Nos avions militaires

Extraits de «Auprès de ma bombe» de Antoine SCHWERER,
Direction des Applications Militaires du Commissariat à l’Énergie Atomique.
mise en ligne sur Internet en mars 1990 par Pierre BILLAUD

 

..

 

    On ne dira jamais assez le travail surhumain accompli par les aviateurs. Volant sans arrêt d'Orléans à Reggan, puis retour, avec le temps strictement nécessaire pour l’entretien courant et prenant leur sommeil où ils pouvaient, les aviateurs furent bientôt à bout et leurs avions aussi. On peut dire que l’escadre d’Orléans tout entière fut mise sur les « boulets ».

    Le Breguet Papa/alpha avait quatre moteurs ; du moins au décollage, car peu d’agents de la DAM peuvent certifier avoir atterri avec ce même nombre. Le plus souvent c’était le chiffre trois qui était valable. Le voyage type de cet avion était le suivant : Décollage du Bourget à 9 heures - Atterrissage sur trois moteurs à Istres ou Marignane - Redécollage sur quatre moteurs - Atterrissage à Alger puis décollage et arrivée à Reggan.

    Au retour, tout allait bien jusqu’à Alger. Puis l’une des hélices s’arrêtait et l’on se posait au Bourget sur trois pattes.

    Célèbre, le Papa/alpha termina sa carrière à Reggan : Un jour en atterrissant, il quitta la piste et fut hors d’usage, à la suite, je crois me le rappeler, d’une rupture de train d’atterrissage. Il resta là, longtemps, ses débris servant de magasin de pièces de rechange pour les autres Breguet.

    Les Noratlas étaient robustes mais... fatigués. Un jour, un dimanche pour être précis, nous attendions le départ d’un Noratlas vers Paris. Il était 6 heures. Parmi nous, « Kléber », chef d’un important service de Paris, et « Sylvain » de l’État-Major de Robert, le Directeur Adjoint de la DAM. Aux alentours de 7 heures 30, l’adjudant de service faisait savoir que l’avion était en panne et ne pouvait décoller : « Qu’à cela ne tienne, nous dit cet homme éminent, nous attendons un Nord qui vient d’Alger et repartira aussitôt ».

    « Aussitôt » égale 10 heures 30, pensâmes-nous, mais nous nous trompions car l’avion éclata un pneu à l’atterrissage et Reggan n’en avait pas de rechange. Il fallait en faire venir un de France.

    « Qu’à cela ne tienne, nous dit l’adjudant, un autre Nord est attendu pour 10 heures 30 et repartira aussitôt ».

    « Aussitôt égale 12 heures 30 s’écrièrent tous les passagers ; où allons-nous déjeuner ? » (souci bien français).

    C’est qu’il n’était pas question, à cette époque, de se procurer des sandwiches, du moins sans « combine » hautement secrète...

    L’avion se posa impeccablement, mais refusa d’embarquer le moindre passager car il n’était pas doté d’équipement « saharien », c’est-à-dire qu’il ne possédait pas les réserves d’eau, de vivres et de couvertures réglementaires. Ces sages précautions devaient permettre la survie en cas d’atterrissage forcé et étant donné l’état du matériel...

    « Qu’à cela ne tienne, décida l'adjudant, un autre Nord arrivera vers 12 heures 30 et repartira aussitôt ».

    Du coup, ce fut une envolée vers la salle de restaurant car le repas commençait (pour la DAM) à 12 heures 30. En étant dans les premiers et en faisant vite, on pouvait espérer ne pas manquer le décollage.

    Vers 13.h 30 après nous être fait copieusement enguirlander pour avoir quitté l’aérodrome, nous étions autorisés à passer dans le « parc d’attente. C'était une enceinte de bois permettant de séparer les « élus » (les partants) du reste du vulgum pecus (les spectateurs). Ce parc remplaçait la traditionnelle salle d’embarquement, de même qu’une tente remplaçait les bureaux (par la suite une véritable petite gare aérienne fut organisée).

    C’est à 15 heures 30 que nous décollâmes, l’équipage ayant, à juste titre, pris le temps nécessaire pour se sustenter.

    Aussitôt partis, et dans l’euphorie du retour, mon voisin me dit : « Si tout va bien, nous serons à Alger pour dîner et vers 1 heure du matin à Paris. À moins que l’équipage ne décide de coucher dans la métropole française d’Afrique ».

    Les paris s’étaient engagés là-dessus lorsqu’au bout de 45 minutes de vol, l’un des deux moteurs jugea qu’il en avait fait suffisamment. Nous avions eu à peine le temps de nous en apercevoir que le chef de bord faisait irruption dans la cabine et nous intimait l’ordre formel de ne pas nous déplacer et d’attacher nos ceintures. Bien que nous n’ayons rien senti, nous pouvions constater d’après la position du soleil que nous retournions à Reggan.

