Le Journal n° 17.936 du 12 décembre 1941
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Un pionnier du transsaharien :
En 1923, Estienne crée Bidon V

par Georges ESTIENNE

 

    M. BERTHELOT, secrétaire d’État aux Communications, vient d’inaugurer le premier tronçon du rail Méditerranée-Niger : Bou-Arfa-Kenadza.
    Nous avons pensé qu’il y avait quelque intérêt à reproduire à cette occasion les extraits du Journal de route de Georges Estienne, officier aviateur, fils du général Estienne, créateur des chars.
    Georges Estienne avait appartenu à la mission Citroën qui cherchait un axe transsaharien. Conquis par le désert, ce lieutenant n’avait eu de cesse qu’une nouvelle mission lui permit de dessiner une route, la plus courte et la plus commode. À la fin de l’automne 1923, il partit, acceptant un risque considérable que le télégramme suivant va nous préciser :
    Télégramme — Territoire Oasis à Annexe In Salah :
    « Priorité — N° 4.743 — primo. Gouverneur Général télégraphie 16 novembre sous N° 5.192 citation. En présence incertitude concernant sécurité région Kidal Tessalit estime nécessaire que mission. Estienne soit fortement protégée jusqu’à jonction avec troupes soudanaises afin parer tout événement, mon télégramme n° 4.952 vous laisse entière initiative sur ce point. En outre, mon télégramme n° 5.101 indique en plus section Ahnet lieutenant Dugrais disposera quarante goumiers venus d’Ounif. Stop. Au cas où cependant estimeriez escorte insuffisante, section Hoggar pourrait être dirigée sur Adrar Hoghas, mais la date arrivée, section dans cette région retarderait sans doute trop longtemps départ mission. Stop. Il serait peut-être préférable lever au Tidikelt nombre goumiers que jugeriez indispensable et dont rassemblement pourrait avoir lieu immédiatement sous réserve me rendre compte ainsi qu’à Général Commandant 19e Corps. Stop. Lieutenant Estienne devra être avisé de situation et son attention attirée sur danger que présenterait départ avant installation groupe méharistes de protection dans région à traverser. Fin citation.
    Secundo. J’ai répondu en signalant situation caravanes Hoggar à destination Aïr, objet votre radio N° 1.762 et indiquant que Goum Oued Messaoud n’a pas été levé par territoire Ain-Sefra ainsi que vous en ai avisé d’autre part.
    Tertio. J’ai proposé mesures. Suivantes ; a) Escorte mission Estienne… sous commandement direct lieutenant Dugrais sera portée à 50 Sahariens par prélèvement complément sur garnison In Salah ; b) Cette escorte accompagnera mission jusqu’à Tessalit inclus. Stop. Lieutenant Estienne ayant responsabilité mission aura sous ses ordres lieutenant Dugrais ; c) Après départ mission du Tidikelt un petit goum pourra être levé pour compléter garnison In Salah. et Aoulef. Stop. Cette levée éventuelle n’aura lieu qu’après approbation demande particulière que vous soumettrai en temps utile cas échéant ; d) Départ caravanes pour l’Aïr sera autorisé. Stop. Elles seront escortées par demi-section placée sous les ordres du lieutenant Bergougnoux. Stop. Ce dernier sera remplacé au Hoggar par lieutenant Demoulin, actuellement en route pour In Salah.
    Quarter. En attendant décision Gouverneur Général prenez toutes mesures préparatoires pour exécution. paragraphe tertio. Stop. Avisez directement lieutenant Dugrais et portez en temps utile à lieutenant Estienne recommandation faite par Gouverneur Général dans… connaissance son télégramme n° 5.192 ci-dessous.

