Journal des voyages et des aventures de terre, de mer et de l'air - n° 20 du 11 juillet 1946
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

DANS LE TANEZROUFT INONDÉ
QUAND IL PLEUT
À BIDON-V

par le Père M.-H. LELONG

Le Journal des Voyages publiera bientôt le reportage d’une randonnée transsaharienne
qui évoquera le Tanezrouft et sa capitale de Bidon-V sous leur visage habituel. Le récit
pittoresque et inattendu que nous offrons aujourd’hui à nos lecteurs semblerait incroyable
s’il n’était garanti par la personnalité de l’auteur du
Sahara aux Cent Visages. Ceux que
laisserait perplexes le portrait de ce cent-unième visage du Grand Désert n’auraient qu’à
demander des précisions, à l’Observatoire d’Alger, sur le phénomène météorologique
(un anticyclone) qui s’est passé, dans le Sahara occidental, le mercredi saint 21 avril 1943.

 

    LE Tanezrouft n’est certainement pas la région du Sahara qui voit le moins souvent descendre l’eau du ciel. Les indigènes du Tidikelt prétendent qu’on a vu s’écouler une période de vingt ans sans pluie... Il faudrait s’entendre sur ce mot. En tout cas, il est bien certain que le Mzab n’a pas été arrosé de 1914 à 1923. J’ai connu le Hoggar dans une de ces effrayantes périodes de sécheresse : depuis cinq ans, la rosée céleste n’avait pas désaltéré les montagnes calcinées de l’Atakor, et les Touareg poussaient leurs troupeaux vers le sud d’Agadès, à la recherche des pâturages.
    Au désert des déserts, cette étendue de sable et de gravier, sans trace apparente de vie, qui s’allonge de Reggan à Tessalit, par-delà la frontière soudanaise, sur quelque huit cents kilomètres, le « Pays de la peur et de la soif », quelques légères et fugitives ondées rafraîchissent un instant, d’année en année, l’atmosphère embrasée. Pourtant, de mémoire de vieux blédard, on n’avait vu, au cœur du Tanezrouft, ce qui nous était réservé.
    Sachez d’abord, hommes du Nord, qu’en ce printemps de 1943 le Sahara occidental est le théâtre de fantaisies étranges. Cela commence dans la région de Béni-Abbès : des terres avares, tout juste capables de supporter çà et là quelques durs épineux et cette herbe tout en racines du « drinn », sont couvertes de fleurettes blanches. Ailleurs s’épanouissent des corolles jaunes, que mon carnet de notes appelle audacieusement le pissenlit du désert. On en disserte à perte de vue, le soir, sur les terrasses de « toube » des popotes militaires d’Adrar, d’Aoulef et de Timimoun, de ce printemps enchanteur qui s’est trompé de parallèle.
    — J’ai vu, dis-je, après la limite de l’annexe de Colomb-Béchar, le reg coloré par place d’un léger frottis vert tendre, comme un duvet impalpable qui ondulait au vent du soir avec des reflets de jade.
    — C’est extraordinairement rare ! s’écriaient les méharistes en débouchant en mon honneur la dernière bouteille d’anisette. (On en est toujours, là-bas, au dernier flacon de cet élixir éminemment saharien !)
    Après Adrar-la-Rouge, en bordure du désert 100 p 100, du désert absolu, que nous avons quitté à 2 heures du matin, le Tanezrouft nous a pris, et il n’y a rien à en dire, d’abord parce qu’il n’y a rien dedans et secondement pour la raison suffisante que tous mes lecteurs ont traversé le Tanezrouft, au moins par la lecture. Cette excursion ne représente d’ailleurs plus aujourd’hui un exploit aventureux, sauf quand on y est aux prises avec les éléments déchaînés.
