La passion des frères Estienne
par Pierre VIRÉ
Le Petit
Journal n° 29.043 du 13 octobre 1942
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
TANDIS que Dagnaux bravait le Sahara en s'élançant dans son ciel, d'autres Français poursuivaient une conquête parallèle en rampant sur ses sables vierges...
Le voyageur qui, dès 1927, méconnaît l'âpreté de la lutte dont la récente conclusion lui permet de voguer de la Méditerranée au Niger à travers l'effrayant désert du Tanezrouft, passe la deuxième nuit de sa randonnée à Reggan, dans un étonnant asile : le bordj Estienne. Tout ici déroute l'observateur il s’attendait à un édifice du style oriental le plus convenu avec minarets, coupoles, ogives, arcades ; et il trouve un fortin : hautes murailles percées de meurtrières avec saillants, redans, embrasures et vigie. Il pense alors pénétrer dans une place forte ; mais dès l'enceinte franchie il se trouve au seuil d'un hall de palace international, où l'accueille un authentique guerrier chaamba qui porte sur sa djellaba immaculée, outre ses armes, les insignes du portier. Perplexe, il se hisse sur l'un des hauts, tabourets du bar étincelant et pavoisé où accoudé dans une attitude habituelle devant un whisky glacé, il croit retrouver enfin des notions familières, qui le fuient aussitôt.
L'atmosphère est complexe, indéchiffrable, à la fois inquiète et tendue, grave et enjouée. Le voyageur sent une joie réticente — et une menace — indéfinissable. II s'étale et se crispe, sur son siège. De plus en plus décontenancé, il cherche dans ses souvenirs, pour y stabiliser ses sensations, la référence d'impressions déjà reçues et classées. Club exotique de dilettantes oisifs ?... Ou mess colonial de conquérants ardents à mourir et à vivre ?... Palace international ?... Caravansérail ?... On ne sait. Tabac blond, alcools précieux : mais la porte s'ouvre à la désolation du désert ; tapis haute laine, éclatantes tentures « dankalis », fauteuils profonds, décor de luxe et de facilité, mais les murs strictement blanchis à la chaux forment le cadre austère d'un portrait d'adolescent souriant au regard ardent, souligné d'une dédicace et alors brusquement, l'ambiance se précise, se situe :
Le gouvernement porte à la connaissance de la nation la belle conduite de M. René Estienne. S'est consacré depuis la guerre à l’œuvre nationale de la liaison entre l'Afrique du Nord et l'A.O.F. A rendu des services éminents qui l'ont fait classer parmi les grands animateurs des liaisons transsahariennes, le 18 mai 1927, a été massacré par un djich dissident alors, qu'il se lançait à la découverte d'une nouvelle piste dans les confins de la région de Bou-Denib.
On a compris.
On n'est pas ici dans une boîte à usage de gigolos suaves et de névrosées oisives. On est à Reggan, à la gueule même de l'enfer que les frères Estienne ont bravé, exploré, annexé ; on est au seuil de l'Empire du silence, de la soif, de l'épouvante, sur le parcours des rezzous R’guibat. Le palace est un point d'eau fortifié, et sur sa terrasse idyllique les niches de géranium sont des nids de mitrailleuses ; l'architecture — l’« ensemblier »… — en est le grand ingénieur militaire qui créa la doctrine du char d'assaut, le général Estienne ; et le « décorateur », son fils René ; cette étrange « hostellerie » vient d'être créée à l'époque où les oasis du Touat sont encore l'objectif de prédilection des djich marocains...
