR DE FRANCE - LE DÉPART
Organisé par L'AUTO du 1er au 19 juillet 1903

LA SEMENCE

    Du geste large et puissant que Zola dans la Terre donne à son laboureur, l’Auto, journal d’idées et d’action, va lancer à travers la France, aujourd’hui, ces inconscients et rudes semeurs d’énergie que sont nos grands routiers professionnels.

    De Paris aux flots bleus de la Méditerranée, de Marseille à Bordeaux, en passant par toutes les villes roses et rêveuses qu’endort le soleil, à travers le calme des campagnes vendéennes, tout le long de la Loire qui coule lente et silencieuse, nos hommes vont s’enfuir éperdument, inlassables, rencontrer sur leur route tous ces sommeils qu'ils vont secouer, créer des vigueurs nouvelles, faire naître des ambitions d'être quelque chose, fût-ce par le muscle seulement, ce qui vaut mieux encore que de n'être rien du tout.

    Deux mille cinq cents kilomètres durant, par le soleil qui mord et les nuits qui vont les ensevelir de leur linceul, ils vont rencontrer des inutiles, des inactifs ou des paresseux, dont la gigantesque bataille qu’ils vont se déclarer va réveiller la torpeur, qui vont avoir honte de laisser leurs muscles s'engourdir et qui rougiront de porter une grosse bedaine, quand le corps de ces hommes est si beau du grand travail de la route.

    Et puis, qui sait, quand les corps seront devenus meilleurs, si les esprits et les cerveaux ne voudront pas l’être aussi ou ne le seront pas devenus en même temps !

    Oui, j’en conviens, chaque fois que notre cher journal créa une de ces grandes épreuves, remua sur des centaines de kilomètres les foules attentives, ce fut surtout pour faire autour de lui du bien sportif, pour faire venir à nous les cerveaux encore engourdis, encore endormis dans les vieilles idées, dans les vieilles théories, dans les vieilles inactions, dans les adipeuses paresses.

    Et c'est pour cela que depuis trois années nous varions constamment nos grands itinéraires ; nous voulons pénétrer partout, voir tout le monde, ne pas permettre que quelqu'un puisse dire un jour : « Je n’ai jamais vu toutes les belles débauches d’énergie et de volonté que vous avez suscitées. Ah ! si j’avais su ! » Cela, personne dans trois semaines ne pourra plus le dire, car nous aurons parcouru toute la France.

    Une contrée nous tenait particulièrement au cœur, celle qui va de Marseille à Bordeaux. Hélas ! Paris sera toujours l’énorme pieuvre dont les formidables tentacules attirent tout à elle, dont le pouvoir despotique n’admet pas le partage, et Paris n’avait point encore permis que l’on songeât au Midi. Montpellier, Nîmes, Béziers, Narbonne, Carcassonne, Castelnaudary ne savent point encore ce que c’est qu’une grande course ; toutes ces villes ignorent les grandes batailles de la route. Agen, Marmande, Langon. La Réole vivent sur leurs courses locales et sur les records de Mousset et du papa Rousset en 1887. Comment résister au plaisir. d'aller les voir et de se resserrer par le « Tour de France » les liens qui nous unissaient à elles ?

   Faire du bien le plus possible, voir nos amis les plus éloignés, telles sont les deux idées qui donnèrent naissance à la course d’aujourd’hui.

   Et l’on comprendra maintenant pourquoi le colossal travail d’organisation que représente cette épreuve, pourquoi le formidable effort auquel nous nous lierons depuis six mois, pourquoi tout cela nous fut agréable, pourquoi nous allâmes les yeux fixés droit au but, avec l’espoir réconfortant de réussir.

    Et vous, amis coureurs qui allez être trois semaines durant notre porte-parole dans la France entière, que nos vœux les plus ardents vous accompagnent, que la rude bataille que vous allez livrer au soleil, à la chaleur, à la fraîcheur des nuits, aux traîtrises des routes obscures, que cette lutte vous soit favorable ! Rapportez tous un peu de cette moisson dorée que l’Auto jette largement pour vous. L’œuvre que nous voulons accomplir, c’est vous qui en serez chargés pendant trois semaines.

    Vous êtes les rudes et inconscients porteurs d’énergie, au passage desquels la France sportive va triompher une fois de plus.

 

Henri DESGRANGE


L'Auto du n° 991 du 2 juillet 1903

LA PREMIÈRE BATAILLE

    J’ai tâté leur courage à tous, quelques minutes avant le départ pour cet énorme Tour de France, avant la grande bataille qu'ils allaient livrer, et pas un ne m’a dit : « J’ai peur que mes forces ne me trahissent, je crains que la tâche ne soit au-dessus de mes moyens ».

    Tous étaient pleins de confiance et dans leurs yeux brillait l’espérance de la victoire. Et mon cœur de sportsman s'est réjoui au spectacle de ces courageux que le soleil auréolait d'une poussière d'or et devant qui la route allait s'étendre à l'infini, pendant des heures, pendant des jours, pendant des semaines. Là, je me suis pris à regretter le temps où, moi aussi, je courais les grandes routes, où je voyais, libre sur ma frêle machine, d'extraordinaires couchers de soleil, où je me perdais dans des nuits étoilées, où je me retrouvais le lendemain matin, grâce à moi, à moi tout seul, dans de nouveaux pays où le parler n'était plus le même, où les paysans, au passage, avec leurs yeux paisibles, semblaient se demander d'où venait celui-là qui sortait des ténèbres.