    Dans la matinée, nous avions croisé le car luxueux de la Transsaharienne, qui remontait du Sud, tout blanc, avec son profil de frégate et ses hublots de verre fumé. Il en descendit une beauté, en sarrouel immaculé, qui me fit songer aussitôt au jeune cygne de Walt Disney, dans l’histoire du malheureux petit canard, lorsqu’à la fin du film, en cinglant dans l’étang aristocratique, il considère superbement, avec une moue dédaigneuse, la flottille de ses frères inférieurs, les canetons. Nous étions bien misérables, en effet, dans notre vieux et dur camion transsaharien, ouvert à tous les vents, portant aux flancs deux guerbas, ces outres en peau de chèvres, qui pendaient comme des chiens crevés. L’élégante poupée aux ongles d’émail carminé rentra dans sa boîte pour ne pas se faner, et notre Renault démarra en crachant grossièrement son haleine empestée de noir mazout...
    Depuis des heures, le désert fumait. Une gaze de vapeurs blondes bruissait à fleur du sol, et puis le vent s’éleva, et tout le paysage mordoré qui fuyait dans une gloire lumineuse devint une féerie fantastique.
    Soudain la machine stoppa, il se fit à l’avant un brouhaha insolite : quelqu’un dévissait l’extincteur d’incendie. « Descendez ! Descendez tous ! », ordonnait une voix. La voiture flambait.
    De longues flammes s’élevaient de la cabine du chauffeur ; d’autres léchaient le dessous du camion. Le moteur n’était plus qu’un brasier.
    — Tout va y passer, me confie en courant le conducteur, un maître mécanicien, un vieux roulier de la piste, et il jetait à pleines brassées du sable sur la machine en fusion.
    — Sauvez les bagages !
    Des valises et des vêtements volèrent à travers la fumée.
    — L’eau ! Sauvez l’eau !
    On roula un fût en dehors de l’incendie. Une passagère déclara plus tard que nous avions « frisé la tragédie ».
    Ma foi, pour éviter de trop gros mots, on peut avancer que la scène avait du caractère. Un camion qui brûle, en plein Tanezrouft, entre la balise 250 — à l’embranchement de la piste d’Ouallen, où un radio alsacien nous avait reçu si gentiment dans son gourbi de tôle qu’il était en train de calfeutrer de sacs à terre — et Bidon-V, dont nous étions encore éloignés de 200 kilomètres, c’est plus corsé que le même accident sur une route départementale de France. Nous étions accompagnés de cinq jeunes enfants de six à onze ans et d’une délicieuse petite Yarmila de trois ans, dont le nom, en tchèque, signifie la « fleur du printemps » qui s’en allait, comme ça, rejoindre son papa, missionnaire protestant au Cameroun.
    Enfin, tout ce sable, que nous jetions à pleins casques, étouffa le brasier, et cela se termina dans de la tuyauterie dessoudée, du cambouis et une nuit sur le désert. Une cigogne égarée et épuisée voletait misérablement autour de notre groupe. « Porte-bonheur », dit quelqu’un. Hélas ! elle était bien avariée, la cigogne du Tanezrouft.
    Et il y eut un soir, et il y eut un matin, mais un de ces matins livides qui se leva longuement dans je ne sais quelle lumière diffuse qui ne venait de nulle part et donnait, à cette double étendue morne de la terre et du ciel, également plats, une teinte vague et irréelle, comme si le monde était vide de sa substance. On retrouve parfois ce climat dans les romans de Charles Morgan.
    Parce que les chauffeurs transsahariens tiennent dans leurs mains noires la puissance des démons de la mécanique, le miracle s’accomplit, et l’on entendit à nouveau la musique, maintenant délicieuse à nos oreilles remplis de sable, du moteur au gas-oil.
    — Moi, dit Yarmila, je veux embrasser M. Abadie.
    Et, sur sa joue d’Éthiopien, plus sombre que celle de Méga, le boy de Gao, notre sympathique chauffeur, reçut immédiatement sa récompense.