Ce bar, décidément, n'est pas un banal débit d'alcools et d'illusions. Ses portes s'ouvrent à de tragiques réalités. C'est, dans une épopée obscure, un relais déguisé, la base de l'offensive contre la nature, le bastion de défense contre les hommes. C'est la fidèle matérialisation d'une volonté farouche et souriante. C’est dans l’espace et le temps une étape de cette course fanatique à la conquête des pistes sahariennes que, jusqu'à la mort, menèrent les frères Estienne.Une famille de pionniers
Dès l'armistice de 1918, le général Estienne ulcéré par le spectacle de la béate euphorie qui s'est abattue sur le peuple français, se préoccupe de trouver une activité vivifiante qui épargnerait à la France la dégradation des énergies suscitées par la guerre et désormais sans emploi. Il est passionnément encouragé dans cette voie par ses deux fils, Georges et René, que tourmente le besoin physiologique de l'action. Car la famille Estienne, d'origine lorraine, appartient à un groupe ethnique combatif et audacieux autant que ceux de Bretagne ou de Navarre, dressé depuis des millénaires sur la route naturelle des invasions. La guerre avait fourni à l'aîné, Georges, un exutoire à l'humeur guerrière de la race ; engagé à 18 ans, en 1914, dans les chasseurs à pied, il est passé dans l'aviation où il s'est illustré : médaille militaire à 20 ans, chevalier de la Légion d'honneur à 21 ans, il a terminé la guerre comme lieutenant. Mais, comme le remarque Rodney Gallop à propos des marins basques, « il ne fallait pas s'attendre à ce qu'une race si virile et aventureuse restât tranquillement à la maison... » En effet, la paix revenue, le .lieutenant s'effraye à la perspective de la vie de garnison. Quant à René qui, en raison de son âge, n'a pu faire la guerre, il est hanté du regret des occasions perdues et, tourmenté par les instincts ancestraux, il médite d'activités de remplacement.
Le mirage Transsaharien
Le général et ses fils, par réaction mutuelle, s'exaltent les uns les autres à l'idée d'une œuvre grandiose, la mise en valeur du domaine colonial français, et en particulier, l'exploration définitive du Sahara. Le « blanc de la carte » leur apparaît comme une intolérable vexation et les attire de tous ses-mystères à élucider. Ils rêvent de le biffer du trait qui sera piste, route ou rail. Ils sont à leur insu menés par les mêmes psychoses qui animèrent Lyautey : … être celui à la voix de qui des routes s’ouvrent, des pays se peuplent, des villes surgissent…
S’il eût suffi d'intrépidité, d'endurance et de sacrifice froidement envisagé, leur passion eût été immédiatement assouvie. Malheureusement, il se posait aussi une regrettable question de financement, et le général se heurta longtemps à l'incompréhension, à l'égoïsme, à la veulerie du capital français. Enfin, il parvint à intéresser à son idée M. Citroën, et en 1922, les. frères Estienne reçoivent le baptême de la piste sur le parcours Touggourt-Tombouctou effectué avec des voitures à chenille système Kégresse, en suivant l'itinéraire classique du Hoggar.
Après cette prise de contact, le général fonde, avec l'appui, financier de M. Gradis, la Compagnie Générale Transsaharienne, qui se propose rien moins que « la réalisation de toutes communications par voie de terre, de fer, d'air, entre les divers territoires de. l'Afrique française ». Si à l'époque le programme apparaît démesuré, c'est qu'il a été établi à la taille des animateurs ; mais en s'attachant immédiatement à sa réalisation, ils vont rapidement démontrer qu’il ne s’agit pas d’une utopie. Désormais, la vie des frères Estienne a trouvé sa figure de proue, et dans les solitudes brûlantes, ils vont poursuivre haletants le mirage du transsaharien.Études explorations
Dès l’automne de 1923, Georges Estienne est à la tête d’une mission qui se propose de couper le blanc de la carte — l’enfer du Tanezrouft — de Reggan à Tessalit par Ouallen à travers le grand mystère saharien. Georges Estienne recueille d’abord les indications d’un Maure capturé quelques années auparavant, Ould Abidine, dont l’existence s’est passée à conduire de la côte Atlantique au Soudan français les rezzous R’guibat. Cet aventurier des sables avait ainsi été amené, au cours de ses téméraires chevauchées, à contourner, à effleurer, à écorner le Tanezrouft, cet hallucinant « Pays de la soif » qui, dans la tradition des autochtones, correspondait bien au « blanc de la carte » des Européens.
