FilmMagazine : revue de l'art cinématographique, théâtral et musical n° 101 du 28 septembre 1948
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 


Jean Saunal, dont c'est le premier film, est le héros de REZZOU, que Émile-J. Moniot a réalisé dans un bordj saharien et dans le désert. Jean Saunal qui incarne un officier français, ressemble étonnamment à Rudolph Valentino... Fera-t-il une aussi grande carrière que son illustre modèle ? (Photo Comptoir Français du Film)

 

 

22 JANVIER 1948

 

    Nous quittons Ouargla dans la matinée avec un convoi de quatre camions dont les noms suivent : « Pluton », « Mercure », « Aldebaran », « Émilie ». Chaque camion est conduit par un indigène accompagné de son graisseur. Comme compagnons de voyage nous avons une femme, deux officiers du génie, un sous-officier radio, 3 légionnaires et un futur méhariste, qui tous descendent à Ghât, terminus de notre voyage.
    À 100 kilomètres de Ouargla, la piste est recouverte d'une couche de sable de plus de 50 centimètres. Le premier camion essaie de franchir le passage difficile, mais malgré son équipage spécial il s'ensable, et il en sera de même pour les autres véhicules qui passeront sur des échelles placées devant les roues, la journée se passe sans autre incident marquant, et nous baraquons pour passer la nuit à 50 kilomètres de Fort Lallemand, premier poste que nous rencontrons sur la piste, nous nous trouvons réunis autour d'un feu de bois qui nous éclaire en même temps qu'il cuit notre Chorba.
    Le repos terminé, nous creusons dans le sable un trou dans lequel nous répartissons les braises de notre feu, ces braises sont ensuite recouvertes de sable sur lequel nous nous allongeons enroulés dans nos couvertures et nos cochabios, afin de passer la nuit. Malgré ces précautions, nous sommes frigorifiés au bout de quelques heures, et c'est avec un réel soulagement que nous voyons l'aube du 23 janvier poindre à l'horizon.


23 JANVIER

 

    Après avoir réchauffé les moteurs des camions à l'aide de feux allumés sous les carters, nous reprenons la piste à sept heures en direction de Fort Lallemand où nous arrivons à dix heures. Ce fort, construit par les zouaves et occupé par la Légion Étrangère pendant très longtemps, est aujourd'hui désaffecté en tant que base militaire, sa garde est assurée par un indigène. Un camion du convoi ayant besoin d'une réparation, qui demandera plusieurs heures, nous décidons de déjeuner ici avant de repartir, nous prélevons quelques boîtes de conserves dans notre cantine à vivres et nous nous installons à l'intérieur du fort. Le repas terminé nous montons sur la terrasse du fortin, le spectacle est unique, des dunes de sable se dressent de tous côtés et, perdues parmi ce décor, deux tombes solitaires, celles de deux Sahariens. Nous quittons Fort Lallemand à treize heures, notre prochain objectif est Fort Flatters, dont nous sommes séparés par 390 kilomètres de sable truffé de fesh-fesh (1). Après avoir roulé pendant deux heures, nous entrons dans le Gassi-Touil, redoutable partie du grand Erg Oriental qui s'étend sur 350 kilomètres de longueur et atteint par endroit la largeur de 20 kilomètres.

 


Jean Saunal, Tadjra et leur metteur en scène Émile-J. Monniot

 

 

    À dix-huit heures, nous décidons de nous arrêter, il fait déjà nuit, notre campement est à peine installé qu'un fort vent de sable s'élève ; nous établissons rapidement un rempart à l'aide de nos cantines, nous restons derrière cet abri jusqu'au matin.

 