    À force de kilomètres et d’autres kilomètres encore de Tanezrouft, indéfiniment semblable à lui-même, nous arriverons cette nuit au relais de Bidon-V. On rêve d’eau fraîche et de lit de camp. Que la neige des Vosges et des Alpes était merveilleuse naguère ! Et bonne et amie de l’homme, cette bière de Munich qui vous remplissait le corps de béatitude ! Une douche, rien qu’une douche glacée, et je serais le plus heureux des mortels ! Une lueur passe à l’horizon : c’est le phare ! Non, ce n’était pas le pinceau du phare Vuillemin qui balaie l’horizon « à plus de cent kilomètres » dans les livres et à soixante dans la réalité, c’était seulement l’orage. Des éclairs déchiraient le ciel, comme au Palais de la Découverte, et je vous assure que cela ne manquait point d’allure.
    « Il va pleuvoir », dit quelqu’un. Que ne dit-on pas dans un de ces camions au long cours ! Nul ne prit garde à la plaisanterie, mais bientôt nous sûmes que l’eau n’est pas moins redoutable que le feu, quand elle tombe au désert. D’abord de grosses gouttes chaudes qui nous amusèrent, et puis, mes amis, une averse, une trombe, un déluge sans fin. Les écluses du ciel étaient rompues au-dessus du Tanezrouft. Le reg devenait mou et spongieux ; le sillon de l’ornière tournait au labour profond ; il y eut des embourbements à l’échelle du pays, et des « crechbas » (ces poutrelles en bois de palmiers), que le graisseur coinçait entre les roues jumelées, des efforts désespérés de la mécanique et le démarreur qui refuse ses services.
    J’ai oublié de noter que nous avions perdu la piste. On allait de ci de là, en quête d’une trace de pneu parmi les foudrières. Ceux et celles qui avaient le plus de raison de se taire parlèrent abondamment. Nous avions peut-être brûlé la station et nous nous étions fourvoyés dans la région d’Aguelock... J’avais une boussole et l’on discuta pour savoir si l’aiguille bleue marquait le nord ou le sud. On maudit les Ponts et chaussées du Sahara qui économisaient chichement les balises. (De fait, une plaque de tôle tous les dix kilomètres, c’est peut-être l’affaire d’un avion, mais c’est nettement insuffisant pour une voiture qui rampe la nuit, quand le ruissellement de l’eau a tout nivelé.) On maudit la Compagnie de transport qui se moque des vies humaines, et l’on maudit je ne sais plus qui encore. Après quoi, il n’y eut plus qu’à se résigner à passer une nouvelle nuit à la fraîche, tandis que les eaux d’en haut rejoignaient les eaux d’en bas. Nous frisions de plus en plus la tragédie.
    Nous sortîmes pourtant de cet enlisement, puisque je vous le raconte, et c’est d’ailleurs l’inconvénient majeur d’un récit de cette sorte que de ne jamais épouvanter complètement le lecteur, car il sait bien que les choses s’arrangeront, sans quoi personne ne les lui raconterait.

    Sachez donc que nous sommes arrivés le lendemain à Bidon-V, en tirant des bordées pour éviter les foudrières et contourner les mares, les lacs et les marécages du Tanezrouft. Le train de Dumbo l’éléphant — le meilleur des dessins animés de grand métrage, par Walt Disney, que les U. S. A. ne se résignent pas à nous envoyer, comme le pâtissier gourmand mangeait lui-même ses petits fours quand ils étaient trop bons, — l’adorable petit train du cirque ambulant ne faisait pas plus de cabrioles que nous.
    Nous regardions avec rancune la petite Tour Eiffel de Butagaz, qui avait observé le plus strict black-out, sous couleur qu’il n’y avait plus de butane sur le marché. Nous saluâmes avec reconnaissance les spacieuses cabines métalliques, très « bains de mer », qui nous attendaient auprès des deux carrosseries-hôtel déposées là en 1930, en même temps que le distributeur d’essence, le panneau de signalisation de la Shell et la manche à air.
    Cela, c’était le Bidon-V des temps antiques. Depuis le forage du fameux puits artésien, la ville ouverte de Bidon-V, devenue le port Cortier, connaît une vie intense.
    Des radiotélégraphistes communiquent avec Adrar, Colomb-Béchar, Gao... Les seules ondes qu’ils négligent sont celles qui apportent les nouvelles d’au-delà du désert, où les hommes deviennent des bêtes. Une courroie de transmission placée sur deux poulies, trois tours de manivelle, et la pompe déverse l’eau du tube qui remonte, des entrailles de la terre, à 180 mètres, de l’eau salée.