Muni de ces renseignements, sans tenir compte des conseils consécutifs d’Abidine, et interprétant à sa façon les recommandations d’une administration prudente à l’excès, Georges Estienne se lança dans l’inconnu d’un monde unanimement redouté, avec son frère René, les lieutenants Alexandry et Hubel, les mécaniciens Prudhomme, Billy, Rebaud, Piat, les légionnaires Formitchow, Bourguignon, Sorbach et Grimm. Quatre voitures à chenilles Kégresse emmenaient le matériel, l’outillage, l’eau, les vivres, et un avion Nieuport-Delage à ailes repliables. L’expédition, s’enfonçant au cœur de cette terre interdite, atteignit Tessalit en se guidant sur le soleil (1), et revint à Ouallen en suivant ses traces. De ces vingt-trois journées d'angoisse constante, la mission ramenait un itinéraire direct et des conclusions formellement favorables pour l'établissement de la voie ferrée.
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(1) L’une des voitures avait été munie d’un compas d’aviation soigneusement compensé. Mais l’appareil s’étant révélé inutilisable en marche par suite des trépidations, il avait fallu imaginer un dispositif de fortune basé sur la variation horaire de l’azimut solaire pour conserver approximativement le cap voulu.Si le transsaharien reste un mirage, c'est désormais dans les bureaux des dispensateurs de capitaux que Georges Estienne doit le poursuivre. Car lieutenant de l’armée de l’air détaché au centre d’essais de Villacoublay, c’est pendant ses permissions qu’il peut mordre aux âpres joies du risque couru et éludé, vibrer aux exaltantes émotions de la découverte. Mais revenu à Paris, il lui faut surmonter les répugnances de sa nature altière pour essayer de susciter, à défaut de foi et d'enthousiasme, des compréhensions financières ; et ces écœurantes démarches constituent la rançon des randonnées dans l'infini des sables vierges.
Cependant, René améliore et aménage la nouvelle piste Reggan-Ouallen-Tessalit ; et en 1924 il emmène le général à Tessalit. Peu après, les efforts des deux frères reçoivent une première consécration : M. Gradis, qui est un usager aventureux de la route, et non un explorateur, utilise la nouvelle voie ouverte à la circulation.
Mais le général et ses fils ne perdent pas en congratulations un temps qui, comme à tous les hommes d’action, leur paraît vertigineusement fuyant. On met immédiatement à profit les enseignements donnés par l’expérience. On adapte des méthodes, on crée des techniques, on établit les bases d’une future exploitation. René Estienne, secrétaire général de la Compagnie Transsaharienne, poursuit avec acharnement l’œuvre amorcée par Georges retenu à Villacoublay.
Ébloui par la vision du fabuleux Niger à atteindre, obsédé par une perspective qui déjà n'est plus une chimère, le « secrétaire général » oriente cap au sud le capot de sa 6-roues. Car si, dans cette incessante poussée vers le sud, la partie la plus angoissante de l’œuvre a été réalisée sur le parcours Ouallen-Tessalit, il reste encore à établir un itinéraire hérissé de difficultés matérielles que seules pouvaient surmonter la foi à toute épreuve et l'inébranlable volonté d'un homme entraîné par sa chimère.
Au sud de Tessalit, à la lisière du Tanezrouft, l’explorateur s’est heurté à une région de haute brousse sèche sur le sol de laquelle les pneus ne laissent aucune empreinte ; il a déjà reconnu des obstacles infranchissables. C’est dans ce traquenard immanent que René va engager ses voitures : car de l’autre côté miroite le lointain Niger... Pour laisser trace de son passage, il doit imaginer d’accrocher des plaques de métal aux branches des arbustes rabougris ; et fréquemment, lorsque, trouvant le passage barré il est contraint de revenir en arrière pour tenter de forcer le barrage un peu plus loin, il cueille patiemment tous ses repères pour effacer la mauvaise voie péniblement frayée...