    Mais à quoi bon rêver au passé, regretter ce qui n'est plus ? Tout a ses joies et il est bon de contempler en d'autres des énergies défuntes. L'heure présente est à l'action de ces hommes, et cela, somme toute, vaut largement la reconnaissance de l'U.S.A.P.F. par l'U.S.F.S.A.

    Les voici maintenant un pied sur la pédale, l'autre jambe à terre. Le départ se fait lancé ; il sont bien sages et bien raisonnables ; ils se sont rangés docilement sous les ordres du starter et lentement les 60 partants se mettent en marche. Ils font ainsi 3 ou 400 mètres et le tournant de la route nous les cache.

    Quelques minutes après je vois au loin un nuage de poussière qui se soulève à leur passage et ce nuage s'enfuit terriblement vite.

    La lutte est commencée, elle se terminera dans 19 jours.

Henri DESGRANGE

 



L'Auto du n° 992 du 3 juillet 1903

PREMIER RÉSULTAT

    Voici courue la première étape du Tour de France. Le succès a dépassé toutes les prévisions et une fois de plus les coureurs ont dérouté les pronostics des plus compétents.

    Personne n’eût osé croire, il y a quarante-huit heures, que des hommes livrés à eux-mêmes sur la route, sans aucun soin, sans personne pour s’occuper d’eux autre part que dans les contrôles, passant la nuit dans des pays inconnus et difficiles, personne n’eût osé croire que ces hommes étaient capables de couvrir près de 500 kilomètres en moins de 18 heures à une allure supérieure à 26 kilomètres à l'heure.

    Et pourtant rien n’est plus vrai. Ce fut un moment de stupéfaction sur tout le parcours ; les malins n’avaient-ils pas prédit qu’il faudrait au moins 24 heures aux coureurs pour se rendre-à Lyon ?

    Quel beau début pour le Tour de France et comme nous sommes heureux de voir réussir une épreuve que nous avions jugée dès le début suprêmement intéressante.

    Nous n’aurons pas assez de louanges pour le grand vainqueur Maurice Garin. L’énergie et les ressources musculaires de cet homme sont véritablement inépuisables. Les années semblent augmenter ses puissantes qualités et quand chacun doute, au moment du départ, s’il pourra refaire ce qu’il a déjà fait, Maurice Garin nous donne chaque fois la preuve qu’il est bien le meilleur et le plus redoutable de tous nos grands routiers. D’une sobriété tout à fait remarquable en course, Garin peut rester plus de cent kilomètres sans rien prendre, son estomac est remarquable et c’est par là que son plus redoutable adversaire Aucouturier a péri. C’est cette belle santé qui fait de Maurice Garin une redoutable machine de résistance et une force irrésistible.

    Garin est encore admirablement secondé par MM. Hammond et Mouter, les directeurs de la Société La Française, dont il monte la marque. En voilà à qui il ne fait pas bon dire que Garin peut trouver son maître. Ils ont tous deux pour lui des attentions touchantes et la victoire de leur champion leur cause, comme à tous leurs amis, une joie sans mélange.

    Et puis je m’en voudrais de ne pas féliciter aussi de la victoire de Garin l’ami Delattre, son manager au dévouement inaltérable. Jamais je n’ai vu quelqu’un prendre plus au sérieux les délicates fonctions qui consistent à préparer un grand champion à la victoire et à tout préparer pour que rien ne lui manque.

    Compliments donc et chaleureuses félicitations aux vainqueurs de la première étape, à Maurice Garin, à ses directeurs et à son ami Delattre.

    Et maintenant à la seconde étape !

Henri DESGRANGE



L'Auto du n° 993 du 4 juillet 1903

    Voici, à peine terminée la première étape de l’énorme randonnée du Tour de France, que les coureurs vont dans quelques heures se ranger sous les ordres du starter pour livrer la seconde bataille, et devant le second acte de ce drame émouvant, il est bon de constater que les préoccupations du public sportif ne sont plus du tout les mêmes que celles qu’il avait voici quatre jours, avant le départ de Paris.

    Une sorte d’inquiétude planait sur la course. La suppression des entraîneurs déroutait toutes les idées et beaucoup voyaient dans cette course la répétition des courses de 24 heures sans entraîneurs sur piste où les concurrents dormaient littéralement et n’atteignaient plus au bout de quelques heures que des vitesses ridicules.

    Garin et Pagie lâchant leurs adversaires, les laissant se réconforter sur la route et filant droit sur Nevers ont surpris tout le monde et donné au Tour de France sa véritable physionomie, son exact caractère. La course était posée nettement comme une lutte entre les hommes, où tous les moyens physiques étaient bons pour triompher. C’était la première fois que l’estomac, la résistance à la soif, à la faim, intervenaient comme des facteurs puissants. Et Garin a bénéficié de cette extraordinaire qualité qui lui permet de couvrir plus de 150 kilomètres sans rien prendre.

    Et l’on comprit dans quel but le premier contrôle fixe, c’est-à-dire la première obligation de descendre de machine, avait été placé par L’Auto à Nevers, à 227 kilomètres de Paris !