24 JANVIER

    Nous nous sommes retrouvés ce matin recouverts d'une épaisse couche de sable, car le vent a soufflé avec une violence terrible jusqu'au lever du soleil, le froid était également de la partie et les graisseurs des camions ont fait dégeler l'eau des jerrycans pour faire le plein des radiateurs. Pendant toute la journée nous roulons dans le même décor, du sable à perte de vue, il faut tenir compte des traces de roues des passages antérieurs, les courbes sont les témoins de la lutte du chauffeur contre l'ensablement.
   À certains moments, nous voyons sept balises en même temps, ces balises étant placées tous les kilomètres, nous voyons donc à sept kilomètres ; vers 9 heures nous rencontrons le puits asséché de Tartrat ou en 1933 une caravane de cent personnes a été anéantie par la soif. Vers midi la chaleur devient insupportable, les mirages apparaissent à l'horizon, nous avons l'impression que les dunes flottent dans un lac qui s'éloigne ou fur et à mesure que nous approchons ; peu après nous traversons l'oued Tanezrouft (2) où les vestiges de la Préhistoire sont en abondance (troncs d'arbres-silicifiés, fossiles, dessins rupestres, etc., etc.). Vers 16 heures, nous quittons la piste de Ghât pour descendre sur Fort Flatters que nous apercevons à plus de 15 kilomètres, la route qui conduit à l'oasis a été taillée dans le flanc de la montagne et laisse apparaître des couches de schiste de diverses teintes (rose, rouge, verte, etc.) qui sont du plus heureux effet dans un lieu aussi sauvage. Nos camions dévalent la pente à tombeau ouvert sons prêter la moindre attention au ravin que nous frôlons dangereusement dans les virages, ni à l'état de la route qui ressemble à une tôle ondulée aux ondes très accentuées. Nous arrivons enfin à l'étape où nous sommes reçus par le Chef de poste qui met à notre disposition un local pour passer la nuit.


25 JANVIER

 

    Remis de nos fatigues précédentes, nous quittons Fort-Flatters (3 ) à 8 heures, notre prochain objectif est Ghanat dont nous sommes séparés par un désert de pierres de 270 kilomètres. Ce désert surplombe ici célèbre Hamada de Tinghert qu'aucun être humain n'a encore réussi à traverser. Nous roulons sur un lit de rocailles et traversons constamment des oueds asséchés où nos véhicules prennent des positions très dangereuses pour leurs voyageurs et pour notre matériel. Vers midi nous nous arrêtons pour déjeuner, mais la chaleur est telle que nous nous réfugions aussitôt sous les camions pour manger nos boites de sardines et notre singe traditionnel ; le vent souffle et nos conserves, les boites à peine ouvertes, sont recouvertes d'une fine couche de sable. Nous repartons vers 14 heures, la chaleur est torride (60 à 65°), la terre flambe littéralement, les camions semblent suspendus entre ciel et terre, en une heure nous avons couvert 15 kilomètres. Quel succès ! Mais bientôt « Aldebaran » se trouve immobilisé par l'éclatement d'un pneu avant qui s'ouvre sur 40 centimètres, entraînant le véhicule dans un ravin, le chauffeur s'accroche au volant et réussit à s'arrêter avant la catastrophe, il était temps, la roue est enfoncée profondément dans le sol à un mètre du précipice ; pendant la réparation nous nous allongeons à l'ombre du camion, mais les pierres sont tellement chaudes qu'il nous est impossible d'y rester et devons remonter dans les cabines, la réparation effectuée nous nous remettons en route et roulons dans les mêmes conditions jusqu'à la nuit. Nous avons couvert aujourd'hui 145 kilomètres dans des conditions très dangereuses.

 


Une image caractéristique de rezzou : beauté, mystère, grandeur...

 

 

26 JANVIER


    Au lever du soleil, le thermomètre marquait — 5°. Nous repartons vers 7 heures, le terrain où nous roulons est toujours aussi rude, les pierres sont éclatées par les. différences de température qui atteignent 70°. Nous arrivons à Ghanet vers 14 heures. Un chantier du Génie est installé, des indigènes dirigés par des militaires font une piste qui permettra aux camions de traverser une dune sans ensablage.
    Nous quittons Ghanet vers 16 heures et franchissons des dunes pendant 30 kilomètres, nous roulons dans du sable jusqu'à la nuit et baraquons vers 18 heures ; la journée a été très chaude et nous n'avons eu que très peu d'eau à boire, les camions en faisant une grande consommation.

27 JANVIER

 

    Départ à 7 heures en direction du puits d'Isendgel où nous espérons pouvoir faire notre ravitaillement en eau et faire un peu de toilette, car nous commençons à en avoir sérieusement besoin. Vers 9 heures, le Siroco se met à souffler avec violence, les lèvres nous brûlent à un tel point que nous n'osons plus ouvrir la bouche, nos gorges sont desséchées, et toujours très peu d'eau à boire, les camions tombent en panne à tour de rôle, les conducteurs bataillent avec les pompes à mazout qui grippent sous l'action du sable. Il en sera ainsi pendant toute la journée, nous espérions atteindre Isendgel ce soir, mais en raison de nos nombreuses pannes nous sommes pris par la nuit avant d'y arriver et devons camper à 30 kilomètres du puits.