    M. Menchikoff entreprend maintenant un forage qui va profiter de l’eau magnésienne. Afin d’appeler la nappe souterraine, il faut, en effet, beaucoup de liquide. Un lieutenant dunkerquois, qui a des yeux et un nom d’Espagnol, garçon si débordant de vie qu’il serait capable de ressusciter le plus mort des pays, a dû apporter ici, de Tessalit, à 290 kilomètres, 400 000 litres d’eau pour le premier forage. Le trépan est prêt, et bientôt il va ausculter le sol et le guérir de son hydropisie.
    En attendant, le puits d’eau de mer nous offre une douche. Des ablutions à Bidon-V, lecteurs du Nord qui avez l’eau courante à tous les étages, concevez-vous ce miracle ?
    L’ingénieur spécialiste en géophysique, un Breton de Paimpol, nous fait les honneurs de sa cité avec un humour si charmant qu’il nous fait presque oublier ce que représente d’intelligence, de volonté, de courage, l’aménagement de ce poste perdu au fond d’un des pays les pays les plus hostiles à l’homme.
    Vite, qu’on nous montre le palmier du Tanezrouft. Oui, il y a un palmier à Bidon-V, non point un palmier de zinc comme à Port-Étienne, mais un palmier encore dans les langes, que l’on regarde au fond d’un baril percé, trempant dans l’eau saumâtre. Certes il est bien chétif ; il tiendrait, comme le baobab de Tarascon, dans un pot de réséda, mais il vit et il est vert. Il y eut aussi, paraît-il, un épi de blé qui a mûri dans les mêmes conditions, mais nous arrivons après la moisson.
    Nous descendons dans des sortes de catacombes que l’on dispute au sable. Au fond du trou, deux hommes somnolent dans la fraîcheur. Ah ! les palabres qui se tiennent dans ce souterrain, qui fait penser à la retraite d’Antinéa au cœur de sa montagne taraudée ! Avez-vous déjà mangé des souris vivantes ? Non ? Eh bien ! c’est un délice de Lucullus. Lorsque j’étais en Chine à prospecter du pétrole, l’hôte nous présenta, au cours d’un banquet, un nid de souris nouvellement nées. Les convives saisissaient une à une les bestioles toutes nues, leur croquaient la tête et dégustaient ensuite le reste. Il y avait, auprès de cette table de mandarins, un singe emprisonné dans un carcan. Quand le moment fut arrivé dans l’ordonnance de ce repas fastueux, notre amphitryon s’approcha du singe et, posément, ainsi qu’on ouvre un ananas, il fit sauter la boîte crânienne de la bête qui pleurait comme un enfant, et les dîneurs se régalaient, à la cuiller, de la cervelle toute chaude du singe vivant, etc...
    Qui donc recueillera les histoires terrifiantes et drôles du pays de la peur et de la soif ?
    Tandis que les passagers transsahariens s’abîmaient dans une sieste sans fond, nous avons aéré nos esprits en grimpant au sommet de la tour métallique (35 mètres), d’où l’on tient, dans un regard, un horizon immense comme la mer et parfaitement uniforme.