    La révolution dans les courses sur route est donc complète et le succès des épreuves sans entraîneurs désormais assuré. La proportion d’arrivants à Lyon est remarquable, le nombre en est plus grand que celui des inscrits dans le dernier Bordeaux-Paris et presque le double de la quantité des partants de cette même épreuve. Les 36 arrivants à Lyon sont en ce moment pleins d’espoir.

    Le parcours le plus dur est fait, ils vont descendre demain la longue vallée du Rhône et sentir renaître toutes leurs forces aux applaudissements des exubérantes populations du Midi.

    Et à mesure qu’ils couvriront les longues étapes du Tour de France et qu’ils se rapprocheront de Paris, ils sentiront pour les encourager un enthousiasme chaque jour grandissant et ils seront heureux et fiers de pouvoir dire plus tard qu’ils ont participé à la plus grande épreuve du sport cycliste.

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 994 du 5 juillet 1903

    Les voici en route pour la seconde fois. Vont-ils de Lyon à Marseille nous stupéfier comme ils l’ont fait de Paris à Lyon ! Il ne faudrait pas connaître l’inépuisable énergie de nos coureurs pour en douter. Le lendemain de la course, Garin et Pagie se rendaient de Lyon à Saint-Etienne et en revenaient par la route sur leur bicyclette. Voilà près de trois jours qu’ils se reposent et je gagerais que la plupart sont aussi dispos que le jour du départ de Paris.

    L’étape d’ailleurs, sauf le début, est beaucoup moins dure que la première, et dès qu’ils auront achevé la. demi-boucle qu’ils vont faire de Lyon par Saint-Etienne jusqu’à Andance, ils vont se trouver en terrain plat, dans cette prestigieuse vallée du Rhône, avec devant eux l’immensité d’un merveilleux panorama et derrière peut-être un secourable mistral qui les roulera jusqu’à Marseille.

    Et partout, dans les moindres villages, tous ceux qui ont encore présentes à la mémoire les terribles luttes de Marseille-Paris seront là pour les applaudir et les encourager. Puis, pour ne pas s’appesantir sur des impressions de route, les coureurs n’en remarquent pas moins, comme les touristes, les perpétuels changements de la nature, les accents qui se modifient, les ciels qui changent sous des climats différents, autant de distractions pour eux que ces fugitives impressions de route, autant de choses qui leur rendent plus légers les kilomètres.

    Quelques heures encore et la seconde étape sera franchie. Il faudra songer à la 3e et nous aurons ainsi conduit les coureurs au pied des Pyrénées au point extrême du Tour de France.

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 995 du 6 juillet 1903

    Voilà terminée la seconde étape du Tour de France ; il n’est pas exagéré de dire qu’elle a remporté un succès au moins égal à la première. La lutte fut acharnée de bout en bout, et si la victoire est revenue à Aucouturier qui nous a fait vivement regretter son abandon dans la première étape et par suite sa mise hors de cause dans le classement général, les principaux concurrents de la 1e étape se retrouvent à l’arrivée à Marseille.

    Garin n’est pas premier de la 2e étape, mais il conserve la place de tête dans le classement général, très menacé cependant par Georget qui le suit à 4 minutes, précédant Kerff de loin.

   En revanche il faut regretter la disparition du brave Pagie, le Tourquennois, atteint, comme Aucouturier dans la première étape, d’un découragement inexplicable. Et ce sera peut-être la caractéristique du Tour de France que ces défaillances mauvaises aux hommes, comme l’intérêt de l’épreuve, qu’il faille aux concurrents de bout en bout du courage et de la persévérance. On pourra dire, quand ce qui restera de ces vaillants fera son arrivée au Parc des Princes, que nous ne verrons y entrer que des hommes admirables, êtres véritablement exceptionnels, portant en eux d’extraordinaires qualités qu’ils transmettront, cela n’est pas douteux, à la race qu’ils créeront un jour.

    La place de Brange arrivant troisième est tout à fait remarquable ; arrivé dernier à Lyon, il est troisième à Marseille et fait ainsi un saut sensible dans l’échelle du classement général. Muller, onzième à Lyon, est cinquième à Marseille ; c’est un vieux dur à cuire qui commencera à se sentir bien du côté de Cognac. Kerff reste à peu près à la même place, admirable de régularité. Augereau perd quelques rangs, Pasquier gagne sept places, Jean Fischer en perd quelques-unes, Jaeck, l’excellent Suisse, ne bouge pas, et Joseph Fischer, à moins qu’il ne se soit réservé, ne nous paraît pas avoir conservé toute sa qualité d’antan.

    En résumé, la course est très intéressante ; les coureurs la mèneront à bien, cela n’est plus douteux, et le sport cycliste me paraît jusqu’à plus ample informé doté de l’épreuve la plus importante qu’il ait jamais connue.

Henri DESGRANGE



L'Auto du n° 996 du 7 juillet 1903

    On ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans le « Tour de France », de l’admirable vaillance des coureurs ou de l’accueil enthousiaste qui leur est partout réservé. Les dépêches de nos correspondants nous signalent partout, là où ils sont passés le regret de ne plus les voir, là où ils passent les bravos et les encouragements qui les accueillent, là où ils passeront une véritable fièvre d’impatience. Des villes mortes au sport s’éveillent, se renseignent, s’inquiètent, demandent quand vont arriver ces géants de la route dont l’ardeur est inlassable.