Pour la première fois dans les annales de la terre, ces solitudes éternelles retentissent du sourd ronronnement des moteurs. Des jours et des jours René Estienne et ses compagnons luttèrent ainsi en aveugles dans la forêt naine, opiniâtres comme des fourmis vouées par la nature à quelque incompréhensible et inéluctable besogne. Et au crépuscule de certains échecs de cette lutte rebutante, à la seconde de renoncement où, les moteurs brusquement muets, paraît encore plus profond le silence de sépulcre, le jeune pionnier, s’il eût été seul, eut pleuré de mâle rage. Tâtonnant, revenant, contournant, escaladant, le convoi progressait lentement vers le Niger. Mais lorsque, enfin, il laissa derrière lui la forêt d’épineux, de nouvelles épreuves l’attendaient encore dans le piège hérissé de la région des Markoubas (2). Des heures et des heures ils errèrent en vain dans ce chaos, totalisent d’Ouest en Est des distances considérables à la recherche des passages, pour gagner quelques kilomètres vers le Sud.
Des êtres sans idéal, de ceux qui se sont faits de la vie, facile un but résolu, eussent depuis longtemps conclu à l’impossibilité ; sans doute eussent-ils repoussé l’idée même de ce combat. Et tandis qu’Estienne et ses hommes éblouis râlaient de soif- et de rage dans la fournaise des Markoubas, des corps sans âme savouraient les conditions matérielles de leur existence physique, épanouis d’aise comme les mollusques baignés d’une eau propice. Certes, cette satisfaction animale, ils la goûtaient. Mais dans l’inviolable hiérarchie naturelle, à quels échelons inférieurs se vouent délibérément ces êtres à chairs flasques et à conscience molle... Et quelle pitié pour eux-mêmes s’ils avaient encore eu la faculté d’évoquer les masques émaciés, les muscles durcis, l’âme fiévreuse des hallucinés du grand fleuve !
Que peut représenter la futile coquetterie du vêtement, le banal rite quotidien du menu, la fade ivresse des nuits d’orgie auprès des ruées solitaires, des privations, des souffrances, de la farouche tension des muscles et de la volonté vers quelque rêve grandiose ?... Qu’est-ce même que l’éternelle poursuite et la possession prévue des femmes auprès de la conquête d’un monde, éphémère et dérisoire succès auprès d'une épopée qui modifiera les fastes de l’humanité ?... Et dans l’échelle des joies humaines, que peut peser la somme des sensations faciles, étiquetées, attendues de leurs soirées habituelles, mesurée à l'extase du pionnier au soir de la percée définitive ?...
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(2) Monticules très durs formés, par l’accumulation du sable sur des touffes de végétation, qui s’étendent sur une région de 100 kilomètres, au nord de Tabankort.
La piste Estienne
Car René Estienne, Grimm — son second — et leurs compagnons, ont fini par atteindre Tabankort, promontoire de vie sur la rive sud de l’océan saharien. D’une main que l’émotion a dû faire trembler, le vainqueur a coupé le blanc de la carte d’une ligne noire, fidèle reproduction de la trace que les frères ont inscrite dans le sable vierge, de Reggan à Tabankort, à travers les pièges, le mystère, et la désolation. De leur chimère ils ont fait une réalité, car Reggan est relié à la Méditerranée, et Tabankort au Niger. Et dès lors, la voie transsaharienne existe, par eux. René la parcourt, la savoure ; il l’abrège, l’améliore. Et dès novembre 1924, la piste Estienne reçoit la consécration officielle : le maréchal de France Franchet d’Esperey l’emprunte pour aller d’Oran à Gao sous la conduite des deux frères. Et, honneur d’exceptionnel caractère, Grimm, leur vieux compagnon de souffrance, a répondu de la vie de l'hôte illustre. Dès lors, envoûté par l’orgueil de l’utopie conçue, entreprise et concrétisée, René Estienne poursuit fébrilement la mission que lui a tracée le père. Il construit le bordj de Reggan, rectifie, améliore, abrège sans cesse le parcours. Il ne connaît plus d’obstacles ; il cherche la difficulté. Il prend des privautés avec les fléaux éternels, le désert, la soif, l’infini, le soleil. Abandonnant les points d’eau, il met le cap sur les astres et trace dans le sable un méridien terrestre — la piste définitive — qu’il balise avec des moyens dérisoires, des bouteilles vides qu’il sème derrière lui...