    ABANDONNANT le 9 novembre 1923, la voie ferrée d’Oran à Béni-Ounif de Figuig, la mission Estienne atteignait le Touat le 17 novembre ayant rencontré de grosses difficultés dans le grand Erg. Le 21 novembre elle quittait Adrar dans le Touat et atteignait le 30 Tessalit, aux confins de l’Afrique occidentale. Le 5 décembre la mission repartait vers le Nord pour regagner Adrar le 13 décembre.
    Voici la conclusion du rapport de G. Estienne :
    « De cette rapide exploration la reconnaissance rapportait un levé détaillé des régions de Ouallen et de Tessalit, les coordonnées astronomiques de nombreux points : Adrar, Ouallen, Tessalit notamment. Enfin une série d’observations de la déclinaison magnétique. »
    Elle rapportait surtout la découverte d’un itinéraire susceptible de convenir admirablement non seulement à l’auto, mais aussi à l’avion et au chemin de fer, et plus court de 300 kilomètres que tous les itinéraires connus jusqu’ici.
    La région désertique constitue un excellent terrain d’atterrissage à peu près ininterrompu, ne nécessitant aucun aménagement pour une piste automobile, aucun travail d’art pour un chemin de fer dont le tracé extrêmement plat peut présenter des alignements de plusieurs centaines de kilomètres. Le terrain, constitué pour un reg assez résistant, permet, avec des voitures appropriées, des consommations peu supérieures aux consommations sur route. Les cailloux du reg fourniront sur place un ballast suffisant pour la voie ferrée.
    La valeur pratique du nouvel itinéraire entre l’Afrique du Nord et le Soudan n’a d’ailleurs pas tardé à être amplement prouvée. Quelques mois plus tard les 6 roues de la mission Gradis franchissaient en cinq jours les 2 000 kilomètres qui séparent Colomb-Béchar du Niger. À la même époque, une mission Citroën, avec des voitures à chenilles, accomplissait le même trajet en sept jours, alors que l’année précédente la traversée par la piste du Hoggar avait nécessité 15 jours. Dès l’année suivante, cette voie était empruntée par les différentes missions qui franchissaient le Sahara tant par air que par terre : voyage du Maréchal Franchet d’Esperey de Colomb-Béchar à Cotoncu, raid Commandant Delingette, Croisière Noire (deuxième mission Citroën), Mission de Goys, Voyage Transsaharien des escadrilles de l’Afrique du Nord et de l’Afrique Occidentale.
    Les puits de Ouallen et de Tessalit paraissaient appelés à jouer un rôle important sur cette voie de communication transsaharienne, mais à l’expérience il parut préférable de les abandonner, d’abord en raison des rezzous qui rôdaient à l'époque autour de ces points et aussi parce que leur accès nécessitait la traversée de régions particulièrement, accidentées et difficiles pour les voitures.
    Un patient et minutieux travail de reconnaissance effectué de 1925 à 1930 devait permettre de déterminer le tracé direct le plus favorable, qui fut encore amélioré à la suite de la mission du Général Vuillemin, en 1932, avant d'être définitivement balisé par l’aviation d’Algérie.