    Et à ce point de vue voici venir l’étape Marseille-Toulouse, à coup sûr la plus intéressante. C’est pour cette partie de la France que je me suis surtout décidé au Tour de France. C’est pour ces braves populations du Midi que L’Auto a voulu faire plus grand qu’il n’avait jamais été fait, et nous en voici déjà récompensés par toutes les curiosités qui vont à la course.

    Entre Marseille et Toulouse d’une part, entre Toulouse et Bordeaux d’autre part, il n’existe aucun lien sportif au point de vue du cyclisme, et pourtant c’est peut-être dans cette région que les sociétés sont le plus nombreuses, qu’il y a le plus d’éléments. Mais tous ces éléments demandaient à être réunis et il ne pouvait être de tâche plus agréable pour notre journal.

    Nous devons reconnaître que si nous avons rencontré deux ou trois boudeurs, nous n’avons pas trouvé une seule mauvaise volonté, mais des milliers d’amis connus et inconnus qui sont venus à nous la main largement tendue et qui nous ont demandé d’user et même d’abuser d’eux, et qui feront aux coureurs de Marseille à Toulouse une double haie, la nuit pour vous surveiller, mes enfants ! et le jour pour vous applaudir.

    Toulouse marquera la fin de la première partie de la course. Je connais assez les Toulousains : ils vont faire aux « Tour de France » un tel accueil chaleureux, que les braves garçons se demanderont tous s’il ne vaudrait pas mieux planter définitivement leur tente dans un pays si hospitalier et abandonner carrément la course. C’est le seul point noir à craindre pour le succès de la course. Voyez-vous les coureurs ne plus jamais revenir à Paris !

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 999 du 10 juillet 1903

AVIONS-NOUS RAISON ?

    Avant de m’étonner une fois de plus sur l’extraordinaire endurance des hommes qui accomplissent les 2 500 kilomètres du Tour de France, je tiens, et je le fais avec plaisir, à répondre à ceux qui voyaient dans la décision prise de séparer les coureurs en deux groupes un acte anti-sportif ou un acte de favoritisme. À en croire quelques-uns, Aucouturier, qui n’était plus qualifié pour le Tour de France complet, venait d’être littéralement mis hors de course pour les étapes particulières par cette exclusion du groupe de tête. C’est Aucouturier lui-même qui a fourni la réponse à semblable argument en gagnant superbement la troisième étape du Tour de France, rattrapant une partie des 60 minutes qui le séparaient du groupe de tête, en venant faire 5e au Bazacle son kilomètre final.

    La conclusion de ce qui précède, c’est qu’en pareille matière il ne faut jamais céder aux sollicitations venues de divers côtés, et faire énergiquement ce que l’on croit bon et juste. Si j’avais raconté les supplications des amis d’Aucouturier, je l’aurais tout simplement empêché d’accomplir la merveilleuse chose qu’il vient de faire.

    Sa magnifique performance me laisse pourtant un regret : c’est qu’un homme de cette valeur et de cette envergure n’ait pas achevé la première étape, et se soit mis ainsi hors de course.

    À quelles luttes de sauvages n’aurions-nous pas assisté avec Garin qui tient en ce moment la tête du classement général ! Que dire de Garin, de Samson, de Pothier, de Brange, de Beaugendre et de tous les autres aussi ? Que dire d’eux qui soit digne d’eux ?

    Je mentionnerai seulement cette observation qui a sa valeur : les Toulousains n’en reviennent pas.

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 1000 du 11 juillet 1903

LA PREMIÈRE MOITIÉ

    Voilà terminée la première moitié du Tour de France : 25 coureurs ont signé en temps utile au contrôle de Toulouse et se trouvent encore qualifiés pour le Tour de France complet.

    La troisième étape, la plus dure de toutes incontestablement, a produit huit défections, parmi lesquelles celles de Lequatre Jaeck et Laeser qui s’étaient tenus jusqu’ici en excellent rang. Garin, qui tient facilement à présent la tête du classement général, fait une moyenne supérieure à 25 kilomètres à l’heure, et les treize premiers font plus de 20 kilomètres à l’heure, ce qui ne veut pas dire que l’on ne donnera pas à ceux qui les suivent la prime journalière d’indemnité dont nous avons parlé. Telles sont les observations qui se dégagent de la première partie du Tour de France.

    Comme le voyageur arrivé au haut de la montagne considère qu’il a accompli plus de la moitié de son voyage, les coureurs maintenant vont se rapprocher de Paris. Chaque étape va les mener vers le but.

  Toulouse-Bordeaux n’a que 265 kilomètres de route facile, et quand ils auront terminé Bordeaux-Nantes, ils auront d’abord quatre grandes journées pour se reposer et ils trouveront des entraîneurs, c’est-à-dire l'oasis dans le désert, la certitude de manger et de boire à leur volonté, moins de fatigue et plus d’encouragement avec Paris — vision reposante — au bout du Tour de France.