28 JANVIER

 

    Nous quittons notre campement à 7 heures et arrivons au puits d’Isendgel vers 9 heures, ce puits auquel nous pensons depuis plusieurs jours. Les graisseurs s'affairent autour des bétillas qu'ils remplissent de cette eau tant attendue Malheureusement pour nous, nous n’avons pas le droit d'en boire car cette eau est parait-il très magnésienne et donne la dysenterie. Il nous faudra attendre le prochain puits pour boire à notre soif, aux dires des conducteurs elle sera potable. Les bétillas étant pleines, nous quittons Isendgel, mais nous roulons sur une épaisse couche de sable. Nous en sommes quittes pour dégager les roues afin de mettre les échelles sur lesquelles il faudra rouler pendant plusieurs centaines de mètres. Il est midi et nous nous installons pour le déjeuner, quand nous voyons deux Touaregs qui viennent à notre rencontre, ce sont les premiers êtres vivants que nous apercevons depuis Ohanet, ils ont été attirés par le bruit et la fumée que nous laissons derrière nous, ce sont des nomades qui ont leur campement dans les parages, par la suite ils nous vendront deux chèvres que nous mangerons ce soir en méchoui à la mode Tackoiset (Tripolitaine).

 


Beauté des silhouettes sans l’immensité du désert…

29 JANVIER

 

    La nuit a été moins froide que les précédentes, Tackoiset étant situé dans une dépression de terrain, seuls les chacals qui ont hurlé toute la nuit à quelques dizaines de mètres de nous ont troublé notre sommeil. Nous prenons place dans nos camions respectifs, si tout va bien nous coucherons ce soir au chantier du Génie de Tackioumet où, paraît-il, des difficultés nous attendent : le passage de trois dunes réputées difficiles à franchir. La matinée se passe sans grands incidents. À midi, nous restons dans les cabines pour manger nos conserves, car à l'extérieur la chaleur est intolérable ; nous repartons vers 13 heures pour nous arrêter bientôt, « Émilie » ayant cassé un arbre de transmission. Aux dires des indigènes, ce sont les mauvais génies qui peuplent cette région qui sont la couse de cet accident. La réparation effectuée, nous démarrons à nouveau, nous roulons actuellement dans un oued dont le fond est recouvert d'énormes pierres, les camions piquent du nez, se redressent, se plient, s'enfoncent et grincent de tous leurs organes. Vers 17 heures, nous nous trouvons devant les trois dunes annoncées comme redoutables, les chauffeurs tiennent un conseil de guerre afin de savoir comment ils vont les attaquer. Après une longue discussion, ils se mettent d'accord pour passer à un endroit où le sable parait assez tassé, malgré cela ils s'ensableront et devront franchir les trois dunes sur les échelles, ce qui demandera deux bonnes heures ; nous arrivons au chantier de Tackioumet à la nuit.

 

30 JANVIER

    Nous quittons Tackioumet à 7 heures pour Serdelès, à 120 kilomètres de Ghât où nous espérons arriver ce soir vers 11 heures, une petite palmeraie se profile à l'horizon, c'est Serdelès, nous n'en croyons pas nos yeux. Depuis Fort-Flatters, dont nous sommes à 1 000 kilomètres, nous n'avons pas vu un seul palmier. Nous approchons rapidement et franchissons bientôt les portes. de Fort Testu où le Chef de poste nous attend, notre arrivée ayant été signalée par un guetteur depuis une heure. Après les présentations d'usage, nous revêtons nos tenues sahariennes, car la tradition exige que nous nous présentions ce soir à Ghât dans une tenue impeccable. Nous quittons Serdelès à 14 heures, il nous reste 120 kilomètres à parcourir pour atteindre Ghât, nous devons y être à 18 heures si tout va bien. Peu après le départ, les ennuis commencent, « Pluton » s'arrête à plusieurs reprises, il s'arrêtera bientôt définitivement, le vilebrequin s'étant rompu et ayant défoncé le carter du moteur, il devra être pris en remorque jusqu'à Ghât où nous arrivons à 21 heures après avoir parcouru 1 700 kilomètres depuis Ouargla.
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(1) Fesh-fesh : sable ayant la consistance de la farine et se dérobant sous les roues des camions.
(2) Oued asséché, il n'avait pas plu depuis quatre ans dans ces régions.
(3) Fort Flatters — Appelé également Temasini (surtout sur les cartes).

 


Sous un soleil de plomb, la caravane marche...



Une prise de vue délicate par le metteur en scène et un assistant improvisé.

 


La séquence de la fête de l’Achoura termine le film. En voici une très belle vue.


Ne dirait-on pas Fantômas, jouant du poignard dans le désert ?