    SUR ces mille kilomètres, généralement sans point de repère et complètement dépourvus d’eau, il fallait pouvoir reconnaître sa route, se situer et se ravitailler.
    C’est en février 1926 qu’un premier équipement d’un tracé provisoire, reliant directement Reggan à Tessalit sans passer par Ouallen, fut réalisé.
    Il avait été convenu avec mon frère René que nous profiterions des. essais d’un nouveau véhicule Renault 6 roues sur l’itinéraire Colomb-Béchar-Tombouctou, pour jalonner par des bouteilles (deux mille bouteilles vides prises en 1926 au poste d’Adrar pour être déposées dans la région désertique) et des panneaux de tôle les passages sablonneux dans lesquels l’empreinte des roues de voiture disparaissait sous l’action du vent.
    Nous disposions de deux voitures et nous avions pris au poste d’Adrar six indigènes en vue des travaux que nous comptions effectuer au cours de ce voyage. Nous voulions prendre au retour à Tessalit un chargement d’eau pour constituer, entre Tessalit et Reggan, une succession de dépôts, distants de 50 kilomètres et numérotés de 1 à 16, le numéro 1 étant situé à 50 kilomètres au nord de Tessalit.
    La création de ces dépôts devait nous donner une certaine sécurité sur l’itinéraire. Un accident surviendrait-il au radiateur on saurait que la voiture n’était plus, par exemple, qu’à 20 kilomètres du bidon 13, où l’on trouverait de l’eau.
    Nous étions pris par le temps. Lieutenant de l'Aéronautique, alors détaché au service technique à Villacoublay, je disposais d’une simple permission de 15 jours. Il ne fallait pas traîner pour aller, à cette époque, de Paris à Tombouctou et retour en si peu de temps. Aussi j’avais décidé de marcher au retour nuit et jour, profitant des traces fraîches laissées dans le reg par nos voitures, lors du voyage d’aller.
    Nous avions quitté Tessalit en fin de matinée, avec un plein chargement de fûts d’eau pris à ce puits : tous les 50 kilomètres le convoi s’arrêtait et une réserve d’eau était enfouie dans le sol à 100 mètres plein ouest des repères topographiques constitués par des bidons vides disposés le long de la piste. Chaque bidon était rempli de terre et coiffé, à la partie supérieure, d’un panneau de bois, portant un numéro gravé au fer chaud.
    Nous avions décidé de laisser, à l’emplacement du campement de notre première reconnaissance de 1923 un dépôt d’eau important. Vers 1 heure du matin nous nous trouvions arrêtés à ce point. J’avais profité de cet arrêt pour vérifier une des voitures qui nous donnait des inquiétudes et je rejoignais le groupe de travailleurs au moment où, les fûts d’eau disparaissant sous le sable, mon frère René faisait rassembler les outils.
    Nous revenions vers les voitures, je compte machinalement mes pas et je m’étonne de trouver une distance bien supérieure à celle de 100 mètres convenue.
    « J’ai été frappé », m’indique mon frère, « par la situation exceptionnelle de ce dépôt, situé sensiblement à mi-distance des points d’eau de Ouallen et Tessalit et des régions habitées de Reggan et de Tabankort, et encore à mi-chemin des derniers postes algériens et soudanais d’Adrar et Gao. Je considère que ce dépôt est appelé à devenir un relais important, sur la piste Reggan-Gao. Au moment de faire creuser la fosse, j’ai estimé préférable de placer plus à l’écart cette réserve d’eau. »
    Nous arrivions aux voitures. Dans l’obscurité on distingue le fidèle mécanicien Grimm, achevant de remplir de terre un bidon d’où émerge la silhouette d’un panneau. Pour être certain qu’aucune erreur n’a été commise, je demande le numéro. Une lampe tempête est tendue à bout de bras et pour la première fois j’entends prononcer le nom de « Bidon V ».

    LE 18 mai 1927, un convoi de 3 camions quittait Béni Tadjit pour rejoindre Bou Denib. Sur chaque voiture se trouvaient 4 tirailleurs d’escorte. René Estienne avait pris place sur le premier camion qu’il conduisait lui-même. Près de lui se trouvait le mécanicien Grimm.
    Soudain, à 14 h 30, au col de Belkacem, une vingtaine de djicheurs qui s’étaient embusqués, ouvrirent le feu sur le camion de tête qui, au cours de la marche, avait pris une avance approximative d’un kilomètre sur les deux camions qui le suivaient.
    René Estienne, atteint de deux balles à la tête, fut tué net à son volant. Les quatre tirailleurs furent également tués. Grimm fut seulement blessé et laissé pour mort. Dépouillé de ses armes, de ses vêtements et de ses chaussures, il avait tenté de s’enfuir dès qu’il s’était cru seul, mais aperçu par les djicheurs qui s’enfuyaient après avoir fait main basse sur les armes et les munitions, il fut rejoint dans des rochers coupants les pieds en sang, et achevé à coups de poignard.
    Le second véhicule, avec son moteur traversé par plusieurs projectiles, réussit à se replier avec ses occupants sur le dernier camion qui put rejoindre Beni- Tadjit pour donner l’alerte.
    Il fallut encore près de sept ans d’opérations militaires pour que la pacification du Sahara fût achevée par l’occupation des confins de Mauritanie.
    Le poste de Reggan, à l’entrée du Tanezrouft, appelé Bordj René-Estienne perpétue la mémoire du jeune pionnier.

 

Georges ESTIENNE.