    La troisième étape fut, de toutes, la plus dure. Dans la première, ce fut l’effort du début, la déveine ou la malchance que tous espéraient vaincre dans la seconde, et Lyon-Marseille fut couru avec le même brio que Paris-Lyon. Mais Marseille-Toulouse fut terrible. Le départ dans la nuit, les plaines mornes de la Grau sous les regards tristes de la lune, un mistral terrible, des routes abominables, puis un soleil de plomb, le désert encore et la traversée des Cévennes sous un ciel chauffé à blanc.

    Je les ai vus tous arriver, et je tiens pour certain que tous ces hommes, au moins les dix premiers, sont de grands routiers, de grande race et qu’ils vont accomplir là quelque chose digne de marquer au premier rang dans l’histoire sportive.

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 1002 du 13 juillet 1903

VERS LE BUT

    La quatrième étape est courue, et dans quelques heures, demain, il en sera de même de la cinquième. À Nantes la course va se simplifier, allégée de cet éternel second groupe qu’elle traîne depuis Marseille, qu’elle ne traînera plus l’année prochaine, et qui paraît bien décidé, malgré les prophètes qui le prétendaient handicapé, à gagner tous les premiers prix des étapes.

    À Nantes, les « Tour de France » vont rester seuls : c'est à eux seuls qu’iront les applaudissements et les encouragements sur tout le parcours, et les ovations sembleront douces à ces héros qui auront bravé les défilés de Bourg-Argental et les plaines arides de la Crau.

    Le moment n’est pas encore venu de voir d’ensemble cette énorme épreuve, de dire avec son succès les défauts qu’elle a présentés. Il n’y a que les jaloux pour l’avoir critiquée avant qu’elle soit terminée, et nous n’aurons pas la ridicule fatuité de dire que nous avons fait du premier coup une œuvre parfaite. Les résultats nous en semblent satisfaisants, ils ont dépassé nos espérances même les plus optimistes ; mais nous avons aussi bien et soigneusement étudié les enseignements qu’elle nous a apportés et qui constitueront pour le second Tour de France en 1904 de précieuses indications.

    Comme dans les précédentes étapes, les coureurs ont été admirables de vaillance et de courage. Ils ont cessé de nous étonner depuis douze jours, mais ils font chaque jour sur la route l’admiration de tous ceux qui les voient, exemples augustes de ce que l’homme peut faire avec de la volonté et de l’entraînement.

    Dans cette quatrième étape de Toulouse ; à Bordeaux, huit hommes, huit bouledogues ne se sont pas lâchés d’une roue, cramponnés les uns aux autres, déroutant une fois de plus les pronostics, faisant sur ces 268 kilomètres plus de 30 kilomètres à l’heure de moyenne, poussés sans doute aussi par l’idée qu’Aucouturier allait tomber sur eux comme dans la précédente étape.

    À Bordeaux personne n’était prêt pour les recevoir, et il a fallu des yeux de lynx pour séparer sur la ligne d’arrivée ces huit boulets de canon.

    Une fois de plus, Garin n’a pas voulu dans un effort d’une centaine de mètres compromettre ses chances et risquer un accident. En même temps, Samson, le Belge, se révèle définitivement comme un stayer de grande classe et ce sera un des intérêts les plus vifs de cette course d’avoir pour ainsi dire mis à chaque étape un homme en vedette : Pagie à Lyon, Georget à Marseille, Brange à Toulouse et Samson à Bordeaux.

    Nous étions fixés depuis longtemps sur Garin et Aucouturier.

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 1003 du 14 juillet 1903

COURSE-POURSUITE

    Une fois de plus, les coureurs du Tour de France se sont enfuis dans la nuit, à la conquête d’une nouvelle étape qui va les mettre presque aux portes de Paris et rendre proche la fin de la plus grande course sur route que possède aujourd’hui le sport cycliste.

    Et la question du second groupe se pose encore cette fois. Que va-t-il faire de Bordeaux à Nantes ? Renouvellera-t-il l’exploit d’Aucouturier de Marseille à Toulouse, de Laeser de Toulouse à Bordeaux ? Le départ, une heure après le premier groupe, que des critiques considéraient comme un handicap très lourd, ne serait-il pas peut-être, au contraire, un avantage, et ce premier groupe ne serait-il pas l’entraîneur moral de l’autre ?

    C’est ce que la journée d’aujourd'hui nous apprendra à titre définitif, puisque les enseignements que nous avions demandés à cette première expérience se termineront au vélodrome de Longchamp. Quelque nouveau Laeser viendra peut-être encore nous montrer la valeur en course de cette simple idée : que des hommes vous précèdent ont sur vous le désavantage de vous craindre quand vous avez l’espoir de les rejoindre.

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 1004 du 15 juillet 1903

LA FIN

    Le Tour de France est virtuellement terminé, j’entends : le Tour de France nouvelle formule, le Tour de France rationnel, humain, sportif, égalitaire.

   La dernière étape sera un grandiose dernier acte du drame après les cinq premiers d’une belle simplicité classique. Elle sera la rentrée à la caserne, presque musique en tête, avec tout le tintamarre des entraîneurs, suiveurs, soigneurs et gens poussiéreux qui arrivent de Suresnes 10 minutes avant le premier, fatigués comme s’ils venaient de Nantes. Ce dernier acte peut ne pas réussir, cela serait tout à l’avantage des courses sans entraîneurs et la formule du Tour de France en apparaîtrait plus parfaite encore.