 

    RÉALISÉ avec le concours de la Compagnie Méhariste du Tassili de Ajjers, ce film a été tourné entièrement en extérieurs, à Ghât (Région du Hoggar), où le premier tour de manivelle a été donné le 7 février 1948...
    ...Et le 1er avril les cinéastes prenaient le chemin du retour.
    Cette production du Comptoir Français de Productions Cinématographiques a pour auteur Émile-J. Monniot, avec le concours de André Palau pour les dialogues et de Jean Martin comme chef-opérateur.
    L’histoire se passe à Ghât, dans le Sahara.
    Le lieutenant Saval (Jean Saunal) se prépare à rentrer en France où l’attend sa fiancée.
    Tadjra, la jolie femme indigène qui tient sa maison et qui l’aime, s’emploie à retarder ce départ. Saval est appelé chez le Capitaine Chef de Poste qui lui remet un message apporté par un Targui, annonçant l’attaque d’un petit détachement aux abords d’un puits.
    L’officier retarde son départ en congé et part à la poursuite du rezzou à la tête de ses sahariens indigènes. Bientôt c’est le premier contact... Saval est blessé.
    Le sous-officier indigène prend le commandement du groupe qui continue la poursuite, laissant auprès du lieutenant, Saoud, son ordonnance, et les deux radios qui vont essayer de réparer le poste portatif, un Chef Targui, fait prisonnier, réussit à s’enfuir emportant la réserve d’eau.
    Les messages restent sans réponse. L’inquiétude règne au bordj, où, depuis plusieurs jours, on est sans nouvelles. L’état du blessé s’aggrave ; la soif se fait cruellement sentir. Les deux méharistes-radios vont tenter d’atteindre le poste. Le vent de sable se lève. Saoud est obligé de tuer le dernier chameau. Enfin l’avion qui les recherche découvre les rescapés et signale leur position.
    À l’infirmerie du Poste, où l’on a ramené le blessé, une transfusion est tentée. Trop tard. Saval succombe à ses blessures.
    Tadjra, désespérée, se jette du haut d’un rocher, tandis que la Fête de l’Achoura, célébrée par les indigènes, fait retentir la palmeraie du bruit infernal des chants, des cris et des coups de fusils.

 


Tadjra, jeune indigène qui est l’héroïne féminine du film

 


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    Ghât (se dit Rhât) est une petite oasis située en Tripolitaine, plus exactement au Fezzan, conquise par la colonne Leclerc au cours de son raid vers le nord et située entre deux chaînes montagneuses : le Tassili et l’Akakous. Elle fut pendant des siècles et jusqu’à ces dernières années le point de départ de nombreux « Rezzou », c’est pourquoi le réalisateur Émile-J. Monniot l’avait choisie ; de plus, depuis l’occupation française, elle est le siège de la Compagnie Méhariste du Tassili des Ajjers. Cette compagnie ayant sous son commandement tous les pelotons Méharistes du Tassili et du Hoggar.
    L’équipe de « Rezzou » eut quelques jours, après son arrivée, pour repérer les angles favorables à leurs prises de vues, et trouver également les artistes indigènes. Les femmes les plus jolies furent réunies et le réalisateur put choisir parmi elles celle qui devait tenir le rôle de Tadjra, la femme indigène de l’officier Saval.
    Pour la décider il fallut palabrer de longues heures et ingurgiter de nombreux verres de thé à la menthe au son des Ghaïta.
    On dit même que Jean Saunal, qui ressemble à Rodolph Valentino et à Errol Flynn, lui fit un peu la cour...
    Le rôle de Saoud, très important, l’ordonnance de Saval, fut attribué à un rezzieur authentique, Amor Djériri, que le livre du Capitaine Lanney : « Képis Bleus », a rendu célèbre.
    Des indigènes civils furent également engagés pour aider l’équipe technique et transporter le matériel pendant les prises de vues.
    Le premier tour de manivelle eut lieu le 7 février, dans la maison d’un officier, transformée en studio.
    Et c’est le 28 mars que le dernier tour fut donné.
    Plus de 6 000 mètres de pellicules avaient été tournés.
    Une belle équipe avait ainsi pendant deux mois fourni un effort remarquable pour arriver au but : faire un film. Mais pour cela il fallait passer par des conditions d'existence fort pénibles, avec un ravitaillement uniquement composé de conserves, un travail qui s’étendait du lever au coucher du soleil, et en subissant de nombreux vents de sable qui mirent les nerfs de tout le monde à rude épreuve.
    Mais gageons que Émile-J. Monniot, Jean Saunal et leurs camarades ont rapporté avec « Rezzou » une provision de beaux souvenirs.