Bidon-V
C’est en 1926 que les deux frères fondent Bidon-V. Le lieutenant ayant obtenu une permission de quinze jours, il va la passer sur le domaine familiale, le Tanezrouft, et en profite pour réaliser un projet qu’ils ont à cœur : aménagement de dépôts d’eau et d’essence le long de leur piste, et balisage de ces postes de secours, disposés tous les 50 kilomètres, au moyen de-bidons vides numérotés : en partant de Tessalit vers Reggan. Dans une modeste brochure (3) Naissance de Bidon-V —qui retrace sèchement une partie de cette odyssée, Georges Estienne évoque la nuit historique où, dans le silence du grand désert, fut fondé le futur relais des liaisons transsahariennes. Il serait impie de reprendre, pour l’interpréter, ce texte dépouillé où perce la virile émotion des grands découvreurs d’horizons
« Il ne fallait pas traîner pour aller, à cette époque, de Paris à Tombouctou et retour en si peu de temps. Aussi, j’avais décidé de marcher au retour nuit et jour en profitant des traces fraîches laissées dans le reg par nos voitures, lors du voyage d’aller.
« Nous avions quitté Tessalit en fin de matinée avec un plein chargement de fûts d'eau pris à ce puits. Tous les 50 kilomètres le convoi s’arrêtait, et une réserve d'eau était enfouie dans le sol, à 100 mètres plein Ouest des repères topographiques constitués par les bidons vides disposés, le long de la piste. Chaque bidon était rempli de terre, et coiffé d’un panneau de bois portant un numéro gravé au fer chaud.
« Nous avons décidé de laisser à l’emplacement du campement de notre première reconnaissance de 1923, un dépôt d’eau important. Vers 1 heure du matin, nous nous trouvions arrêtés à ce point. J’avais profité de cet arrêt pour vérifier une des voitures qui nous donnait des inquiétudes et je rejoignais le groupe de travailleurs au moment où les fûts d’eau disparaissant dans le sable, mon frère René faisait rassembler les outils.
« Nous revenions vers les voitures, je compte machinalement mes pas, et je m’étonne de trouver une distance bien supérieure à celle de 100 mètres convenue.
« J’ai été frappé, m’indique mon frère, par la situation exceptionnelle de ce dépôt, situé sensiblement à mi-distance des points d’eau de Ouallen et Tessalit, et des régions habitées de Reggan et Tabankort, et encore à mi-chemin des postes algériens et soudanais d’Adrar et Gao. Je considère que ce dépôt est appelé à devenir un relais important sur la piste Reggan-Gao. Au moment de faire creuser la fosse, j’ai estimé préférable de placer, plus à l'écart cette réserve d’eau.
« Le pauvre garçon ne se doutait pas que la création de ce relais, qu’il entrevoyait à cette heure, se réaliserait plus rapidement qu’il ne le pensait ; mais qu’il ne la verrait pas.