    Soyez d’ailleurs assuré que Nantes-Paris, dimanche prochain, sera un succès considérable, car si l’on applaudit tout le long de la route des hommes qui viennent de Bordeaux derrière des entraîneurs, quel accueil ne fera-t-on pas à ceux qui partiront de Nantes après avoir parcouru la France entière et couvert plus de deux mille kilomètres ?

    Quelle course présenta jamais les 20 coureurs qui figurent encore au classement général. Les 20 gaillards résolus et intrépides pour qui la course Nantes-Paris ne sera plus qu’un jeu d’enfant ? La. foule battra des mains à leur passage, comme la foule saluait jadis, retour d’Espagne ou d’Autriche, les vieux grognards de Napoléon I er .

    Aucun ne manquera à l’appel, parce qu’aujourd’hui tous considéreraient comme une véritable honte de ne pas terminer ces misérables 450 kilomètres de la dernière étape et comme un crève-cœur de ne pas faire le kilomètre final sous les applaudissements du public, devant les mains tendues et les chapeaux lancés en l’air.

    Pour nous, notre tâche, sans être terminée, touche à sa fin, et nous avons l’immense joie, devant une œuvre complète, bientôt achevée, d’avoir fait quelque chose qui restera, comme toutes les choses sensées et logiques.

    Exegi monumentum.

Henri DESGRANGE

 



L'Auto du n° 1005 du 16 juillet 1903

PLUS D'ENTRAINEURS

    Ma foi ! tant pis ou tant mieux ! C’est fait ! J’ai supprimé les entraîneurs dans la dernière étape du Tour de France. Il m’a semblé que je devais au succès des cinq premières étapes de ne pas donner à la dernière un autre caractère, et de laisser à la course toute sa belle simplicité. Et puis, au fond, que seraient-ils bien venus faire dans cette affaire, les entraîneurs ? Enlever aux coureurs une partie de la gloire sportive conquise à force d’énergie pendant deux mille kilomètres, faire du Tour de France quelque chose de boiteux, de mal équilibré.

    Au surplus, l’on se rappellera, j’en suis certain, que dès que la course fut annoncée, les entraîneurs ne furent introduits dans la dernière étape qu’en raison du doute qui planait sur le succès des étapes courues sans eux. Aujourd’hui la preuve est largement faite non seulement que l’on peut mais encore que l’on doit se passer d'eux. Et de fait il ne s’est point passé de jour que nous ne recevions des lettres de gens dont le bon sens nous demandait le pourquoi de ces entraîneurs, quand les coureurs livrés à eux-mêmes avaient atteint des vitesses aussi considérables. Nos lecteurs se récriaient contre l’injuste chose qui se nomme l’entraîneur et en réclamaient eux-mêmes la suppression.

    Nous sommes donc rentrés dans les données de la course ; le Tour de France est maintenant homogène et il n’y a pas de raison pour que la sixième étape ne soit pas le digne pendant des cinq premières.

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 1007 du 18 juillet 1903

CHAUVINISME LOCAL


    Je ne crois pas que jamais épreuve sportive ait déchaîné à l’égal du Tour de France un pareil débordement de chauvinisme local. Voilà quelque quinze ans que nous nous évertuons à convaincre les foules que le sport n’a pas de patrie, et je commence à croire que nos efforts furent tous faits en pure perte.

    Il ne faut d’ailleurs regretter qu’à demi le chauvinisme qui nous prouve au moins que le public sait se passionner encore aux grandes luttes de la route, même et surtout quand il les regarde par le mauvais côté de la lorgnette.

    Le Tour de France était à peine commencé que de tous côtés pleuvaient les réclamations. Les Belges nous accusèrent de laisser volontairement dans l’ombre Kerff et Samson au profit de champions français. Un sportsman de Commentry nous accusa aussi sans hésiter d’avoir fait avaler à Aucouturier un breuvage fatal, ce pendant que des Lensois crièrent au scandale parce qu’Aucouturier gagna deux étapes de suite.

    Des Suisses ne dédaignèrent pas de nous rappeler les jours les plus sombres de notre histoire et de jurer que si nous nous étions conduits du temps du duc de Bourgogne comme nous nous conduisions avec Jaeck d’abord, avec Laeser ensuite, la Providence avait eu bougrement raison de nous infliger alors de sanglantes défaites...

    Toulouse nous fit savoir que si Gauban n’arrivait pas au Bazacle, c’est qu’apparemment il y avait là-dessous quelque chose de pas clair, au même moment que Montauban soutenait que la seule place qui revenait à Dargassies était celle de premier.

    Je dois reconnaître, d’une part, que les réclamations de la ville de Sens en faveur de Pothier furent toutes marquées au coin de la modération : on se contenta de nous demander les encouragements dus à sa valeur et à sa jeunesse ; d’autre part, que la ville de Châtellerault se leva comme un seul homme pour défendre Georget et Augereau, que personne ne songeait d’ailleurs à attaquer. Nous avons reçu de Châtellerault, qui n’est cependant pas dans le Midi, des lettres aussi exubérantes, aussi violentes, aussi injurieuses même qu’elles étaient anonymes. On nous y accuse des pires forfaits. Un Châtelleraudais qui signe prudemment « Un sportsman qui vous fera connaître son nom judiciairement » (pourquoi pas tout de suite ?), prétend qu’en sport cycliste le riche prime le faible (!!) et qu’Augereau et Georget finiront par triompher. J’ajoute que nul n’en sera plus heureux que moi, parce que nul ne fut plus navré de l’abandon définitif de Georget après le bel effort qu’il avait fait depuis le début de la course.