    Une demi-heure plus tard, fatigués d’avoir scruté le sol en nous demandant mutuellement si nous ne perdions pas d’altitude, nous nous posions sur le terrain de Reggan, sur un seul moteur avec une douceur extraordinaire. Incapable de reprendre de l’altitude s’il ratait son terrain, incapable de freiner avec ses moteurs, et par suite forcé d’atterrir lentement, le pilote avait pris toutes les précautions possibles et fait preuve d’une adresse dont nous le félicitâmes.

    Il était dans les 16 heures 30.

    « Qu’à cela ne tienne, nous dit l’adjudant, le Breguet Papa/alpha arrivera demain matin à 7 heures 30 (car il est en panne à Alger). Il repartira aussitôt ».

    En effet, le lundi soir, vers minuit, le bon vieil avion nous déposait triomphalement au Bourget. Sur trois moteurs seulement, comme d’habitude.

    Un autre voyage de retour, resté célèbre, concerne un personnel fort intéressant : les secrétaires de la DAM. Dans le chargement, on pouvait voir en effet quelques-unes de ces dames et demoiselles, et des « huiles », dont Valéry lui-même, lequel devait faire ensuite une carrière éminente. De Reggan à Alger, tout s’était bien passé. Toutefois, la longueur de l’escale avait été de mauvais augure et il était de toute évidence que les moteurs donnaient du souci au mécanicien.

    C’est en plein milieu de la Méditerranée que l’un des moulins s’arrêta et comme, de plus, il faisait très mauvais temps, nous n’en menions pas large. L’officier, chef de bord, fit prendre les mesures de sécurité que tout le monde connaît. Parmi elles, comme vous le savez, figure le rite de retrait des chaussures. « J’ai horriblement froid aux doigts de pied » rouspétait une secrétaire, tandis qu’une autre gémissait sur le sort de ses bas.

    « Je ne sais pas nager » murmurait une des filles avec un sourire (extrêmement jaune).

    Cependant à Paris, des parents, femmes et maris attendaient. Comme d’habitude, ils étaient arrivés au Bourget à 16 heures (l’avion serait peut-être en avance, n’est-ce pas ?) et s’ennuyaient.

    À l’heure du dîner, ils apprenaient que l’avion avait été en panne à Alger ou qu’il y était peut-être encore. Le tuyau venait d’un jeune sergent au cœur tendre qui avait eu connaissance du fait et pris sur lui de renseigner tous ces braves gens.

    À 22 heures, on sut que l’avion était reparti d’Alger mais... qu’il y avait des ennuis. Un peu plus tard, le jeune sergent murmura, confidentiellement, qu’un Nord était « en difficulté » au-dessus de la Méditerranée. Mais n’était-ce pas un autre avion ? Surtout, pas d’inquiétude ni d’affolement.

    C’est à 2 heures du matin que parvint la nouvelle de l’atterrissage de l'avion : « Probablement à Marignane Messieurs-Dames ». Mais était-il reparti ? Nul n’en savait rien. C’est pourquoi les parents, maris et femmes s’installèrent sur tous les sièges qu’ils purent trouver et achevèrent la nuit dans l’aéroport parisien.

    Le record de durée de vol Paris-Reggan appartient à un Noratlas dans lequel un des directeurs de la DAM avait pris place : Bernard.

    Le lundi..., après un superbe départ, à l’heure pour une fois, l’avion alla se poser... à Orléans. En effet, le mécanicien avait repéré un échauffement d’huile anormal dès l’envol et, après tout, Orléans était la base de l’escadre et fort bien outillé.

    C’était exact cette histoire de bon outillage et, après une escale (un peu prolongée pour pouvoir déjeuner), le vol fut repris : « Pour Alger ou Oran selon le temps qu’indiquera la météo ». Mais ce fut à Toulouse que l’avion se posa car l’un des moteurs avait un petit quelque chose... Une bonne nuit dans l’aérodrome permit à nos voyageurs d’être en forme à l’aube le lendemain. Direction Oran ou Reggan.

    C’est à Colomb-Béchar qu’ils passèrent la seconde nuit car le vent de sable empêchait de se poser à Reggan. Présents dès 7 heures dans l’aérodrome de Béchar le lendemain mercredi, ils attendirent, ils attendirent... Ils attendirent que la Météo donnât l’autorisation d’envol pour Reggan. Probablement parce qu’il eut pitié des pauvres voyageurs, ou voulut les distraire, l’officier de la Météo permit ce décollage au début de l’après-midi.

    Comme de juste le vent de sable était toujours aussi fort et l’avion revint à Colomb-Béchar. « Cette fois, j’en ai assez, dit le pilote, je ne repartirai que lorsque je saurai qu’un autre avion se sera posé sur le terrain ».

    À 19 heures 30 le Papa/alpha, parti le matin de Paris atterrissait sans encombre à Reggan. Le temps que la nouvelle se propage, que l’équipage se décide, que tout le monde embarque... et c’est à 23 heures 30 que Bernard et sa troupe foulait le sol du désert.

    Ils n’avaient mis que 63 heures pour relier Paris à Reggan.