« Nous arrivions aux voitures. Dans l’obscurité, on distingue le fidèle mécanicien Grimm achevant de remplir de sable un bidon d’où émerge la silhouette d’un panneau. Pour être certain qu’une erreur n’a pas été commise, je demande le numéro. Une lampe tempête est tendue à bout de bras, et, pour la première fois, j’entends prononcer le nom de Bidon V. »
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(3) Éditée par les « Publications du Comité de l'Afrique française ».Le rêve jamais éteint
Cette même année 1926, les deux pionniers provoquent une éclatante démonstration. Invitées par le gouverneur du Soudan, trois délégations des chambres de commerce d’Algérie vont se rendre à Gao. Celle d’Oran conduite par les frères sur la piste Estienne arrive en 100 heures de route, dont deux nuits ; celle d’Alger en 245 heures dont six nuits ; celle de Constantine, par l’itinéraire classique du Hoggar, en 254 heures dont sept nuits. Devant cette évidence, on ne peut plus hésiter, et le service transsaharien hebdomadaire est ouvert : désormais un voyageur peut aller de la Méditerranée au Niger en cinq jours sans s’étonner de ce que, trois ans auparavant, son voyage eût encore été du domaine de l’anticipation à la manière de Jules Verne.
On pourrait croire que, dès lors, le rêve des frères Estienne est éteint. Or, il n’en est rien. Et en fait, il ne le sera jamais : car ces hommes sont fils de cette race inquiète qu’aiguillonne perpétuellement le besoin de vaincre ; qui, jamais, n’assouviront complètement leur passion de création, et qui, arrivés aux limites du monde, tourneront instinctivement les yeux vers les planètes. Dès maintenant, ils envisagent de doubler le service terrestre par une ligne aérienne qui se prolongera jusqu’au golfe du Gabon. Cependant, ils poursuivent, toujours éblouis, le mirage de la voie ferrée, et ils s’acharnent à atténuer des scepticismes, à réveiller des ardeurs. Action décevante, autrement rebutante que leur course au Niger.
En attendant le rail, ils s’attachent à développer la circulation automobile sur la piste. C’est, comme toujours, par l’exemple que les deux apôtres prêchent leur cause : ils multiplient les démonstrations, aménagent de nouveaux parcours, perfectionnent chaque jour. Au cours d’une permission, Georges effectue un voyage de tourisme, de Paris à Fort-Lamy, en onze jours.
Emporté par sa Figure de Proue, en quête de nouvelles difficultés à surmonter, René s’est mis en tête de créer entre Colomb-Béchar et Bou-Denib une piste destinée à acheminer vers le terminus de la voie ferrée du sud oranais les produits miniers des confins algéro-marocains. Ces parages sont encore, à l'époque, parcourus par les djich dissidents ; et les rudes officiers méharistes des Compagnies sahariennes suivent avec une paternelle anxiété les pérégrinations du jeune illuminé ; ils brûlent du désir d’agir pour assurer la sécurité des itinéraires, mais les ordres ne viennent pas ; alors, ils multiplient les avertissements : « Méfiez-vous, disent-ils à René, vous passerez vingt fois, et puis un jour, vous tomberez sur un djich. » Ce danger, Estienne ne le méconnaissait pas. Mais il était dominé par sa passion créatrice, et rien ne pouvait l’arrêter. Comme tous ceux qui vivent dangereusement, délibérément exposés au péril, il souhaitait, il espérait la chance qui prolonge l’existence et la mène, de hasard en providence, jusqu'au but définitif — si tant est que, pour ces hommes, puisse exister un objectif final.« Les suivants passeront »
Mais son espoir n’était pas aveugle, et il admettait en toute lucidité la possibilité du coup dur : Eh bien ! tant pis... Si j’y laisse mes os, on saura pourquoi. Et les suivants passeront...
Les suivants passeront... : toute la courte existence du généreux Lorrain se résume en ces mots. Passer, là où personne n’est encore passé, pour que sur les traces il puisse y avoir des suivants. …être celui à la voix de qui des routes s’ouvrent… : il était celui-là, l’un de ceux-là. Avait-il, de la bouche même de Lyautey, recueilli l’aveu de ce tourment intérieur, de cette révolte de l’énergie captive ? Peut-être pas : car il était un fils de cette race virile et aventureuse que l’atavisme pousse irrésistiblement, sur des voies convergentes, aux mêmes fièvres, aux mêmes audaces ; une race qui, mise en cage dans la facilité, dégénérerait si ses fils n’en brisaient perpétuellement les barreaux dorés pour s’élancer sur les routes exaltantes du danger.