    Je le répète, ces violences n’ont qu’une excuse : c’est que le sport cycliste est passionnant au possible. Mais cela n’est point encore suffisant pour les justifier. Elles n’avancent à rien. Je conçois très bien le plaisir qu’auraient les Châtelleraudais à voir gagner le Tour de France par un de leurs deux compatriotes, car y c’est fort beau d’avoir pu produire deux grands routiers comme Georget et Augereau, mais ce n’est pas leur rendre la première place qu’ils n’ont pas su prendre que d’accuser organisateurs et concurrents d’avoir préparé leur défaite.

    Nous n’en sommes pas encore au temps que me prédit un anonyme Châtelleraudais, ou si le Tour de France avait passé par cette ville, on aurait « cassé les pattes » à tous ceux qui se seraient permis d’arriver avant Georget et Augereau.

    Allons , anonymes Châtelleraudais, soyez plus calmes. félicitez-vous d’avoir deux champions dont le tour n’est pas encore venu, cette fois-ci pour Georget et jusqu’ici pour Augereau. Un peu de patience et le temps viendra bientôt où, lorsque meilleurs encore qu’ils ne le sont, ils auront enfin pris la première place tant enviée et où vous pourrez tout trouver parfait.

Henri DESGRANGE




L'Auto du n° 1009 du 20 juillet 1903

CONCLUSION

    Voici le premier « Tour de France » terminé ! Tous mes collaborateurs sont fourbus, je suis ravi et j’aurais voulu que les heures de travail et d’immenses satisfactions que la course nous a données depuis trois semaines pussent se prolonger indéfiniment, tant est délicieux un pareil travail, tant sont douces de semblables satisfactions.

    J’ai fait bien des rêves sportifs dans ma vie, je n’en avais jamais conçu qui vaillent cette réalité. Lancer des hommes à travers la France entière, rappeler par eux les joies vives que peut, que doit nous procurer la bicyclette, réveiller des centaines de kilomètres de pays endormis dans l’inaction physique, montrer aux engourdis, aux indifférents, aux timorés que le sport cycliste est toujours jeune, qu’il est toujours capable de nous étonner, susciter partout de l’émulation, de l’énergie, de la volonté, voilà ce que devait faire le Tour de France, voilà ce qu’il a fait largement. Les soleils du Midi peuvent être écrasants, les plaines de la Grau désolées, les bords de la Garonne balayés par le vent, la vie monotone de province peut reprendre, dans plus de la moitié de la France, toute la jeunesse conservera le souvenir des hommes qu’elle a vus passer comme des trombes, luttant depuis Paris avec une énergie farouche.

    Et voici que déjà, de tous côtés, de nouvelles sociétés se forment. Nous avons tous connu, les anciens, l’irrésistible contagion de l’exemple. C’est pour avoir vu courir que nous avons couru, c’est pour avoir vu les premiers Bordeaux-Paris que nous avons senti se lever dans nos cœurs, avant même le désir de vaincre ; le besoin de lutter. Partout, en France, depuis quelques jours, le même besoin se fait sentir et le Tour de France, dans son sillage, vient de faire naître une nouvelle race de champions. N’est-ce pas là la plus belle mission d’un journal comme le nôtre ? N'’est-ce pas notre raison d’être et pouvions-nous espérer atteindre notre but mieux que nous ne venons de l’atteindre !

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    Cette considération est la première qui s’impose à nous.

    D’autres aussi valent qu’on s’y arrête.

    Comparons sans parti pris les autres grandes épreuves classiques de la route avec le Tour de France. Ne semble-t-il pas qu’elles apparaissent comme profondément atteintes et diminuées non pas dans leur classicisme, mais dans leur formule ? Après le Tour de France on se demande malgré soi ce que viennent faire les entraîneurs, les soigneurs, les suiveurs, tous ces prétextes à fraude, tous ces moyens iniques qui paraissant destinés seulement à favoriser les uns au détriment des autres, à créer des inégalités quand le sport répugne au favoritisme. On se demande comment les constructeurs de cycles ont pu, des années durant, s’imposer les lourds sacrifices de l’entraînement et ne pas jeter par-dessus bord tout ce fatras ruineux et démodé.

    Il a fallu le Tour de France pour qu’on s’en aperçoive enfin et l’on peut dire que l’entraînement après notre épreuve a vécu dans les grandes courses sur route.

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    Et cet autre résultat dont nous ne saurons trop nous réjouir d’avoir fait sortir de l’obscurité, surgir du néant des hommes de valeur, la veille totalement inconnus, aujourd'hui classés, connus de tous, entrés en quelques jours dans notre histoire sportive, d’avoir créé une pépinière d'hommes nouveaux qui savaient fort bien que les entraîneurs réservés à Aucouturier, à Garin, à deux ou trois autres à peine, ne seraient jamais pour eux ; d’avoir, d’un seul coup, mis en lumière Pothier, Kerff, Augereau, Beaugendre, Samson, Catteau, Dargassies, Brange, Lechartier, Payan, Girbe et d'autres encore.