    Peu de promenades variées aux environs, c’est vrai, mais on s’attache à ce pays. Un soudeur suisse est installé avec sa femme. Le géophysicien paimpolais, qui a juré de créer ici une oasis après avoir cherché du pétrole un peu partout autour du globe, est en train de se construire une maison de « toube » à double cloisonnement. L’eau magnésienne permet ce luxe inouï de faire du mortier aussi précieux que cette argile dont parle Lawrence, avec laquelle avait été construit ce château de haute Syrie, par je ne sais plus quel prince d’Orient, pour une femme qu’il aimait. Ses murailles de terre avaient été pétries non pas avec de l’eau, mais avec des essences de fleurs. Reniflant l’air comme des chiens, les guides conduisaient le colonel, de salle croulante en salle croulante, disant : « Voici le jasmin ; voici la violette ; voici la rose. » Mais Dahoum l’entraîne plus loin, dans l’embrasure de fenêtres béantes : « Venez sentir le parfum le plus doux. » Et ils aspirent à pleine bouche le souffle vide du désert qui était né quelque part au-delà du lointain Euphrate et, pendant des jours et des nuits, s’est traîné sur une herbe morte. Rencontrant son premier obstacle en ce palais ruiné élevé par la main des hommes, il paraissait s’attarder alentour avec de puérils murmures : « Voilà bien le meilleur parfum, dirent les guides, il n’a pas de goût. »
    Cette page prestigieuse des « Sept Piliers de la Sagesse » me revenait là-bas, au centre du désert le plus parfait du monde, après ceux du cercle polaire, où le vent indompté avait encore moins de goût que le souffle des plaines de Bagdad. Le Tanezrouft est sans parfum — sauf hier, quand il sentait le sable mouillé, — il ne donne pas plus à l’odorat qu’à l’ouïe et à la vue : c’est le désert absolu. Voilà pourquoi, je pense, l’esprit y est plus libre et plus léger. Suivant le mot des « Seven Pillars » sur les Arabes qui ont un sens aigu de cette pureté qui naît de la raréfaction : « Senteurs et luxe ne valaient pas pour eux une pureté où l’homme n’avait point de part. »
    Un coq se pavane : il est le seul de son espèce dans un rayon de quatre cents kilomètres, et il le sait. Une poule appelle ses poussins :
    — Deux de mes poussins ont été noyés par la pluie, déclare non sans fierté, le roi de Bidon-V, mais j’en ai sauvé un. Un poussin noyé au centre du Tanezrouft, comme Isabelle Eberhardt dans l’oued d’Aïn Sefra.
    Un travailleur indigène est malade. Avant-hier, il s’apprêtait à mourir.
    — Est-ce à la tête que tu souffres ?
    — Oui, répond faiblement le moribond. On lui donne des cachets d’aspirine.
    — As-tu mal aussi au ventre ?
    — Oui.
    — Voici de la quinine.
    — Et j’ai encore mal partout.
    Cette fois on lui administre une bonne dose de dagenan qui est bon pour toutes les infections.
    Le malade prend tous les médicaments à la fois et il guérit.
    Nous nous recueillons au cimetière, sur la tombe d’une petite fille de cinq ans, morte ici alors que ses parents la ramenaient du Soudan.
    Le car du Sud arrive et dégorge son contingent de coloniaux qui rentrent vers la côte. Charitablement, ils initient les nouveaux de notre expédition à la vie de là-bas, et il n’est question que de foie et d’entrailles, de paludisme et d’ophtalmie, de vers de Guinée et de mouches tsé-tsé, de la fièvre jaune qui vous guette et de mille balivernes deux fois intolérables dans un tel lieu. Bien entendu, l’eau est toujours contaminée et la farine charançonnée. Tout ce monde a d’ailleurs l’air de se bien porter.
    Les naufragés du Tanezrouft recommencent le récit de leur voyage pathétique, le feu, l’eau, la piste perdue, toutes la tragédie que nous venons de friser. Les éditions de cette équipée sensationnelle ne sont pas épuisées. Il est vrai que nous avons connu des déboires singuliers, mais l’une de ces honorables personnes a brisé son miroir avant de partir, une autre aussi ; alors, n’est-ce pas, tout s’explique.
    Et, moi, je pense à la sagesse de mon ami le boy aux lèvres épaisses et au fin sourire, lorsque, au plus fort de l’enlisement dans les boues du Tanezrouft, un de ces voyageurs, qui souffrait de n’avoir pu se laver les dents depuis quatre jours, se lamentait vainement sur son sort, comme les filles de Jérusalem, alors qu’il peinait avec les poutres de palmier et le mortier saharien.
    — Tu es bien fatigué, hein, Gao ?
    Et Gao (qui, de son vrai nom, s’appelle Méga) répondit doucement :
    — Oh ! ça, madame, ça ne se dit pas.