Mais au soir d’un accablante journée de prodigalité musculaire et nerveuse, alors que, dans quelque poste isolé du sud, une indéfinissable ambiance a engendré cette rare, poignante communion des cœurs voués à la même cause, à la même menace, René Estienne s’est laissé aller à une exceptionnelle confidence : Tout ce que je souhaite si je tombe sur un djich, c’est d’être tué net d’une balle à la tête.
Ce vœu suprême devait être exaucé. Le 18 mai 1927, il était parti de Beni-Tadgit à la tête d’un convoi de trois camions escortés de douze tirailleurs algériens. À ses côtés, se trouvait son vieux compagnon des périls sahariens, le légionnaire Grimm. Emporté par sa juvénile impatience, ou peut-être poussé par quelque instinct de chef-né, il avait pris de l’avance sur les deux autres véhicules. Vers 14 h 30, le camion qu’il conduisait atteignait le col de Belkacem dans les parages de Bou-Denib, lors que brusquement une fusillade nourrie crépita. René Estienne s’affaissa sur son volant, le front troué de deux balles. Les quatre tirailleurs d’escorte furent tués net. Grimm, blessé, fut sauvagement achevé au poignard. Le second camion criblé de balles réussit à se replier sur le dernier qui put rejoindre Béni-Tadgit et donner l’alerte.Mort au champ d’honneur
René Estienne est mort au champ d’honneur. En tombant sur le volant même de l’engin qu’il conduisait vers de pacifiques conquêtes, il a trouvé au terme de son farouche combat la mort naturelle des hommes de sa trempe. Sur ses traces, « les suivants » ont passé. La civilisation française s’est enfoncée dans des territoires nouveaux.
Car le combat des frères Estienne n’a pas cessé à la disparition du cadet. Quittant aussitôt l’armée pour prendre la place du disparu, l’aîné a voué sa fraternelle douleur à l'achèvement de l'œuvre.
Et il l’a poursuivie jusqu’à ce que sa colère sacrée l’eût mené aux limites de l’Empire (4).
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(4) Jusqu’au golfe de Guinée par une ligne aérienne vivant de ses propres ressources, jusqu’au Tchad par voie de terre et d’eau. Le long de la piste Estienne le mirage du chemin de fer transsaharien va prendre corps. Et au centre d’une désolation qu’on pouvait croire irrémédiable, les constructeurs de la voie ferrée ont fait jaillir l’eau à Bidon-V…Figures de proue...
Estienne, perpétuellement brûlés de la fièvre d’action ; Dagnaux, Arnoux, fiers vainqueurs évadés du marécage ; Guillaumet, Le Duff, Reine, envoûtés par la mystique de l’Esprit de la ligne ; et tous les autres, tous les anonymes du ciel, du désert, des jungles et des mers...
Du Renard Basque à l’Aigle des Andes, les Français n'ont pas dégénéré. Mais ils ont perdu leurs Figures de Proue...
Figures de Proue, sculptées sur âme au burin de l’hérédité, ciselées de subconscient, palpitantes d’atavisme et enluminées de rêve... Figures de Proue, immatérielles cariatides de nos luttes, de nos élans, de nos mirages... Figures de Proue, impérieuses messagères des grands ancêtres, vous étouffez dans la fange de nos scepticismes.
Car Vercingétorix, et Jeanne d'Arc, et Surcouf survivent en Guynemer, en Mermoz, en Dagnaux, en Estienne. La race des Pellot n’est pas éteinte.
Mais, angoissée, elle attend du Rédempteur qu’il retrouve, redore, et lui rende ses Figures de Proue.
FIN