    Mieux encore, la joie sportive d’avoir fait naître partout des espoirs sans nombre, de savoir que des centaines, des milliers de cyclistes vont rêver des mois durant la gloire des « Tour de France », qu’ils n’ignorent plus que cette gloire est possible et qu’ils peuvent y atteindre avec de la persévérance et de l’énergie. Avec une bicyclette, désormais, on pourra gagner le Tour de France ; ce qu’il faudra avec cette bicyclette, il ne dépendra que du coureur de l’acquérir avec de l’entraînement et de la raison.

    Voilà les résultats tangibles, palpables et intéressants du Tour de France : une excellente propagande sportive, la condamnation des entraîneurs et des moyens factices pour arriver à la victoire, des hommes nouveaux mis en valeur et la possibilité désormais pour tous de parvenir.

    Les plus difficiles se contenteraient de ces résultats ; je tiens à déclarer qu’ils ne me suffisent pas.

    Aujourd’hui seulement chacun pourra parler, nous comme les autres, des imperfections de ce premier essai. Le succès en est assez retentissant pour que nous n’ayons pas la fatuité de le proclamer parfait. Il y a des taches au soleil, voici les taches du nôtre :

    1e La création des étapes particulières avec possibilité pour un coureur de ne disputer qu’une seule étape fut une erreur. Erreur séduisante d’ailleurs, car nous avions rêvé tous les coureurs régionaux saisissant avec enthousiasme cette occasion de se mesurer avec les grands routiers. Ils craignirent au contraire une lutte dont pourtant les Pagie, les Brange, les Pothier, les Samson, les Laeser, les Gauban leur montrèrent la possibilité, et les rares engagements d’étapes furent pour une part ceux de maraudeurs que nous empêchâmes pourtant d'exercer leur petit métier. Les étapes particulières disparaîtront donc en 1904 ; il n'y aura d'engagés que pour la totalité de l'épreuve, avec des prix pour chaque étape, et ceux qui abandonneront en route seront éliminés définitivement de la course. Ainsi disparaîtra ce second groupe accolé de Lyon à Marseille au groupe de tête, poursuivant ce groupe de tête à une heure d'intervalle de Marseille à Bordeaux, obstiné à vaincre, et auquel il n'a manqué peut-être pour être définitivement jugé que de partir une heure avant dans Bordeaux-Nantes.

    Une seule catégorie, la suppression du second groupe, l’élimination radicale de tout homme arrivant après la fermeture d’un contrôle, voilà une première réforme pour 1904, qui donnera au Tour de France plus d’unité et plus de belle simplicité.

    2e Nous serons enfin l’année prochaine plus stricts encore que cette année sur l’observation du règlement en ce qui concerne les soigneurs. On se défait difficilement des vieilles habitudes, et beaucoup considéraient que la suppression des aides dans le Tour de France était une douce illusion. Il y a eu de-ci de-là quelques petites infractions aux règlements. J’ai déjà dit qu’elles n’avaient rien changé au classement et qu’elles étaient insignifiantes. Nous n’en avons retenu qu’une seule dans la troisième étape, nous l’examinerons à loisir.

    L’année prochaine, nous nous retrouverons d’ailleurs en présence de constructeurs bien éclairés et édifiés sur les avantages de la suppression des entraîneurs, suiveurs et soigneurs, de curieux venant voir la course et conscients qu’en passant à boire à un coureur pour lui venir en aide, ils peuvent faire perdre la course et à celui qu’ils aident ou à ceux qui le suivent, de coureurs enfin désormais édifiés aussi sur les avantages d’un traitement égal pour tous.

    Telles sont les grandes lignes du prochain Tour de France. Il nous restera aussi à trouver le moyen pécuniaire de faire qu’un coureur qui n’aura encore rien touché dans les étapes particulières et qu’un accident viendra mettre hors de course presque aux portes de Paris, de faire qu’un coureur obligé d’abandonner au fin fond de la France puisse, le premier, toucher quelque chose, et le second ne pas payer son retour de sa poche. Le Tour de France coûte à notre journal plus de 40 000 francs : nous demanderons, avec la certitude d’être entendus, aux constructeurs et aux sportsmen ce qu’il faudra pour accomplir cette œuvre charitable, à moins que nous ne nous décidions nous-même à le donner.

    Nous aurons ainsi, avec ces réformes, une œuvre parfaite d’un seul bloc et qui ne prêtera plus à aucune critique.

    Il nous suffit pour cette année d’avoir doté le sport cycliste de sa plus belle et de sa plus grande épreuve, en un moment où les malins affirmaient tous qu’il était impossible de faire mieux que ce qui existait.

    Et je ne saurais mieux terminer qu’en rappelant qu’un soir, à la Commission sportive de l’U.V.F., des sourires discrets et railleurs accueillirent l’idée lancée par un membre de cette commission que le Tour de France serait peut-être annuel.

    Vous verrez que dans cinq ans d’ici, ce seront les railleurs d’il y a quelques mois qui m’auront conseillé de faire la course.

    Ça n’a et ça n'aura, d’ailleurs, aucune importance.

Henri DESGRANGE